Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

Walter Swennen

Walter Swennen - 2016 - Hic Haec Hoc [FR, interview]
, 27 p.




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Hans Theys


HIC HAEC HOC
Quelques propos de Walter Swennen, provoqués et ordonnés par Hans Theys



ENFANCE

La semaine passée, les égouts étaient cassés et j’ai pu me rendre compte que l’odeur du purin est comme une madeleine de Proust pour moi. Enfant, lorsque ma mère allait accoucher et qu’on m’envoyait passer des vacances dans une ferme à Mollem, j’aimais prendre place dans le trou de la citerne à purin, qui se trouvait sur une charrette. Je me sentais comme un commandant dans un char d’assaut.

Entre Mollem et Merchtem, le chemin de fer faisait une courbe. On voyait le panache de fumée s’approcher avant de voir le train.

Lorsque mon frère Franz et moi allions à Mollem en train, les compartiments étaient comme l’intérieur d’une diligence. Il n’y avait pas les petits halls d’entrée comme aujourd’hui. Les portes donnaient directement dans les compartiments. Il n’y avait pas de couloir. Les Indiens nous attaquaient. Ils venaient
de Jette et ils nous poursuivaient jusqu’au bord de l’agglomération. On pouvait baisser les vitres à l’aide d’une lanière en cuir, comme la lanière sur laquelle les coiffeurs aiguisent le rasoir avant de te couper la barbe. Il fallait faire attention aux escarbilles crachées par la locomotive.

Ma sœur morte s’appelait Nadia Liesbeth Carola. Elle était née le 15 juillet 1944 et elle est décédée le 29 août de la même année. 

Je suis né à Forest, en 1946, dans une maison à côté de la prison, où étaient mes grands-parents maternels. Ma grand-mère avait été directrice d’une école à Ganshoren. Mon grand-père travaillait dans l’administration. Ils n’ont pas été en contact avec les Allemands, mais ils ont tous les deux été membres du VNV. Ils ont envoyé leur fils au front de l’Est. Mon père était ingénieur. Il a travaillé pour Siemens, avant et pendant la guerre, à Dunkerque.

Nous avions une double vie : avec deux langues et avec une famille visible et une famille invisible.

Lorsque j’avais cinq ans, mes parents ont changé de langue pour effacer le passé. D’un jour à l’autre, je ne comprenais plus personne. Grâce à ce changement de langue maternelle, j’ai compris que le monde n’avait pas de sens
et que je ne devais pas m’en occuper. Ce que je n’arrive toujours pas à faire.

Je me suis vengé lors d’une réunion de famille. J’avais moins de dix ans.
Mon père allait s’asseoir pour présider la table et j’ai tiré sa chaise. Je croyais que tout le monde allait rire, mais mon humour a été mal compris.

Après la guerre, mon père a dû avoir le sentiment d’être victime d’une injustice puisqu’il n’avait fait que son travail d’ingénieur. On ne peut quand même pas laisser un port sans électricité ? C’était quelqu’un de très sérieux, mais par moments, il faisait une petite pitrerie de quelques secondes. Après il redevenait sérieux. Cela n’était précédé et suivi de rien. Il devait avoir une conscience souterraine du non-sens de l’existence. Parfois, il récitait un poème, que j’ai retenu à force de l’avoir entendu :

« ha ha
il rire le bête avec son jaune figure
et ça être pas sa tour
la gare elle faire tutuut
et le train partir sans lui »


On était plutôt sidéré quand il faisait ça. Je ne lui ai jamais demandé d’où
ça venait.

Il racontait aussi des plaisanteries d’ingénieur : « La physique c’est quand
ça tombe. L’électricité, c’est quand ça frotte. La chimie, c’est quand ça pue. »
Un jour, il a acheté un enregistreur et il a enregistré sa voix. Quand il a entendu son accent, il est sorti de la pièce et il n’a plus jamais touché à l’enregistreur. Il croyait qu’en France, les gens ne pouvaient pas entendre d’où il venait.

J’aimais bien quand mon père expliquait des choses. Par exemple, le jour où il m’a expliqué que le chaud et le froid, c’était la même chose. Plus tard, j’ai associé cela à quelque chose que j’avais lu sur la substance chez Spinoza.
Un commentateur dit : « Nous sommes en Dieu comme la table est en bois ».

Mon père aimait bien résoudre des problèmes. Pas des problèmes de tous les jours, mais des questions techniques. Tu voyais qu’il avait de la ressource,
qu’il pouvait imaginer des solutions auxquelles on n’avait pas pensé.

Un jour, il m’a sauvé la vie. Je m’étais retrouvé à l’hôpital avec un pneumothorax. Pour te guérir, ils te mettent un tube dans le poumon pour qu’il se regonfle. Après trois semaines, il n’y avait toujours pas de progrès. Le médecin avait réintroduit le tube en disant que si ça ne marchait pas cette fois-ci, il allait devoir scier mon sternum et m’ouvrir. Ma sœur, qui venait me rendre visite, avait emmené mon père. Mécontent et absent, il regardait la pompe à air au pied de mon lit. Et au bout de vingt minutes, il a dit : « Cette machine ne fonctionne pas ». On m’a changé de chambre pour me raccorder à une autre machine et j’ai guéri.

Le système D, ça vient de lui : c’est né d’une économie d’après-guerre.

Mon frère ainé était surnommé « pei ficelle ». Il arrangeait tout avec des bouts de ficelle, il arrivait toujours à tout arranger. Le système D, c’est dans les gènes.

Hier je parlais à un chanteur, qui me racontait qu’il avait besoin d’un public pour chanter. Je lui ai répondu que je ne savais pas peindre en présence de quelqu’un. C’est comme si peindre était un acte clandestin : tu ne veux pas être pris en flagrant délit.

Ma mère avait une grande admiration pour un oncle qui peignait et qui vivait à Hasselt. Il s’appelait Gaston Wallaert. Il voulait devenir marin, mais il était trop faible. Le premier jour d’un stage sur un bateau il s’est cassé la jambe. Il avait une petite santé. Il était soutenu par le pasteur du village. Lorsqu’il est né, on croyait qu’il allait mourir. Sa grand-mère, qui vivait à la campagne, est venu le chercher, vêtue d’une cape noire. Elle l’a emmené et sauvé. Au-dessus de la cheminée se trouvaient une photo de ma petite sœur morte et un tableau de Gaston qui s’intitulait La jeune fille et la mort. J’ai toujours cru que ma mère avait posé pour ce tableau. Elle laissait planer le doute là-dessus. Elle a dû faire son œdipe avec cet oncle-là. C’était une bourgeoise rêveuse, elle rêvait de la bohème. La vie de mon oncle n’a pas été facile. Il a perdu un enfant et à la fin de sa vie, il est devenu aveugle.

Ma mère voulait que je devienne peintre, mais j’ai résisté jusqu’à l’âge de 35 ans. Cela participait d’un fantasme chez elle. Elle m’a fait suivre des cours de peinture auprès de la peintre Claire Fontaine. En même temps, ma mère s’inquiétait pour mon avenir. La vie bohème, c’est bien, mais pas pour toute la vie.

Je n’ai aucun souvenir d’avoir fait des confidences à ma mère. Tout ce qui m’arrivait, je le gardais pour moi. Elle est morte en 1970, quand j’avais 25 ans. 


JEUNESSE

À 17 ans, j’ai commencé à étudier la philosophie à la faculté de Saint-Louis. Parce qu’il n’y avait pas de bâtiment, ils avaient converti une ancienne salle de théâtre en salle de cours. C’était assez baroque, un peu fellinien. Les filles étaient bêtes et inaccessibles, elles avaient de l’or sur elle et elles portaient des tailleurs Chanel.

C’était l’année académique 1963-64. On avait cours de Monseigneur Van Camp, qu’on appelait la veuve noire. C’était un curé intellectuel d’avant-garde, qui nous faisait lire Heidegger et qui organisait aussi les conférences de Saint-Louis. Ainsi, au mois de mars, j’ai assisté à une conférence de Michel Foucault. Les notes de cette conférence ont été copiées sur stencil par moi. Récemment, elles ont été publiées au Brésil par l’intermédiaire de mon ami Jean-Robert, dit « Bob », Weisshaupt qui a fait sa vie comme prof au Brésil et qui m’a qualifié d’archiviste dans une note en bas de page. J’ai fait la connaissance de Bob dans un café à côté de l’école. À part lui, il y avait aussi Robert Yves, dit « Boby », Gérard, un homosexuel militant, chose encore dangereuse en ce temps-là.

Le but de cette école, c’était de faire deux années de candidature. Après tu allais à Louvain. Cependant, après cette première année de philosophie, je me suis inscrit à l’académie, dans la section gravure.

À l’académie, on n’avait pas de cours le matin, ce qui m’a rendu oisif, mais très vite, j’ai trouvé des occupations. D’abord, j’ai trouvé un boulot dans une
librairie de livres anciens, rue du Trône. Mon travail consistait à faire des fiches bibliographiques. Je travaillais à l’étage avec un vieux monsieur qui lisait son journal et qui faisait des commentaires. De cette époque-là, j’ai gardé un livre que j’avais trouvé dans le magasin. Il figure dans la section mysticisme de ma bibliothèque. (Elle n’est pas très grande, cette section.) Il s’agit du Livre tibétain de la grande libération de Padma-Sambhava, avec une préface de cette crapule de Jung. J’aimais bien le livre, parce qu’il commence par : « Samaya ; gya, gya, gya / E-ma-ho ! ». Il contient aussi beaucoup de notes. Et si tu le regardes de loin avec des binoculaires retournées, c’est presque du Lacan.

Puis, mon père m’a proposé de confectionner des plaques de polyester pour construire des comptoirs. Avec son partenaire, il avait un atelier dans lequel ils avaient isolé une partie. Il y avait de gros ventilateurs. J’avais un assistant, un vieil Espagnol. Il y avait des tables en formica qui servaient de moules pour les plaques. D’abord, on coulait une fine couche de polyester. Puis, moi, je devais choisir dans une charrette des pierres de toutes tailles, couleurs et qualités et en faire une composition sur la première couche qui, finalement, était recouverte d’une deuxième.

L’académie, ce n’était pas du goût de mon père, ça ne lui plaisait pas du tout. On se disputait beaucoup. En principe, ces études duraient trois ans, mais pendant la troisième année j’ai abandonné et je suis allé vivre à Louvain pour y étudier la psychologie, comme ma sœur Liesbeth, qui avait un an de moins que moi. Cela m’a permis de retrouver mes mauvais camarades de Saint-Louis. C’était comme Pinocchio qui fait la connaissance de ses deux mauvais camarades, qui fument des cigares.

À la fin des années soixante, mes amis du groupe Accuse et moi-même sommes allés à Amsterdam où nous avons logé sur la péniche des provos.
Le premier provo que j’ai rencontré ne comprenait pas comment cela se faisait que je ne parle pas le néerlandais tout en vivant à Bruxelles. Cela m’a touché. Nous sommes aussi allés à Londres, où j’ai rencontré Bob Cobbing, qui faisait de la poésie concrète. Le travail de Cobbing a été très important pour moi, si je peux me permettre de dire cela. Il y avait, par exemple, le magnifique poème :

wan
do
tree
fear
fife
seeks
siphon
eat
neighing
den
elephan’
twirl


J’en ai fait une traduction en français :

inde
œufs
droit
goîntre
zinc
sucette
huitre
neveu
disco


Pendant le même séjour, j’ai vu une exposition de Jim Dine : 30 ou 40 œuvres sur papier, des aquarelles je crois, et des objets ordinaires qu’il avait argentés ou bronzés. Les œuvres sur papier étaient toutes de même format et elles représentaient toutes des bites. Ça s’appelait : Souvenirs of London … J’avais déjà vu un tableau de Dine à Bruxelles, mais ceci était différent …


DEVENIR PEINTRE

Un jour, Jan Sack m’a rappelé l’ancien dicton que l’art peut te sauver de la prison et de l’asile. Si tu voulais survivre sans voler, tu pouvais devenir un peintre et si tu te comportais bien, on ne te prendrait pas pour un dingue.

Lorsque j’étais jeune, les artistes étaient censés être des gens louches et irresponsables. Aujourd’hui, un artiste est un petit entrepreneur.

J’ai cultivé un certain mépris pour les peintres. Bête comme un peintre, je disais. Quand j’étais adolescent, je peignais moi-même, mais ça me semblait beaucoup plus honorable d’écrire, de développer des idées.

Pour moi, il n’y avait pas énormément de prestige lié à la peinture, alors que
la philosophie !

La peinture ancienne m’a toujours emmerdé. L’histoire de l’art me faisait chier. Ces images m’emmerdaient.

Un jour, ma mère m’a emmené voir une exposition dans une galerie à l’avenue Louise. C’étaient des natures mortes avec des fleurs. À un moment donné, je me suis retrouvé à quelques centimètres de distance d’un tableau. Je voyais une partie du tableau qui était censée ne rien représenter, entre la soucoupe en terre cuite et la signature, là où il n’y avait plus d’image et où on ne pouvait voir que de la peinture. Ce fut un éblouissement, une découverte, un autre monde, quelque chose qu’on ne voit pas d’habitude.

A partir de mes 14 ans, pendant trois ans, j’ai suivi des cours de peinture chez Claire Fontaine. J’y allais trois ou quatre fois par semaine. Elle peignait au couteau. Elle aimait bien les effets de matière et les manières rapides de peindre. À cette époque régnait encore le grand débat entre les abstraits radicaux et ceux qui voulaient sauvegarder le lien avec la tradition de la peinture en réduisant les formes figuratives à des surfaces coloriées. Claire Fontaine employait l’expression : « L’abstrait d’accord, mais il faut arriver à l’abstrait ! » Oui, l’abstraction était en position « agoniste » à l’époque … Claire peignait des paysages très schématiques, un peu comme Nicolas de Staël et Maurice de Vlaminck. Un arbre se faisait au couteau : hop !, une surface verte de trois centimètres sur dix … J’avoue que j’aimais bien peindre des paysages … Pour le reste, elle m’apprenait comment faire une couleur, comment créer une matière plus dense, comment utiliser des pinceaux différents, etc. Ensuite, elle m’a appris quelques règles sur l’incompatibilité de certaines couleurs à cause de leur composition chimique …

Le premier tableau abstrait que j’ai vu en vrai était de Jean-Paul Riopelle (1923-2002). C’était un peintre canadien, un tachiste, de la même génération que l’abstraction lyrique. Il rendait les gens perplexes parce qu’il ne travaillait qu’au couteau. Les feuilles des arbres dans ces tableaux avaient la forme du couteau. Je venais de terminer le collège et j’avais fait une fugue à Paris. J’avais emporté une valise en carton avec une couverture. En faisant du stop, j’avais rencontré un homme qui m’avait conseillé de rester là-bas. « Ce n’est pas difficile », avait-il dit, « tu préviens tes parents et tu viens vivre à Paris ». Voilà une chose à laquelle j’ai échappé … Viktor von Weizsäcker affirme que notre conduite peut être guidée par des choses qu’on a évitées : tu traverses la rue et tu ralentis légèrement, parce que si tu continues à la même vitesse, tu te feras renverser par une voiture. Souvent, on fait des choses pour que quelque chose ne se produise pas. On se rend au boulot, on descend du bus, on sait que c’est par là, mais on part dans l’autre direction, sans hésitation, sans avoir l’impression d‘avoir pris une décision. C’est pour cela qu’on n’est jamais sûr de ce qui s’est vraiment passé en peignant. Est-ce qu’on a vraiment pris des décisions ? Et pourquoi ? Pour arriver à quelque chose ou pour en éviter une autre ? 

Cela ressemble au ‘Widerwille’ de Stirner, je trouve, la ‘disinclination’,
en anglais, ou la ‘mauvaise volonté’, en français. Fuguer, c’est aussi une façon de réaliser sa mauvaise volonté. Et puis, il y a le refus des figures de style, la contrariété, la vie clandestine, le mensonge, l’insincérité de Broodthaers et la double vie du Titien, qui fait semblant de faire des portraits ou des scènes traditionnelles, alors qu’il se défoule en peignant librement la robe de Diane. Il fait semblant de produire des images, mais il fait des tableaux.

J’avais déjà fait quelques objets et quelques peintures. J’avais une chambre chez mes parents, que je pouvais employer comme atelier et dans cette chambre se trouvait un petit chevalet que des amis de mes parents m’avaient offert. Il y avait une planche qui venait avec ça. Sur cette planche, j’ai peint un portrait de Brigitte Bardot et j’ai collé une boite cylindrique de VIM et un petit accessoire avec une ventouse (que les gens employaient dans leur voi-​-ture) où on mettait juste une fleur. Bardot avait donc un vase avec une fleur sur la figure. J’avais aussi fait un tableau avec un très grand téléphone rose, et une caisse avec des bouteilles de bière peintes en couleurs. Le fils de Mme Rona a vu cela. Il a dit que c’était intéressant, mais pas assez pour une exposition. À ce moment-là est venue la proposition de Broodthaers de faire une exposition dans la cave d’un club entre la place Stéphanie et la porte de Namur, ce qui ne s’est jamais réalisé. Il venait de faire des conférences sur le national pop art et appréciait mes ob---jets.

J’ai passé mes poèmes à Broodthaers et il les a montrés à Marcel Lecompte qui a dit qu’il y avait deux vers qui étaient bien … Cela confirmait quelque chose : que tout ce que je faisais était assez faux. J’écrivais ces poèmes comme si j’étais un autre. J’ai essayé de garder ces deux vers-là et d’oublier tout le reste.


LA PEINTURE

Mon grand-père disait : « C’est bien quand c’est peint ».

Bernd Lohaus disait que le succès artistique, c’est 50% de génie et 50% d’escroquerie. 

Mes maîtres en peinture sont Quick et Flupke, qui renversent un pot de peinture et essaient de camoufler cela en peignant tout le sol. C’est le premier exemple que j’ai vu de la peinture all-over.

Dans son essai Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche écrit qu’un peintre sans mains peut toujours chanter le paysage, puisqu’il ne fait que
donner forme à une idée. C’est un bon plan. « Comment a été ton expo ?
Très bien, j’ai eu trois rappels pour le paysage ! » C’est une erreur qu’on trouve aussi chez Schopenhauer : l’idée artistique s’exprimerait selon le talent de l’artiste, soit comme peinture, soit comme musique … Puisque c’est l’idée qui compte, la forme est interchangeable. C’est le côté platonicien de l’esthétique. On trouve cela aussi chez le colonel Badiou, qui écrit comme un pied. « Un tableau », dit-il, « c’est la trace du passage de l’idée éternelle. » Voilà ce qu’il faut dire à des étudiants en peinture : « Vous avez compris ? Faites-m’en deux pour demain. »

Pour eux, l’idéal serait un médium transparent. Sais-tu comment les anges communiquent ? « Mente ad mente », disait Thomas d’Aquin, « d’âme en âme’ ». Ils utilisent un médium très transparent … Ils ne connaissent pas de langage. Ils n’ont pas besoin d’artistes parce qu’ils n’ont pas de corps.

Le fantasme des écrivains, c’est le langage transparent. De là vient le mythe du médium idéal, transparent, où tu n’as plus que le référent … Mais la peinture n’est pas idéale ou transparente. C’est tout à fait impur, ce sont des mélanges … D’ailleurs, la même chose vaut pour l’écriture. Enfant, je pensais qu’écrire, c’était jouer le rôle du fil entre la tête et le papier, mais il n’y avait pas de médium transparent. Cela commence déjà par la résistance du papier.

Il y a aussi Jacques Rancière, un ancien élève d’Althusser. Ce qui a rendu l’art abstrait possible, dit-il, c’est une certaine conjonction de discours, un certain régime esthétique. Selon lui, c’est la littérature qui donne le ton. Si tu as des changements dans l’art, dit-il, ce ne sont pas des changements internes, ce sont des nouvelles constellations esthétiques qui émergent. Il cite un passage des frères Goncourt, où ils décrivent un bouquet de fleurs. Et là-dedans, il voit tout l’impressionnisme qui va venir. Comme si les peintres lisaient des livres pour savoir ce qu’ils doivent peindre. « Tout est dans tout, mais il y a quand même un légume qui donne le gout, et c’est la littérature … » C’est du blabla. Ce sont des discours de remise de prix. Alors qu’il n’en sait fichtrement rien de la peinture. Que dalle. Zip.

Évidemment, sans le discours, il n’y a pas de monde. Comme le dit Lacan, un enfant qui se cogne à la table lors d’une réunion de famille se cogne à un paquet de mots. Et quand tu apprends à dessiner, tu parles énormément. Il faut que quelqu’un te dise : regarde ça. Viktor von Weizsäcker disait que ce que tu n’as pas appris à voir, tu ne le verras pas. C’est vrai tout cela, mais je trouve qu’on tire trop sur la ficelle. Il manque la conscience que la peinture est une chose matérielle. Quand Léonard De Vinci disait que ‘la pittura è cosa mentale’ il voulait se distinguer des artisans. Ce n’était pas un plaidoyer pour l’art conceptuel. Un art sans forme n’existe pas.

Le linguiste de génie Émile Benveniste dit que la seule actualisation possible de la communication humaine, c’est la parole. Il exclut l’art. De tous les systèmes symboliques que nous connaissons (dont les panneaux de signalisation), il n’y en a qu’un seul qui peut expliquer ou interpréter les autres : c’est le langage.

Il n‘y a pas de langage de l’art. La sémiotique a coulé comme le Titanic. 

Si la peinture est un langage, on se demande ce qu’y voient les sourds.

Un tableau n’est pas une trace. C’est une frappe, une marque.

S’ils ont besoin d’une tache jaune, pourquoi peindre un citron ?

Je n’aime pas les gens qui attaquent le formalisme.

Tu ne peux rien créer sans forme.

Je pense que la peinture moderne a commencé après l’invention de la photographie, parce que la photographie a rendu obsolète la représentation et la fonction du tableau comme image. À ce moment-là, les peintres ont décidé de continuer avec les choses qu’avant, ils faisaient presqu’en secret, comme la robe de Diane peint par le Titien.

La photographie a libéré les peintres de l’obligation de vivre une double vie.

Si on pense à la robe de Diane dans La mort d’Actaeon de Titien, avec tous ces rouges à densité variable, parfois très fluides, on comprend que ce n’était pas l’image qui l’intéressait, mais la façon de faire. C’est pour ça que je dis qu’il y a toujours une part d’escroquerie dans l’art. Je pense que les peintres ont toujours mené une double vie : celle de la commande et celle de la peinture. Ils n’ont pas tous été si pieux et si gagas. On se fout de la Madone. Lorsqu’on visite la Tate Britain, on peut savourer des portraits de toute l’aristocratie anglaise. Mais il n’y a quand même jamais eu de peintre qui, un bon matin, se soit dit : « Tiens, je vais une fois faire une belle série de portraits de l’aristocratie anglaise ».

Quand le Titien a peint La mort d’Actaeon il avait le même âge que moi aujourd’hui : soixante-dix ans. Si on voit la liberté avec laquelle il a peint la robe de Diane, on comprend qu’il était plus loin.

Cézanne a dit quelque part que toute la peinture moderne découle du Titien. Je commence à entrevoir pourquoi il a dit cela.

Turner, c’est du kitsch pur. C’est comme Bernard Buffet : ce sont des peintres d’adolescence. C’est du chiqué, Turner. Il faisait des tableaux de calendrier. Il a trouvé le truc du chiffon et il l’a répété à l’infini. En plus, il emmerdait Constable.

Constable crée une matière épaisse et voluptueuse. Et une lumière formidable.

Pour sauver Turner, je me dis que, en faisant référence à Spinoza, on pourrait affirmer que chaque tableau est un mode de la substance peinture, même le tableau le plus raté.

Pendant qu’on regarde le tableau, la peinture fait son travail.


PSYCHANALYSE 

Toutes les catégories de la psychologie, tant ordinaire que savante, tombent en miettes, confrontées à la psychanalyse : le moi c’est du vent, flatus vocis.

La psychanalyse, c’est aussi 50% de génie et 50% d’escroquerie. Lacan savait très bien que l’humanité est inguérissable et que la psychanalyse est un truc pour rendre cela supportable et peut-être même utile.

J’ai laissé tomber l’analyse. Je n’arrivais pas à parler, c’était un cas de résistance massive et définitive.

Il y a une pensée inconsciente, mais cela ne veut pas dire qu’il y a de l’inconscient. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça pense. C’était une idée scandaleuse dans le temps, et cela l’est toujours.

Comme Lacan disait : « Le symbole, il n’y en a qu’un. »

Le symbolique, c’est essentiellement le langage, qui régit le rapport de parenté et de la structure sociale. Par exemple : avant que tu ne sois né, tu as déjà une place symbolique qui est désignée par la structure sociale, par le langage. L’imaginaire, c’est toute la vie de l’esprit. C’est ce que Freud appelait le moi. Pendant sa première période, Lacan s’est intéressé au rapport entre l’imaginaire et le symbolique, les filiations, le nom du père etc. Il faisait toujours une distinction entre le réel et la réalité, qui est notre imaginaire structuré par le symbolique. Le réel, c’est l’inimaginable, c’est l’impossible à dire. C’est ce qui fait un trou dans la réalité. C’est relié à l’idée que la vérité ne se dit pas toute. C’est ce qu’il appelait le pas-tout.

Freud comptait sur Jung, qui était psychiatre dans un institut fameux en Suisse, pour sortir la psychanalyse du ghetto, pour la détacher de l’intellectualisme juif. Il comptait plus précisément sur lui pour investiguer davantage la psychose et la schizophrénie, mais celui-ci a préféré produire un livre sur les métamorphoses de l’âme et ses symboles. Freud cherchait des raisons causales, alors que Jung se contentait de jouer avec des analogies. C’est la différence entre la science et la non-science. J’ai, ici quelque part, un texte de Jung dans lequel il compare l’inconscient juif à l’inconscient aryen. Le dernier allait toujours gagner, car l’inconscient juif était trop vieux. L’inconscient aryen était encore jeune et sauvage, il avait des millénaires devant lui. Ce texte ne figure pas dans ses œuvres complètes.

On ne peut pas visualiser les choses de l’inconscient. C’est la ligne de partage entre Freud et Jung. Jung partait du contenu du rêve, de l’histoire que cela racontait. Pour Freud, tout était dans les mots que tu employais pour raconter ton rêve : le récit du rêve. Lacan a repris cette idée en se disant que la seule chose sur laquelle repose la psychanalyse, c’est la parole. Quand le type te dit : j’ai rêvé de ceci et de cela, tu ne prends pas son rêve comme un mythe ou une allégorie, mais tu te concentres sur le discours dont il se sert pour raconter son rêve. Lacan a relié Freud à de Saussure, en proposant de considérer la parole comme une chaine de signifiants. C’est le contraire de l’idée de l’inconscient comme contenu ou comme réservoir de souvenirs ou de significations. C’est peut-être le cas, mais on n’en sait rien. La seule chose qu’on sache, c’est qu’on ne peut se baser que sur la parole. Derrida a poussé cela encore plus loin en disant que tout ce qu’on écrit est parole aussi. Qu’est-ce que cela a à voir avec la peinture ? Rien du tout, parce que la peinture n’est pas un langage. Comme disait Émile Benveniste, il n‘y a pas de langage dans la peinture parce qu’il n’y a pas de signes différentiels, il n’y a que des qualités.

Lorsque j’étais étudiant en philosophie à la faculté de Saint-Louis, Mannoni est venu parler de son livre Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène (1969). Pour nous cela éclairait ce que disait Lacan : qu’il y a un jeu avec le signifiant dans la parole, qu’un signifié peut occuper le rôle d’un nouveau signifiant, que les mots sont des choses à tiroir. Ce qui est mis de côté a priori, c’est la signification des mots, c’est le rapport du signe à son référent. La signification ne compte pas, pas nécessairement en tout cas.

Dès le départ, toute l’histoire de la psychanalyse a été marquée par des sauvageries, des bagarres incroyables pour gagner l’affection de Freud, et ça n’a pas cessé. C’est parce que le sujet de leur passion est en rapport avec leur inconscient. C’est de la dynamite, c’est normal que ça explose tout le temps … 

Ils publient énormément dans des journaux concurrents à petit tirage. Ils font des polémiques sur les mots. Ce n’est pas très intéressant. C’est du byzantinisme.

À l’issue d’un colloque de psychanalystes auquel on m’avait invité – un colloque qui semblait surtout s’adresser à des dames cultivées – sans savoir pourquoi, j’ai eu tout d’un coup l’impression que toute cette affaire était fort idéalisée. Et lorsqu’on m’a demandé de dire quelque chose, j’ai dit qu’évidemment, un artiste était préoccupé par le réel et l’imaginaire et qu’évidemment, il cherchait une récompense symbolique : l’argent. Car si un artiste ne montre pas ses œuvres et que ce n’est pas à vendre, ce n’est pas de l’art.

En fait, il y a un lien entre la psychanalyse et la peinture : ce que tu fais change les idées que tu utilises. Tu peux découvrir des choses par accident. Puis, tu cherches à redécouvrir en faisant des essais. C’est ce que faisait Freud. D’abord, il a découvert le transfert : le fait que le patient peut prendre l’analyste pour son père. Puis, le patient se dit : « Si ce type pense que je vais le prendre pour mon père … » Les gens apprennent vite, il y a des résistances. Ça, chez Freud, c’est bien : il trouve un truc, ça résiste, il veut savoir pourquoi ça résiste et ainsi de suite.


LE SENS

Dans son livre sur les mots d’esprit, Freud dit qu’un des plus grands plaisirs, c’est le non-sens. 

Le fondement des mots d’esprit, c’est le non-sens. Les enfants jouent avec les mots comme si c’étaient des objets.

On perd les choses en s’éduquant et l’art consiste justement à jouer avec ce qu’on a perdu.

J’aime bien ce que dit Mannoni sur le sens dans les poèmes de Mallarmé.
Il dit qu’il faut mettre quelque chose de lisible dans un poème, un petit ingrédient reconnaissable, quelque chose de concret, une fleur par exemple, pour que le lecteur se dise : « J’ai lu un poème sur ça ». Et si tu fais ça, tu as le droit de jouer avec les mots. Ainsi, l’auteur est satisfait et le lecteur aussi ; les deux parties se quittent contentes. Je pense que je mets peut-être des images dans mes tableaux pour la même raison : pour que chacun y trouve son plaisir.

Selon Freud, le sens dans le mot d’esprit est une construction, une construction qui doit rester cachée pour celui à qui cela s’adresse.

Lacan disait que les faiseurs de bons mots sont des gens insupportables en société.

Dans La naissance de la philosophie, Giorgio Colli dit qu’il y a toujours quelque chose d’hostile dans l’énigme. Fondamentalement, l‘énigme est un acte d’hostilité des dieux envers les hommes, car ils posent un problème que les hommes ne comprennent pas, mais qu’ils doivent résoudre s’ils ne veulent pas mourir. Selon Colli, l’énigme se trouve à la base de la culture grecque qui est agoniste : axée sur le combat et la dispute intellectuelle. Il y a deux adversaires et il y en a un qui doit l’emporter. Le dialogue socratique est l’avatar ultime de cette culture de l’énigme. L’énigme propulse la dialectique, il s’agit d’en trouver le sens et de détruire ainsi les arguments de l’adversaire. Ce qui me frappe, c’est qu’à la base de l’esthétique se trouve la conviction que l’œuvre d’art est une énigme qu’il s’agit de résoudre et dont on devrait trouver la clé. Ça revient à la supposition qu’il y a du sens. Bien entendu, en coulisses,
on rigole bien avec cela. Et en même temps, quand je dis que je veux peindre n’importe quoi, j’abrège et je me fais accroire quelque chose. 

Spinoza disait que la religion a un sens parce qu’elle fait obéir. La religion catholique donne un sens à tout, avec comme résultat l’obéissance au Père. 

Dans Le triomphe de la religion, une conférence à la faculté de Saint-Louis sur la question de savoir si être athée t’empêche de mener une vie rationnelle et morale, Lacan dit que la religion donne un sens à tout.

Colli dit que les sages ne se font pas avoir par l’énigme. Lacan les appelle les non-dupes. « Les non-dupes errent », dit-il.

Cette semaine, j’ai relu Tristan Tzara. C’est très beau. Les dadaïstes n’ont pas fait l’erreur des surréalistes de chercher un sens chez Freud. Dada ne signifie rien. Tzara dit que la pensée se fait dans la bouche. Les dadaïstes ont vécu le retour du sens dans sa forme la plus agressive : les procès publics des surréalistes.

Il n’y a pas de sens, il n’y a que le secret. Et le secret se trouve dans la fabrication de l’art.


PEINDRE

Comme disait Mao Tse Toung : « On avance et puis on regarde ».

En regardant une vidéo de Deleuze sur la peinture, j’ai vu un petit passage où il cite Cézanne qui explique que le travail d’un peintre commence bien avant de poser le premier coup de pinceau. En effet, tu dois d’abord éliminer tout ce que tu ne vas pas faire sur la toile. C’est un travail mental. Moi, j’appelle ça tuer les fantômes. Après les faits, ça apparait comme un stade nécessaire, mais sur le moment même, tu as honte et tu as l’impression de perdre ton temps.

Ma seule tactique consiste à me désempêtrer de ce que je viens de faire.

Ma pratique va d’accident en accident, de rustine en rustine. Je vois : là, ça ne va pas, il faut faire quelque chose.

Le problème avec l’esthétique, qui est l’analyse d’une œuvre d’art du point de vue du spectateur, est qu’on finit toujours par trouver une signification et puis on se demande d’où ça vient. C’est venu, on le sait. Mais comment ? Je sais, par exemple, que j’ai fait des tableaux qui m’étaient dictés par ma fille Els. Mais comment ils ont pris forme ? Quand tu parles de peinture, tu es obligé de reconstruire des gestes, des concordances, des circonstances … Quand est-ce que cela a commencé à couler ? Tu ne sais pas si c‘est vrai ce que tu dis.

Quand je l’explique, j’ai l’impression de mentir.

Quand je l’explique, je sens que ça ne s’est pas passé comme ça.

Tu n’es pas dans l’œil qui surveille, mais dans la main qui travaille.

Je ne sais pas comment j’arrive à un tableau. Je me dis : ça ne peut pas rester comme ça. Et je réagis. Je n’ai pas de modèle en tête. Je pense toujours que les autres savent mieux ce qu’ils font.

Van Gogh écrit à son frère que quand Balzac et Zola se mettent à la place du peintre, ils se trompent.

Ce qui m’intéresse chez le Titien, c’est qu’en travaillant avec des glacis, il était obligé de laisser sécher ses tableaux. Pour cela ils étaient tournés contre le mur, pour éviter qu’ils prennent trop la poussière. Cette façon discontinue de travailler a dû influencer sa façon de travailler, je pense. En tout cas, c’est ce qui se passe dans mon atelier. Souvent je ne vois pas mes tableaux pendant une longue période. Ainsi, en les retournant, on voit mieux s’il faut ajouter quelque chose, enlever quelque chose ou accepter le tableau comme tel. En quatre semaines les choses changent, on change soi-même. Cela est sûrement lié au fait que le Titien, qui dessinait directement sur la toile, au pinceau, a parfois essayé plusieurs positions pour ses figures. Pour le bras de Diane, par exemple. J’aimerais en savoir mieux. 

Quand on met l’enduit pour réparer les trous dans les murs d’une galerie, on fait juste des rectangles. Ça donne toujours de belles compositions spontanées.

Le Titien travaillait beaucoup au couteau, qui a toujours été considéré comme un instrument mineur par les peintres. Sans doute parce qu’il n’enregistre pas aussi subtilement les ‘sensibilités’ de la main … À part cela, le couteau fait penser à la truelle du maçon, ce qui semble rabaisser le statut du peintre : de praticien des arts libéraux, il n’est plus que plafonneur.

Quand tu fais des mélanges de couleurs, à force d’ajouter des couleurs, tu en fais toujours trop. C’est pour cela que j’ai eu des périodes bleues ou grises.


LE TABLEAU

Faire un tableau, c’est transformer le non-sens en énigme.

Les Grecs avaient des dieux qui fabriquaient des énigmes destinées à être résolues par les êtres humains.

En voyant un tableau représentant un cochon bleu, la femme de ménage a dit : « J’ai toujours aimé les animaux en peluche ».

Je trouve la même forme de renversement auprès de cette femme qui écrivait qu’un de mes tableaux avait été inspiré par Krazy Kat, seulement parce que je lui avais dit que le dessin me faisait penser à cette bande dessinée. C’est comme si elle inventait un fantôme qui aurait été le modèle du tableau.

L’autre jour, je m’étais dit que quand Sartre dit que le tableau est un irréel, il réduit le tableau à un objet de perception. C’est comme s’il décollait l’image de son support et qu’il allait la placer de l’autre côté, derrière le tableau, en disant qu’elle en est le modèle. Il a du mal de se rendre compte que derrière le tableau, il n’y a rien : que cela commence sur le tableau et qu’il y a un enchainement, qui va déboucher sur un objet dans lequel on va lire des intentions, etc.

L’intellectuel parle de l’art comme d’une chose qui est « already done » (Constable). Il ne peut pas admettre qu’avant le tableau il n’y avait rien ou pas grand-chose.

Avant le tableau, il n’y a rien. Ou peut-être qu’il y a moins que rien, comme le dit Žižek. 

Pour le peintre, le tableau n’est pas l’expression d’une idée déjà faite ; c’est une chose à faire.

Pourquoi ne peut-on pas prévoir un tableau ? La peinture est liée au réel et le réel est inimaginable.

Les peintres font des tableaux « pour voir ».

Dans le livre de Gilson sur Duns Scotus, il y a des choses très marrantes.
Duns Scotus disait qu’on ne pouvait faire qu’une chose avec les gens qui
n’acceptent pas la contingence : il faut les battre jusqu’à ce qu’ils admettent qu’on aurait pu ne pas les battre.

Un tableau est fait de contingences ?

Oui. Et cela semble être incompréhensible pour certaines personnes.

C’est comme ces gens qui ne voient pas de différence entre le bord d’une case de bande dessinée et le bord d’un tableau. Une case de bande dessinée est comme une photo : elle est entourée d’un monde virtuel. Une photo suggère des choses qu’on ne peut pas voir. Un bon tableau ne montre que lui-même. Dans la photographie, le médium tend vers zéro : tu as l’impression qu’il n’y a rien entre toi et le référent. Elle se donne pour transparente. Mais un tableau n’est pas transparent. Il est impur. Tout est entremêlé … 

De temps en temps, pour me consoler, je rouvre Gilson. Avec les thomistes, au moins, les choses sont plus claires … Il dit par exemple : « L’image tient son être d’une chose autre qu’elle, un tableau tient son être de lui-même ».


L’IMAGE

Avec une loupe, on voit que les illustrations des catalogues Unigro sont peintes. C’est le peintre Filip Denis qui m’a appris cela.

À Gand, lors d’une promenade, j’ai vu la Lys avec ses berges très plates. Le long du fleuve, il y avait une route de campagne, une piste cyclable et une piste pour les cavaliers. Sur l’autre rive, il y avait un aéroclub. De temps en temps, on voyait un avion qui décollait. Il y avait aussi un pont de chemin de fer et un pont où passait la route. Donc, en une fois, on voyait passer des promeneurs, des cyclistes, des cavaliers, des voitures et des camions, des trains et des avions. Cela faisait penser à ces paysages didactiques dans un livre de géographie où on surplombe une ville pour pouvoir tout montrer en même temps … J’aimais bien ces dessins dans les livres de géographie. Ils étaient réalisés en ligne claire. Tout le monde dessinait comme cela, avec des contours, et le reste était coloré. J’aimais beaucoup regarder ces dessins avec une loupe. Qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Ah, il décharge le blé ! Mais il y avait aussi des pages moins drôles, où on dessinait les types de nègre, par exemple.

Lorsque Constable disait qu’il fallait regarder ses tableaux de près, on croyait qu’il voulait dire par là qu’il fallait les prendre au sérieux et les étudier en détail, alors qu’il voulait vraiment dire qu’il fallait s’approcher du tableau.

Si tu regardes de tout près, tu ne vois plus l’image, mais la façon dont c’est fait.

Après que j’ai découvert que les tableaux étaient faits de peinture, lors d’une visite à une galerie à l’avenue Louise, ma maman a cru que j’avais un problème de vue et elle m’a emmené voir un ophtalmologue. Et, de fait, ce brave médecin a dit que je ne pouvais pas regarder les choses de si près, que c’était mauvais pour les yeux.

C’est en regardant de tout près, que j’ai vu la façon dont le Titien avait réalisé la robe de Diane : peinte avec des glacis, contenant toutes les gradations de rouge, du rose au rouge le plus pétant, le tout un peu passé à cause du temps, de la dégradation du tableau et des restaurations.

J’ai toujours cru qu’il y avait une contradiction entre l’image et le langage. Mais, en fait, ce n’est qu’une contradiction secondaire, comme aurait dit Mao. La vraie contradiction est entre l’image et le langage, d’une part, et la peinture, d’autre part.

Le Titien m’a frappé, un jour, avec l’énoncé que « rien ne doit sortir de la toile ». Cela implique pour moi que le bord du tableau est réel.

Malcolm Morley laisse des bords blancs autour de l’image peinte pour montrer que l’image ne coïncide pas avec le tableau. Il peint une image comme une nature morte : par exemple un accordéon de cartes postales. Lorsqu’il a repeint L’école d’Athènes, au carré, il s’est trompé de rangée, mais il a continué. « J’ai décapité la philosophie grecque », a-t-il dit.

Je me suis longtemps demandé pourquoi la peinture ancienne ne m’intéressait pas. Je pense que cela est dû au fait qu’il s’agit principalement d’images : la vierge, une crucifixion, un type avec la panse ouverte, dont on enroule les tripes.


LITTÉRATURE

Je ne lis rien d’autre que des romans policiers et de la philosophie. L’école m’a donné le dégoût de la littérature française.

Je suis en train de chercher un titre pour une exposition. Ça m’énerve. C’est l’impérialisme de la littérature. Il faut toujours un titre. Je n’ai jamais aimé donner des titres à mes tableaux, parce qu’ils suggéreraient un sujet ou un thème qui aurait été à l’origine du tableau. C’est pour cette raison que j’ai toujours intitulé mes tableaux « Sans titre » en ajoutant, entre parenthèses, leur nom. Car les gens donnent des noms à des tableaux, ce qui n’est pas la même chose qu’un titre. Il faut savoir de quoi on parle. Ce n’est pas très pratique d’appeler tous ces tableaux « Sans titre ».

Je n’aime pas Magritte parce qu’il peint des historiettes. A cause des titres littéraires, chaque tableau devient une phrase dont la deuxième partie est une image.


LES MOTS

J&B, ça vient de Justerini and Brooks. J’aime bien les noms comme ça.

Je n’aime pas ce langage qui vient du monde des affaires : se gérer (comme on gère son capital), s’investir … Ou le langage issu de la vie militaire, comme le mot opérationnel. Avant, on disait opératoire ou « en état de marche ».

J’ai toujours aimé l’argot utilisé dans les séries noires. J’aimerais bien classer par ordre chronologique le vocabulaire utilisé pour voir comment il a évolué.


MUSIQUE

Nous écoutons « Ali Baba’s Camel » du Bonzo Dog Doo-Dah Band.

Nous écoutons du Lennie Tristano.

C’est un pianiste assertif avec un toucher incroyable.

Dans le temps, je connaissais un homme à Bruxelles qui s’appelait Roberto. Il subissait pas mal de moqueries. Il ne buvait que du lait et vivait dans une roulotte. Il chantait des chansons rock américaines, mais il ne parlait pas un mot d’anglais. Il chantait comme faisaient, à l’église, les chrétiens qui ne connaissaient pas le latin. Il trouvait que le sens des mots n’était pas important, car il s’agissait quand même toujours de la même chose, disait-il.

Nous écoutons « Sittin’ in the Balcony » de Eddie Cochran. 

C’est mon rocker favori … Mon frère ainé était rocker. Il avait trois ans de plus que moi. La première chanson rock que nous avons entendue à la maison était Yama Yama Pretty Mama de Richard Berry. Et ma mère de dire : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » C’était en 1956. Dans un Sarma à Ixelles, mon frère et moi avions trouvé un bac avec des 45 tours. Moi, j’ai acheté un 45 tours avec du clavecin de Bach et mon frère avait acheté du Richard Berry. Je trouvais cela vulgaire. Moi, le rock, j’ai découvert cela beaucoup plus tard, comme aujourd’hui je découvre le punk et les Ramones sur YouTube.

Nous écoutons « Trumbology » de Frankie Trumbauer, avec Bix Beiderbecke.

On disait de Beiderbecke qu’il était le Rimbaud du jazz des années vingt et trente. Il est connu pour sa composition In a Mist.

C’est parce que les musiciens ne savaient pas quand Lester Young allait décider de conclure un morceau que beaucoup de morceaux finissent en catastrophe, brusquement.

Tu as déjà entendu la musique que je veux qu’on joue à mon enterrement ? D’abord, ils entendront This Is My Story, this Is My Song de Thelonious Monk. C’est extrait de l’album Straight, No Chaser. Est-ce que tu te souviens que nous sommes allés voir ce documentaire sur lui, il y a 25 ans ? Nan était là aussi. J’aimais beaucoup le passage où sa femme mettait les bouteilles de coca-cola vides dans la valise. Emporter les vidanges en avion ! Elle ramène à la maison le vidange de bouteilles vidées sur un autre continent !

Et après, à la fin de l’office, on va jouer : The Everywhere Calypso de Sonny Rollins. C’est un des plus grands, un géant. C’est un musicien qui prend soin de son auditeur. De temps en temps, il cite ou paraphrase quelque chose du thème pour te dire qu’il est toujours dans le même morceau. En tant qu’auditeur, tu te sens accompagné, tu n’es pas perdu.

Nous écoutons le morceau « I’m an Old Cowhand » de l’album « Way Out West ».

On dit qu’à un moment donné, Sonny Rollins s’est retiré et qu’il est allé vivre sur une petite île près de New York où, assis dans son jardinet, il imitait les sirènes des bateaux.


MISCELLANÉES

C’est beau, les chantiers. Hier, j’ai vu trois malabars turcs moustachus. Ils se dépoussiéraient les uns les autres avec un jet d’air comprimé, en tournant et en levant les bras, comme trois grâces … Tu connais cette blague ? « Ils ne foutent rien dans ce bureau. Je le sais, ça fait une heure que je les regarde par la fenêtre. »

J’aime bien quand Žižek dit qu’il est un vrai athée parce qu’il a fait partie de la secte dont le Dieu s’est suicidé.

Je viens de voir Victoria, un film sur une fille qui rencontre quatre pieds nickelés qui commettent un hold-up. À la fin, ils sont tous morts et elle file avec le pognon, tout en sautillant. Magnifique.

Ce que c’est les pieds nickelés ? Tu connais ce mot par un texte de Marcel Broodthaers? Cela vient d’une bande dessinée du début du 20ème siècle. Les héros sont trois clodos qui s’appellent Croquignol, Ribouldingue et Filochard. C’était un peu les ancêtres des Marx Brothers. Ce sont des types qui essaient de voyager gratuitement, des débrouillards qui font des combines, des sales blagues et des coups foireux. Cela rate toujours, mais ils n’en perdent pas moins leur sens de l’humour. Ce sont des voyous sympathiques. Ils ont beaucoup de verve, mais une verve parisienne … C’est tout sauf des professionnels … Je ne sais pas pourquoi on les appelait comme ça. Si on dit : ce type-là c’est un vrai pieds nickelés, ça veut dire que c’est un voyou paresseux, malhabile, astucieux, malhonnête et en même temps rigolo

Fantômas ? C’était un personnage de roman très intelligent, qui lançait des défis à la police et qui narguait la société. C’était un criminel qui avait du chic. Il offrait des fleurs aux dames, il volait les riches et il ne tuait personne. C’était un personnage bien-aimé des surréalistes et des gens comme Marcel Lecompte : cette génération-là.

Ma génération préférait des auteurs de série noire comme Dashiell Hammett, Peter Cheyney, Jim Thompson et David Goodis ; ce qui était tout autre chose. C’était le monde des gangsters qui sortaient leur « rigolo » en disant : « Touche pas à cette fille, elle est en mains ». 

À la fin des années cinquante, les gens ont commencé à installer des bars chez eux. Avant, ils avaient, chez eux, une bouteille de porto pour les visiteurs du dimanche. D’abord, il y a eu la nouvelle notion de l’apéritif. Puis est venu le meuble, qu’il fallait remplir, bien sûr. C’était une nouvelle mode qui venait d’Amérique.

Un jour, Bernd Lohaus m’a dit qu’on pouvait enlever le parfum d’un aftershave en le filtrant avec du pain français. J’ai essayé. C’est toujours aussi dégueulasse, mais c’est un beau rituel.

Un jour, j’ai malheureusement rallongé à l’eau le pastis du paternel pour cacher le fait que j’en avais bu.

À l’hôpital Stuivenberg, un patient fraudait des oranges piquées à l’alcool avec une seringue.

Chez nous, si tu rentrais à quatre pattes, le lendemain, personne n’en parlait. Même chose pour la guerre.

Dans les récits et légendes sur les vies d’artistes, l’art et l’alcool sont souvent reliés. C’est là qu’ils semblent chercher l’inspiration. Enfants, nous attendions le tram à la place Sainctelette. On se trouvait sur un grand quai vide, pavé comme un immense trottoir. Il n’y avait pas un arbre, pas un banc. Au milieu de ce grand espace vide, il y avait un type saoul qui tombait et qui parlait tout seul. « Ne regardez pas les enfants », disait ma mère, sans aucun commentaire sur la chose. Évidemment, elle n’était pas à l’aise avec l’alcool non plus, elle buvait sa gueuze à dix heures du matin.

Le parfum favori de Nan : Mystère de Rochas.

Tu te souviens de ce plan de Manhattan dessiné par Patrick ? J’ai, tout de suite, vu une tête de vache dedans. Ça tombe bien, j’ai toujours voulu être un peintre préhistorique … Ça me fait penser au désert.

L’État de New York ressemble à un entonnoir. C’est rigolo les frontières : 
« Les Américains confondent la carte avec le territoire », disait Hô Chi Mính.

Ce qui m’est resté le plus du journal de Mickey, c’est que, pour chaque histoire, ils inventaient une autre typographie pour les titres.

Marianne Berenhaut répand des sourires autour d’elle, à Londres.

Gilson raconte une anecdote sur Ingres. Celui-ci est en train de peindre dans son atelier et il y a un porte-faix qui arrive. Celui-ci emballe le tableau qu’il doit emporter, il le fixe sur un dispositif dont j’ai oublié le nom (c’est en bois avec deux bretelles et un support) et quand il s’en va, Ingres dit : « L’imbécile, il n’a rien dit ». C’est tellement naïf et tellement juste. On est comme ça. Et donc Ingres aussi était comme ça. Vexé quoi.

Écoute ceci, un exemple parfait de la langue de bois des psychologues scientifiques : « Plusieurs études démontrent les effets de stimuli filmiques à caractère érotique sur l’ensemble des réactions végétatives. Chez les sujets masculins, les enregistrements pléthysmographiques permettent de mettre en évidence les changements systématiques du volume pénien. » Ah la psychologie expérimentale ! Ces gens savent jargonner … On a failli m’engager là-dedans. Cela doit être gai de monter des expériences, mais une fois que tu sais que c’est fait avec les sous des contribuables, ça doit quand même diminuer ton plaisir.

Le rouge anglais. Couleur de briques. J’ai toujours associé cette couleur avec les prisons, parce que la prison à Forest était en briques. Je me souviens qu’en arrivant pour la première fois à Londres, j’ai été surpris de voir tous ces bâtiments en briques. C’était comme une ville remplie de prisons. Plus tard, le peintre londonien Gerry Smith s’est étonné du fait que je connaissais autant de prisons londoniennes : Brixton, Fleet, Newgate, Pentonville … Je les connais par ma lecture de romans policiers … Est-ce que tu as déjà entendu parler des « gin riots » (la rébellion du gin), quand le peuple a occupé Londres et a libéré tous les prisonniers ? Presque personne n’a été blessé, tout le monde a été saoul pendant dix jours, jusqu’à ce que la rébellion ait été écrasée et que les rues baignassent dans le sang.

Tu sais quand même que je déteste la psychologie ?

Malevitch a écrit une belle phrase : « Grâce à la vitesse, nous avançons plus rapidement ».

La devise de Sergej Nechaev était : « À toute vitesse à travers la boue ». C’était un terroriste individualiste. Lorsque j’avais un atelier au-dessus de l’Entrepôt du Congo, ma devise était : « Aller tout de suite au pire ». Maintenant,
j’ai changé de devise. C’est devenu : « My disinclination remains free ».

On trouve la plus belle devise chez Stephen Leacock, où un aristocrate qui se rend compte qu’il est ruiné lit la devise de sa famille : « Hic haec hoc huius huius huius ».

Ce qui me plaît dans les machines à écrire, c’est qu’en tirant un peu sur le chariot, tu peux, comme dans le jazz, mettre la lettre un peu plus tôt ou plus tard.

Comme disait Chief Joseph : « J’en ai marre de toutes ces discussions qui ne mènent à rien de concret ».

La meilleure cachette pour un couteau, c’est entre les épaules.

Dans son livre Asylums (1961), Erving Goffman décrit un personnage de Moby Dick, qui porte un manteau dans lequel il peut tout mettre. Ce type était parfaitement équipé pour la fugue. Si tu as tout sur toi, il suffit de claquer la porte, non ? Ma mère disait toujours : « Si ça continue comme ça, je mets mon chapeau et je m’en vais ».

L’hiver dernier, je suis tombé amoureux de Sybil Seely, la partenaire de Buster Keaton dans ses premiers films.

L’historien de l’art Paul Ilegems a écrit que je suis un « pestkop », un « pain in the neck », quelque chose entre un moqueur et un emmerdeur. Il a mis le doigt dessus.

« Je ne suis pas un imbécile, moi, je suis douanier. » (Fernand Raynaud)


Montagne de Miel, 30 mai 2016