Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

Dennis Tyfus

Dennis Tyfus - 2008 - Pépé Cloué mis à nu à l’ouvre-boîte [FR, interview]
Interview , 3 p.

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Hans Theys

 

 

Pépé Cloué mis à nu à l’ouvre-boîte

Petit entretien avec Dennis Tyfus

 

Dans la Stella Lohaus Gallery d’Anvers a lieu actuellement une exposition superbement agencée avec des œuvres encore plus superbes de Dennis Tyfus (né en 1979). Trois nouveaux dessins de grand format (voire exceptionnellement grand : l’une des œuvres a été glissée en diagonale dans le local, comme un plan incliné reposant contre le mur du fond, pour pouvoir y rentrer complètement), une vingtaine de films d’animation visibles sur des moniteurs disséminés dans l’espace, et toute une série de spectacles et de performances d’artistes et de groupes musicaux amis (voyez www.dennistyfus.tk).

L’un des dangers qui guettent le spectateur de belles choses est l’accoutumance, qui lui fait perdre toute aptitude à l’émerveillement ou à la pudeur. Heureusement qu’il existe encore des êtres tels que Tyfus, qui vous secoueront par leur façon d'être et leur œuvre. En premier lieu, Tyfus fait partie de cette sorte d’artistes au sujet desquels on ne peut pas écrire sans avoir l’impression d’en faire trop peu. La raison en est que cet homme ne s’occupe pas d’art et encore moins du monde de l’art, il s’attelle simplement, sans interruption, à des centaines de choses jolies et bien faites qu’il estime vitales : de la musique, du dessin, des revues, des affiches, des disques vinyle, des programmes radio, des spectacles, des performances. Non comme un névrosé narcissique convaincu que chaque flatulence personnelle revêt une importance mondiale ; pas comme spectateur ou collectionneur : mais comme quelqu’un qui œuvre à ces choses, comme collaborateur, acteur, organisateur, musicien et dessinateur, comme admirateur du Kempisch Dagblad de Jef Geys, comme compagnon du doux Guy Rombouts, comme allié de Ludo Mich, comme ami de John Olson ou comme quelqu’un qui, en cas de besoin, fait appel à la manière économique ou le talent artistico-technique d’un collègue artiste tel que Vaast Colson.

 

Traînée de déchets

Voilà pourquoi Tyfus, tout comme Panamarenko par exemple, n’a pas d’« activité artistique », dans le sens qu’il ne se demande pas tout le temps comment il pourrait créer quelque chose qui ressemble à de l’art ou pourrait être considéré comme tel par un spectateur imaginaire, un acheteur, un galeriste ou – Dieu nous garde ! – un théoricien. Le résultat de cette activité impressionnante et infatigable est un fleuve d’images d’une facture superbe, qui serpente et se répand à travers le monde tel une traînée de déchets. (Les images ne sont pas le but, mais la conséquence de ses occupations.) Pour une exposition comme celle-ci, le tour de force consiste donc avant tout à ne pas copier les œuvres propres et à ne pas tomber dans une « présentation » de l’œuvre « véritable ». Eh bien, Tyfus l’a réussi pour la quatrième fois. Pour cette exposition, il a réalisé une nouvelle fois des œuvres destinées spécialement à cette occasion, sans que ces œuvres perdent en force ou en authenticité.

Avec des marqueurs Posca noirs, Tyfus crée des dessins sur un support de couleur. Dans le passé, ce support était constitué de taches de différentes couleurs ; désormais, il s’agit d’une seule couche de peinture jaune ou rose fluo. J’ai déjà décrit ailleurs comment, dans les dessins de Tyfus, les pores, les larmes, les gouttes de sueur, l’acné, les poils de barbe, les boutons, les pustules, les veines et les cheveux deviennent des pixels d’une trame vibrante. Dans les dessins actuels a eu lieu un glissement de forme géométrique qui fait que les œuvres sont constituées principalement de traits fins de forme toujours différente. Les dessins sont généralement plats, sans pans d’ombre, mais une seule toile révèle une tête d’ours réaliste, avec des ombres hachurées autour des orbites et sous la gueule, qui crée l’impression d’un affreux cauchemar qui crève la paroi mince d’un monde en forme de bédé. Un dessin contemporain culbute dans la texture et l’ambiance d’une gravure séculaire : le sommeil de la raison produit des monstres, comme au temps de Goya. Nous voyons comment quelqu’un qui s’est perfectionné pendant des années est capable de créer des formes dont l’effet est tout autant menaçant que libérateur.

Tyfus dessine sans interruption depuis ses cinq ans. Lorsque j’ai rencontré ses parents il y a peu (des gens charmants), son père m’a raconté qu’il ramenait chaque semaine en catimini du papier de l’imprimerie où il travaillait pour que son fils puisse continuer à dessiner sans interruption.

 

Motivations

La Stella Lohaus Gallery est l’une des rares galeries de Belgique à présenter un visage propre. Il ne faut pas être admirateur de l’œuvre de chacun des artistes qui sont représentés par cette galerie pour ressentir une grande appréciation de leur diversité mutuelle, qu’on peut ramener aux choix rebelles de Stella Lohaus, réputée par le fait qu’elle ne se laisse influencer par personne. Voilà pourquoi j’étais curieux de connaître les motifs de sa décision de collaborer avec Tyfus.

« En 2002, j’avais vu un carton d’invitation pour son exposition solo dans le Luchtbal », raconte-t-elle, « et j’ai été fascinée d’emblée. Nous vivions dans un climat culturel qui était déterminé par certaines caves d’horreur, et je découvrais soudain quelqu’un qui représentait des enfants qui n’étaient pas innocents. Je connaissais déjà l’œuvre de gens tels que Yoshitomo Nara, mais j’ai trouvé l’approche de Dennis très rafraîchissante. J’ai donc été le voir, et le courant est passé tout de suite. »

 

- Pourquoi cette œuvre est-elle intitulée « Splendid Eye Torture » ?

Dennis Tyfus : « C’est le titre d’un film de skate de Blockhead de 1989, un film rempli de couleurs fluo et de spirales tournoyantes. »

 

- Une autre œuvre s’appelle « Kauwgumballenboom » (arbre à boules de chewing gum)…

Tyfus : « C’est une chanson d’Elly et Rikkert, deux anciens artistes hippies qui sont devenus aujourd’hui des sortes de fanatiques religieux et nient que ces boules collantes roses dans les arbres qu’ils chantaient provenaient d’un trip au LSD. »

 

-Tous ces dessins sont des portraits de ton amie Narelle ?

Tyfus : « Oui »

 

- Elles font penser un peu aux solides matrones de Robert Crumb. Tu l’as fait intentionnellement ?

Tyfus : « Je ne connais pas l’œuvre de Crumb. Je ne suis pas in-té-ressé par les dessins humoristiques et les bédés. Il a bien dessiné une bonne housse de disque pour Big Brother and the Holding Company, mais le disque même ne ressemblait à rien. »

 

- Tu portes un badge fait maison avec les mots « ochtend yoegoord » (youghooort du matin).

Tyfus : « Une savoureuse bouillie chaude masculine ».

 

- D’où provient le terme « Pépé Cloué » ?

Tyfus : « C’est un type qui est complètement refermé sur soi et vient se plaindre au comptoir parce qu’il ne reçoit plus à boire. J'ai connu un entraîneur de basket qui était comme ça. Ce type a eu beaucoup de problèmes avec moi, mais il faut dire que j’étais un moutard insupportable. »

 

- Que vas-tu faire ces prochains mois ?

Tyfus : « J’ai envie de sortir une quarantaine de disques sur mon label Ultra Eczema. Entre autres de la musique de Space_cactus, qui est venu jouer ici à l’exposition. D’autres viennent également : John Olson, Wolf Eyes, Spencer Yeh, Chris Corsano et Orphan Fairytale. Pendant le vernissage, nous vendons de la tequila. Avec la recette, je paie les musiciens…

Tu sais quel est le problème des pommes ? Elles ont toutes une saveur différente. Un Balisto, par contre, c’est toujours un Balisto. Et il ne te donne pas mal au ventre. Les fruits et les animaux : ils sont tous deux aussi horribles. Je dessine peut-être beaucoup d’animaux, mais si par malheur un hibou rentrait ici en volant, je vais chercher tout de suite Stella et Lore pour faire évacuer cette bête. Attends, je vais chercher mon appareil polaroid. Nous ferons une photo de nous-mêmes pour illustrer ton texte. Je dessine quelque chose sur ton front, mais tu ne peux pas regarder dans un miroir avant d’avoir terminé ta conférence de ce soir à Gand… »


 

Montagne de Miel, 11 mai 2008