Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

Michel François

Michel François - 2009 - Des frontières très minces [FR, interview]
, 5 p.




__________

Hans Theys


Des frontières très minces
Quelques questions pour Michel François


- Qu’est-ce que tu montres au Musée des beaux-arts de Lausanne?

Michel François : « Il y a trois salles à l’ancienne, avec du parquet, des moulures, de la lumière zénithale, fin 19e siècle, un peu comme le Palais des beaux-arts à Bruxelles. Dans la première salle, je montre une pièce qui s‘appelle Blindé. Il s’agit de quatre faces de verre blindé qui forment un cube de 2 x 2 x 2 mètres. Au centre de chaque verre, de l’extérieur vers l’intérieur, nous avons frappé de multiples fois avec une masse. Ça brise la vitre et ça altère la transparence. La pièce fait penser à une grande vitrine, qui est censée montrer et protéger quelque chose. Normalement, la vitrine privatise un objet à regarder. Ici, à force de vouloir traverser les vitres, celles-ci deviennent partiellement opaques et commencent à cacher l’intérieur. Ainsi, la sculpture révèle un mouvement qui produit un résultat inverse : au lieu de devenir accessible, l’objet devient moins accessible, du moins pour le regard. Donc, en entrant dans le musée, le visiteur a d’abord à faire à cet objet qui est tout intériorisé, fermé sur lui-même et impénétrable…
Dans la salle du milieu, je montre une installation que j’ai appelée Pièce à conviction. Il s’agit d’une surface rectangulaire, une sorte de bac à sable, empli de neige. Dans la neige, nous voyons des traces de vaches. La pièce est basée sur une photo que j’ai trouvée dans un journal américain, montrant des semelles de sandales sur lesquelles un immigrant clandestin avait fixé des éléments imitant des sabots de vache pour induire en erreur la douane américaine près de la frontière mexicaine. À l’origine, je voulais créer un morceau de désert ; j’aimais bien l’idée de transporter un morceau de frontière. Mais après avoir proposé le projet au directeur à Lausanne, dans ma chambre d’hôtel, j’ai vu qu’il neigeait et j’ai compris que la neige était plus appropriée pour la Suisse. Nous créons de la neige artificielle avec des serpentins à gaz…
Dans la troisième salle, je montre le drapeau blanc que je fais flotter grâce à un système qui souffle de l’air par une fente dans le mât. Normalement, quand je montre cette pièce, je cache le moteur et la chambre de compression, mais j’ai commencé à apprécier la disproportion entre cette énorme machinerie et l’effet léger de ce drapeau puéril. J’avais envie de laisser tomber tout subterfuge et de montrer cet effort démesuré, qui est suggéré par le volume du compresseur, mais aussi par le bruit… J’aime bien les rapports formels entre les trois installations. Blindé fait penser à de la glace griffée et ainsi, à la neige. Le drapeau, lui, est blanc. En même temps, la blancheur du drapeau contraste avec l’effort que cela demande pour maintenir la neutralité ou bien avec la décision courageuse de se rendre. Les trois pièces évoquent un effort, un mouvement et un moment de transparence, de calme ou de paix. En même temps, chaque pièce contient un élément qui la pollue : les traces de vaches dans la neige, les fissures dans les verres blindés et le moteur du drapeau. »

- Qu’est-ce que tu montres à Rome?

François : « D‘abord, on voit un dessin créé par du ruban adhésif noir collé sur la porte d’entrée, qui est vitrée et qui est de plain-pied avec la rue. À première vue, on pense que la porte a été cassée et qu’elle a été réparée, mais très vite, les Romains reconnaissent les traits principaux du plan de leur ville. On dirait un dessin aléatoire, créé par un acte violent, mais dans un même temps, on reconnaît une structure. C’est une pièce que je cosigne avec François Curlet. Nous l’avons déjà montrée à Athènes et à ma première exposition chez Bortolami…
Dans la première salle, on voit la sculpture Pièces détachées, qui consiste en tiges de fer et petits aimants très performants et sphériques. C’est une sculpture très gaie à faire, on peut travailler très rapidement, ça change très vite d’expression, on peut facilement créer d’autres points de tension en ajoutant simplement une tige, etc. La salle suivante est investie par la grande sculpture Scribble, qui est basée sur le gribouillis que font les gens quand ils veulent acheter un bic : un geste international, une sorte de signifiant sans signifié. Scribble est un développement tridimensionnel de ce geste insignifiant. Il consiste en tubes d’aluminium couverts de bandes plâtrées.
Dans la même salle se trouve une photo qui s’appelle Autoportrait à l’Etna. Sur la photo, on voit une cabine de téléphérique détruite par la dernière éruption, comme une sculpture fatiguée, avec un personnage tout aussi fatigué. C’est une exposition qui fonctionne en couches transparentes. La structure rigide du plan de la ville sur la vitrine est complétée par la structure anarchique de Scribble. Les sculptures agissent par la transparence, c’est une manière d’occuper l’espace avec une liberté de mouvement maximale…
Au fond de la galerie, j’ai fait construire un faux mur à 3,5 m du vrai mur. Dans cette paroi, j’ai percé un grand trou au travers duquel on voit une image vidéo dans laquelle on voit régulièrement apparaître un verre à vin virevoltant. J’ai demandé à un jongleur professionnel d’apprendre à jongler avec des verres à vin. C’est très difficile. Il a cassé beaucoup de verres pendant l’apprentissage, qui a pris des mois. Quand il y est parvenu, je l’ai filmé d’en haut, dans l’obscurité. Lorsque les verres atteignent une certaine hauteur, ils sont éclairés par un rayon de lumière qui reste invisible s’il n’y a pas de verre qui passe. De temps en temps, le jongleur en rate un et on entend le verre qui se casse. Le son est très fort. Les mouvements des verres sont très souples ; ils tournoient dans l’air. Il y a une contradiction très forte entre la beauté de ce qu’on voit et la violence de ce qu’on entend…
Par terre, dans la même pièce, se trouve un exemplaire du Financial Times ouvert sur la page boursière. Sur le journal se trouve une bougie allumée, comme s’il n’y avait plus d’électricité, plus de table, plus rien, mais que l’on continuait à lire la page boursière malgré tout. »

- Qu’est-ce que tu montres chez Hufkens?

François : « J’y montre des choses semblables : des archivages de différentes structures statiques liées à des mouvements. Dans la grande salle à gauche, quand on entre, je montre la Golden Cage que j’ai déjà montrée à Bâle. La cage consiste en quatre faces de tôle d’un millimètre et demi d’épaisseur dans laquelle j’ai fait perforer, au laser, des rectangles au format A4. J’ai essayé de faire enlever un maximum de matériau sans que la structure s’écroule. Le résultat ressemble à une dentelle, à une sorte de grille, un grillage très fragilisé. Elle se compose principalement de vide, de ce qui reste. Il y a une sorte d’inversion au niveau de la valeur. Ce qui reste de l’opération, le déchet, est plaqué avec de l’or. La tension est portée sur la limite, sur ce qui nous sépare, plutôt que sur le contenu. Cela correspond au mouvement de l’immigrant qui fantasme sur la frontière. Il n’y a pas de différence entre le désert mexicain et le désert américain ; c’est la frontière qui est l’enjeu sur lequel les individus projettent de l’espoir et de la valeur. Ici, c’est un peu le même phénomène, mais organisé comme une cage, une cage dorée. Les rectangles au format A4 se trouvent en vrac au milieu de la cage.
Au départ, je voulais attacher quelques morceaux de T-shirt aux grilles, comme tu as vu à New York et Los Angeles, l’année dernière. Ces lambeaux colorés – comme si des gens dans leur volonté de traverser cette barrière avaient laissé quelques morceaux de leur peau – donnent une forme à la volonté physique de vouloir passer à travers les mailles de la grille. Maintenant, je crois que je ne vais pas utiliser de lambeaux, mais je vais déposer un trésor à l’intérieur de la grille : tous les morceaux de tôle découpée, de la bête tôle, du métal sans grande valeur. J’avais aussi pensé attacher ces morceaux de tôle au mur, comme une nouvelle sculpture qui prendrait la forme d’un volume éclaté, mais cela deviendrait trop contrôlé et trop laborieux…
La salle du côté de la rue sera littéralement investie par la sculpture Pièces détachées : elle occupera tout l’espace. Elle sera visible par deux portes. J’aime bien la façon libre, élégante, fragile, expérimentale et rhizomateuse dont les segments de cette pièce traversent un espace, mais aussi le côté éphémère et le fait que la pièce n’est possible que grâce à l’énergie interne et invisible des aimants…
Dans la salle qui donne sur le jardin, je montre Blindé, le pavillon qui consiste en quatre verres blindés, fissurés à cause des multiples coups de masse… Dans la salle haute, je montre Scribble, ce développement tridimensionnel d’un geste insignifiant… Chaque pièce exposée nous parle d’un mouvement. La grille et le pavillon blindé limitent et augmentent un désir en résistant à un mouvement ou à la violence. Scribble et Pièces détachées sont des sculptures qui suggèrent un mouvement par leur structure et leur façon libre et élégante de se développer ou de traverser l’espace. »

- En 1995, lors de notre premier entretien, nous avons découvert que le mot «formel» avait une connotation péjorative pour toi, alors que moi, en partant d’idées sur la forme développées par des gens comme Flaubert, Wilde, Kafka, Céline ou Gombrowicz, j‘avais une grande foi dans la possibilité de créer de nouvelles images et un nouveau monde en faisant confiance à la forme. Maintenant, tu parles de signifiants sans signifié. Comment tu vois ce rapport entre un travail formel et, par exemple, un contenu politique ou poétique?

François : « L’enjeu est de faire des œuvres aussi peu figuratives que possible avec le contenu le plus fort. Je recherche l’abstraction en faisant confiance à la forme, à toutes les formes, en approchant la possibilité d’un contenu intense. La résolution formelle d’une œuvre, c’est le minimum. On est des plasticiens, on est des spécialistes de la forme.
Mais une œuvre n’est réussie que si on a trouvé la forme la plus adéquate qui correspond à l’intention du projet. Intention et contenu sont des termes semblables pour moi. L’intention, dans ces expositions récentes, c’est de mettre l’accent sur ce qui fait la différence entre un espace et un autre, de valoriser la fine couche qui sépare un lieu d’un autre.
Cette intention est le fruit d’un séjour au Texas, il y a quelques années, où j’ai commencé à réfléchir sur cette extraordinaire séparation entre les États-Unis et le Mexique, et sur les conséquences que cela entraîne sur des vies réelles. C’est juste un trait sur une carte, c’est un mur au milieu de villes comme Berlin ou Jérusalem. Ces séparations, c’est le lieu où s’abîment tous les corps.
Comment donner une forme à ça ? Par exemple, en utilisant cette surface plane en tôle, tout en sachant qu’il est très important que la sculpture qui en résulte soit aussi fine que possible, presque comme du papier cigarette, et qu’elle est ce qui reste d’une extraction, d’une action qui a créé du vide. Il faut que la séparation soit fragilisée autant que possible et que la sculpture transmette une insignifiance tout en conférant de la valeur. Le collage de la feuille d’or et la découpe de la tôle sont des solutions formelles au service d’une intention.
La naissance de Pièces détachées est la question de savoir comment développer une sculpture dans l’espace avec le plus de rapidité et le plus de liberté possible et comment transmettre la volonté d’une apparition momentanée de quelque chose, qui pourrait apparaître et disparaître en un clin d’œil, une chose qui se met en place avec beaucoup d’économie de gestes et de matériau, tout en recherchant la tension d’un réseau qui occupe tout le volume d‘un espace. Finalement, je tombe sur la force extraordinaire de ces nouveaux aimants et la nouvelle possibilité de créer des structures qui gardent l’articulation d’un squelette, de notre corps, de chaque sculpture, au fond…
Le pavillon blindé nous rappelle qu’on fonctionne dans un contexte où les gens n’arrêtent pas de projeter de la valeur, d’ajouter de la valeur à des objets, et où la vitrine joue un rôle important de valorisation. En prenant cela au pied de la lettre, je montre une vitrine sans objet, que l’on semble avoir voulu pénétrer quand même et qui par cet acte a acquis la valeur d’une sculpture. J’ai voulu faire, de l’emballage, un enjeu afin de pouvoir parler de la question de la convoitise, du fait de désirer quelque chose d’inatteignable. Pour moi, c’est comme dire que nous sommes tous, en même temps, la question et la réponse.
En rassemblant signe du désir et objet du désir dans un même objet, on sent aussi qu’il y a une volonté de contrôle, mais qu’il y a eu en même temps une perte de contrôle. La même chose vaut pour Scribble. Il y a clairement une perte de contrôle. Tout ceci est, bien entendu, en lien avec ce que tu as fameusement appelé « Home Invasion » dans le cahier du Witte de With. C’est une question de contamination. En échappant au prévisible, Scribble contamine le lieu d’exposition. Nous voilà devant deux espaces relativement confinés par des sculptures très ajourées. Malgré la porosité, la liberté et la légèreté des sculptures, les espaces sont inaccessibles. Ainsi, ces sculptures communiquent avec les espaces fermés de Golden Cage et de Blindé, qui, tous deux, sont assiégés. Ainsi, ces sculptures sont liées à cette vieille idée du noyau et de la dispersion, dont tu as parlé dans le texte pour Limoges. Il s’agit de concentration et de dispersion, de territoires rongés et de limites franchies : ça touche à des questions formelles liées à la sculpture qui, en même temps, peuvent s’avérer politiques. »


Montagne de Miel, 19 février 2009