Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Ann Veronica Janssens - 2003 - De glijdende blik [NL, essay]
Texte , 9 p.




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Hans Theys
 

Le regard glissant
À propos de l’œuvre de Ann Veronica Jannsens


1.       A propos de cécité, de propositions sculpturales et d’images en mouvement

Une œuvre d’art accomplie émeut. Les rencontres avec des œuvres d’art accomplies sont des expériences. Elles nous changent. Quelque chose dans notre tête et dans notre cœur se met à bouger et, une fois ce glissement effectué, nous ne pouvons plus jamais remettre le dressoir de nos pensées exactement au même endroit. Trop de choses ont changé. La poussière invisible sur le parquet a été dérangée, le dernier rai de lumière de la journée ne se réfracte plus de la même manière, le reflet de la chambre ne se dessine plus jamais parfaitement sur toutes les portes, le dressoir s’est imperceptiblement gauchi, toute la maison s’est légèrement déformée, le soleil occupe une nouvelle place, nous traversons la vie autrement.

Aucune œuvre d’art plastique n’a influencé mon regard comme le travail d’Ann Veronica Janssens (°1956). Sans son travail et l’œuvre de Proust – la poussière dansant dans un rayon de soleil, le visage d’une jeune laitière embrasé par le lever du soleil et les vues de mer en réduction scintillant dans les portes vitrées de la bibliothèque de sa chambre d’hôtel à Balbec, chaque porte vitrée formant un petit tableau à part, avec un voilier qui passe parfois de l’un à l’autre –, jamais je n’aurais vu ce que je vois aujourd’hui. Plus je regarde, sens, écoute, goûte et touche, plus je m’aperçois que chaque moment est unique. Le parfum du tilleul n’envahit pas chaque année la place du village, les pétales des salicaires ne vibrent que quelques fois par an comme des ailes d’insectes, les feuilles rouges du cerisier, flétries par l’automne, ne se dressent qu’un matin par an – et encore – toutes figées dans la même direction, parce qu’elles ont gelé sous un vent constant qui les a toutes soulevées de la même manière.
          Lorsque, il y a six ans, en ce jour d’octobre où est née ma première nièce, j’ai quitté l’hôpital à six heures du soir, trois mouettes ont décrit un virage au-dessus de ma tête. Le soleil couchant a coloré d’orange leur ventre blanc. Hier, j’ai observé comment l’angle supérieur gauche d’un bâtiment de béton blanc se dissolvait entièrement dans la lumière du soleil couchant pour ne plus être qu’une tache orange aveuglante et liquide. Et il y a quelques semaines, le ciel gris-bleu parsemé de nuages blancs s’est reflété deux secondes sur le revêtement de l’autoroute. On aurait dit qu’une bouchée d’horizon avait brusquement été happée et j’ai songé un instant, les mains fiévreusement agrippées au volant, que j’allais sombrer dans cet abîme bleu soudain apparu devant moi. (« Le train, c’est comme le cinéma, une voiture, c’est comme un atelier. ») Souvent, j’observe les ombres, parfois abstraites, parfois fidèles à la nature, qui se projettent sur l’arrière des camions blancs qui roulent devant moi sur l’autoroute. « Pour faire du cinéma, il suffirait de se promener muni d’un écran blanc, me dis-je alors ; c’est cela, un travelling. » Je suppose que je ne l’aurais jamais remarqué sans le travail d’Ann Veronica Janssens. (Ce matin j’ai même vu deux images rémanentes, l’une à côté d’un objet rond et vert clair, ce qui produisait un halo mauve et fluorescent, et l’autre autour d’une simple horloge ronde avec un cadre en bois. Ceux qui sont avides de vivre une expérience semblable peuvent s’entraîner aux pages 134 et 135 de ce livre.)
          Le cinéma le plus accompli, rehaussé des sculptures les plus belles sans cesse en mouvement, je l’ai expérimenté durant l’enfance, dans un verger retourné à l’état sauvage où je passais mes journées à jouer. Tout y était toujours en mouvement, les possibilités de découverte étaient en fait illimitées. Lorsque je retrouve cette même impression d’espace dans une œuvre d’art, j’ai la sensation d’atterrir dans un monde d’authentique liberté. Peu de bâtiments suscitent un sentiment d’espace. Il y a certes de la place, mais il n’y a pas d’espace. Les sculptures, tableaux, compositions musicales et livres accomplis rendent le monde vivable en faisant place à sa mobilité. Nous avons besoin de formes pour regarder et pour penser, mais nous devons aussi pouvoir nous détacher de ces formes si nous voulons découvrir quelque chose de nouveau.
          J’ai lu cette année un livre où deux philosophes – Bryan Magee et Martin Milligan – discutent de la différence d’appréhension du monde que peuvent avoir les aveugles et les personnes voyantes. Martin Milligan, aveugle depuis l’âge de dix-neuf mois, n’a gardé aucun souvenir visuel, aucune représentation de ce que peut signifier le fait de voir. Au grand étonnement de Bryan Magee, il déclare d’emblée qu’il considère la vue comme une faculté largement surestimée. Nous sommes en contact avec le monde au moyen d’une série de phrases, dit-il, et, bien que je ne voie rien, je pense tout de même comprendre et pouvoir utiliser toutes ces phrases comme les personnes voyantes. La réponse de Bryan Magee est ferme : les aveugles ont peut-être la même connaissance que les personnes voyantes, admet-il, mais non la même expérience. Comment un aveugle peut-il affirmer pouvoir mener une vie normale ? Milligan qualifie de racistes les idées de Magee et les prétend déformées par une conception limitée de la « normalité ».
          Ils ont tous les deux raison. Cependant, j’ai plus de sympathie pour Milligan, parce qu’il soupçonne, sans pouvoir le prouver, que la plupart des gens utilisent rarement leurs yeux pour voir ce qu’ils ne peuvent nommer. En fait, ils n’ont pas beaucoup plus d’expériences visuelles authentiques que les aveugles.
          Les artistes ont des expériences, visuelles et autres, à notre place. Ils sont les moins aveugles d’entre nous, ceux qui réussissent de temps en temps – souvent en faisant des recherches ou en essayant de bricoler quelque chose – à sentir, observer ou penser quelque chose que leurs contemporains n’ont pas encore perçu. Leurs travaux rendent compte de ces expériences ou les évoquent en nous.
          Dans son superbe ouvrage « Nikolai Gogol », Nabokov fait observer que la littérature russe était myope avant l’arrivée de Gogol et de Pouchkine. « La forme que la littérature percevait était un contour dessiné par la raison ; elle ne percevait pas elle-même la couleur, mais utilisait exclusivement les combinaisons éculées de substantifs aveugles et d’adjectifs dociles que l’Europe avait héritées des auteurs de l’Antiquité. Le ciel était bleu, l’aube rouge, le feuillage vert, les beautés avaient des yeux noirs, les nuages étaient gris, et ainsi de suite. Gogol a été le premier à remarquer le jaune et le violet. Je doute qu’avant cette époque, un écrivain, en Russie surtout, ait jamais remarqué le dessin mouvant de la lumière et de l’ombre sur le sol en dessous des arbres ou les effets que la lumière du soleil peut tirer de la couleur du feuillage, pour ne citer que les exemples les plus frappants. »
          Ce n’est pas un hasard si cette remarque est faite par un spécialiste des papillons qui, dès son plus jeune âge, parcourait les forêts autour de la maison familiale à la recherche de papillons de formes différentes et aux ocelles à motifs variés (il y avait encore beaucoup de papillons, car son oncle venait seulement d’abattre le dernier ours) et qui, en automne, collectionnait avec sa mère les feuilles d’érable et les classait par couleurs de manière à obtenir un spectre complet, à l’exception des bleus. Les yeux et le cerveau de Nabokov étaient entraînés à détecter les nuances les plus subtiles et les variations les plus infimes.

Ann Veronica Janssens n’est pas la première artiste à s’intéresser aux variations de la lumière. Mais la particularité de son travail est sa recherche de solutions formelles à des images en mouvement et sa volonté de créer des sculptures qui se présentent non pas comme des réalisations monumentales, mais comme des propositions qui invitent à regarder sous un nouveau jour une situation donnée.
          Le mot « proposition » n’est pas tout à fait approprié. Il fait trop penser à des idées et ne reflète pas suffisamment l’importance de l’exécution matérielle et de l’expérience physique de l’œuvre. Les réalisations, en dépit de leur intelligence, apportent réellement une solution formelle et sont garantes d’expériences complètes. En même temps, l’artiste recherche une forme légère, non contraignante, à l’instar des nuages qui nous montrent la lumière du soleil couchant sans pour autant s’imposer à nous de la même sempiternelle manière visuelle.
          Quelqu’un m’a un jour demandé si Ann Veronica Janssens dessinait. « Essayez de vous imaginer un dessin sans crayon ni papier, ai-je répondu, fait de formes et de matériaux qui n’ont rien à voir avec l’art traditionnel et qui vous montre une image en mouvement. Elle est certainement capable de réaliser un tel dessin. »
          Par une belle journée de printemps, je suis arrivé chez elle alors qu’elle collait des films thermosensibles sur de minces coussins de caoutchouc noir. Ce matériau change de couleur à la moindre variation de température. Un des coussins se trouvait sous un prunier : un rameau fleuri, agité d’un doux balancement, y projetait une ombre qui, en se formant et en se décomposant, modifiait sans cesse la couleur de la surface thermosensible.
         La beauté de l’image venait de ce qu’elle était clairement composée d’une série d’images distinctes qui se transformaient lentement l’une par l’autre. Le film thermosensible « regardait » le rameau en mesurant la température de sa propre peau. Il formait un lent miroir, qui nous ouvrait au mécanisme de notre perception et nous faisait admirer la rapidité de notre cerveau.

De 1987 à 1993, l’artiste réalise des propositions sculpturales avec des blocs de béton cellulaire ou des briques qu’elle emprunte à des entrepreneurs locaux. En 1989, à Lyon, la terrasse de la Villa Gillet est prolongée par une forme en blocs de béton qui épouse en partie l’escalier. Dans la villa, intérieur et extérieur se reflètent sur des surfaces de verre appliquées aux murs. Les murets en blocs de béton sont des dispositifs optiques qui nous aident à apprécier différemment un espace, une durée ou une certaine qualité de lumière.
          À l’issue de l’exposition, les blocs sont rapportés à l’entrepreneur. Ils ne sont ni conservés ni vendus. L’œuvre en effet n’est pas constituée des blocs, mais de ce qu’ils rendent visibles ou tangibles. L’objectif est l’expérience, et l’installation n’en est que le moyen.

Une de mes sculptures préférées est « Le bain de lumière », superposition de quatre aquariums sphériques remplis d’eau. Chacun capte une image légèrement décalée du monde extérieur, et les images projetées les unes au-dessus des autres font penser à quatre photogrammes d’une séquence cinématographique. Les images changent selon les variations de la lumière extérieure. Lorsqu’on se déplace, elles accompagnent le mouvement. « Le bain de lumière » est comme un film privé de son support habituel, tout comme « Blue, Red and Yellow », le volume au brouillard coloré, nous propose la couleur sans support visible ou tangible.
          L’appareil optique essaye d’être précis, mais les images qui en résultent sont libres. « Aquarium », créé en 1992, en donne un exemple. Dans un récipient en verre rempli d’un mélange d’eau et d’alcool flotte en suspension une sphère d’huile transparente qui forme une lentille. Elle bouge de façon imprévisible. Ses mouvements sont déterminés par la proportion d’alcool et d’eau dans la solution, par la température ambiante et par les vibrations extérieures. Les images captées par la lentille se transforment lentement. La sculpture est proche des films thermosensibles. On pourrait la comparer à un nuage qui nous entourerait et nous accompagnerait partout. C’est une petite usine à images.

On ne peut pas contrôler les mouvements de la petite sphère. Tout comme pour les espaces remplis de brouillard artificiel, obtenir la densité correcte et les effets chromatiques souhaités nécessite une grande précision, mais il n’existe aucun désir de contrôler les images qui en résultent. Cet équilibre provisoire fait tout à la fois la force et la fragilité des interventions. Chaque expérience vécue avec l’œuvre se passe différemment. La sculpture s’enrichit de la valeur du moment. Le temps qui s’écoule durant l’expérience du spectateur participe de la sculpture. Mieke Bal, auteur d’un bel essai sur le travail d’Ann Veronica Janssens, parle de « l’épaisseur du temps » qu’elle a ressentie dans les sculptures de brouillard.

Projections exceptées, presque toutes les sculptures d’Ann Veronica Janssens sont pensées en fonction de la lumière naturelle, dont les variations sont une condition nécessaire à l’expérience. Souvent même elles en constituent le sujet. Cet aspect était particulièrement frappant lors de l’exposition « Light Games » à la Neue Nationalgalerie, où le bâtiment conçu par Mies van der Rohe est resté pratiquement vide. Dehors, sur l’esplanade qui entoure le musée de verre, se trouvait un pavillon aux parois translucides colorées (une face rouge, une bleue, une jaune, une claire). Dans ce volume était projeté un brouillard artificiel qui rendait concrètes les couleurs et les combinait entre elles. Le visiteur se promenait dans la couleur à l’état pur, détachée de tout support visible. À l’intérieur du musée, il découvrait des miroirs mobiles, des vélos dont les roues étaient recouvertes de disques en aluminium gravés d’un sillon et réfléchissant la lumière. Et, comme une maquette idéale de l’événement total, une sphère liquide flottait dans un aquarium, formant une lentille.

L’intérêt d’Ann Veronica Janssens pour les jeux de lumière et le traitement sculptural de l’espace présente des similitudes avec la peinture de Johannes Vermeer, d’Emmanuel de Witte et de Pieter Saenredam, où architecture et lumière constituent le thème non narratif du tableau. Un autre point commun est l’approche de la figure humaine, souvent représentée en tout petit, de profil ou de dos. Le spectateur ne peut pas s’identifier aux personnages et est invité à regarder l’espace représenté et la facture du tableau. En peinture, ces tableaux ont amené l’œuvre de Robert Ryman et, sur le plan tridimensionnel, les espaces ouverts d’Ann Veronica Janssens.
          Alors que le galeriste Brian Butler et moi parlions de Vermeer, il me montra une reproduction de son tableau préféré de Vilhelm Hammershøi : « Interieur der grossen Halle von Lindegaarden », qui représente une grande salle vide. Il s’agit d’un tableau singulier (voir p. 25). L’attention se porte d’abord sur le rendu de la lumière naturelle jouant avec l’espace intérieur. On remarque ensuite que le tableau est dominé par la représentation partielle et asymétrique du plafond, qui fait basculer l’espace. L’absence de meubles donne de l’ouverture à l’espace. Hammershøi a probablement opté pour cette perspective afin de repousser au second plan la chambre en tant que sujet et mettre en évidence le jeu de la lumière et la facture du tableau. En réduisant radicalement l’espace à un simple support de lumière, l’artiste apporte au tableau une connotation inquiétante et inattendue, à l’instar des séries apparemment répétitives de Warhol qui suscitent, malgré l’intention de l’artiste, des réactions d’ordre affectif en raison des variations de leur précision et de leur tonalité.
          Le travail d’Ann Veronica Janssens se caractérise par une semblable association d’ouverture et d’agressivité, de candeur et de fermeté, d’objectivité et de sentiment. Les objets et les espaces deviennent des écrans de projection, l’architecture est démantelée, place est faite au spectateur, mais le nouveau lieu met celui-ci mal à l’aise.
 

2.       Bref aperçu de l’œuvre

En 1986, pour l’exposition « Portrait de scène » à Rome et à Venise, elle réalise une sculpture faite de longues lattes métalliques liées par du fil de fer, formant un grand cerceau souple dont une partie gît sur le sol et l’autre repose sur une échelle métallique. Elle soutient l’échelle qui la soutient. Lorsque j’ai vu cette sculpture pour la première fois, j’ai ressenti une menace émanant de cet équilibre précaire. Si l’échelle glisse, le cerceau ira s’abattre comme une lame de guillotine. Les lattes semblent provisoirement unies par les minces fils de fer et la sculpture menace à tout moment de s’effondrer. Cette installation convainc par sa façon paresseuse de se coucher au sol, par l’association de la petite échelle droite et de la forme ronde, souple, féminine, ainsi que par la simplicité de la forme, des matériaux et de l’assemblage. Une caractéristique de cette sculpture est qu’elle a été réalisée sur place avec des matériaux trouvés dans les environs immédiats du bâtiment.
          L’artiste procède souvent de la sorte. Elle visite l’endroit de l’exposition et cherche la manière dont elle peut le rehausser d’une nouvelle perspective. Ainsi, à l’Institut Arenberg de Louvain, plusieurs châssis de fenêtre, trouvés dans les caves du bâtiment, ont été superposés sur le sol d’un petit local. La lumière reflétée par les vitres posées par terre éblouissait davantage que celle qui venait de la fenêtre. En 1991, dans le cadre de la préparation d’une exposition à Bratislava, l’artiste rencontre Pavel, un employé oublié du musée, dans les caves de l’édifice. Avec son autorisation, elle le photographie et expose le portrait.
          Chaque lieu appelle une forme spécifique. En 1987, au Botanique, elle présente une vitrine contenant six plaques de verre flottant les unes au-dessus des autres ; elle supprime une grande porte et monte un long mur à l’Usine van Dooren à Mol (voir page 23) ; elle habille d’argile fraîche la rampe du garde-fou de la galerie du Botanique ; tandis qu’au Musée d’Art moderne, des plinthes-miroirs disposées en oblique dans la salle Altenloh reflètent le parquet et donnent au visiteur la sensation de se déplacer au sommet d’une pyramide tronquée… En 1988, elle monte un sas en parpaings au Lege Ruimte à Bruges, elle applique une moulure en bois encadrant au plafond l’éclairage d’une salle d’exposition à Madrid, elle construit à Tielt une structure en bois chevauchant le mur qui clos un parc, elle surélève le sol de la Galerie Inexistent, et elle dépose dix-huit feuilles de verre sur l’appui de fenêtre de la Casa Frollo à Venise… (Voir p. 106–107.)

Peu à peu, l’œuvre d’Ann Veronica Janssens acquiert une touche personnelle, qui se reconnaît non pas à une forme fixe et prévisible, mais à une attitude conséquente. Au fil des ans apparaît une diversité croissante des solutions formelles. En 1989, elle réalise pour le Provinciaal Museum de Hasselt une composition de panneaux de bois aggloméré, aux dimensions variables. La même année, elle dépose un tapis légèrement surélevé, placé parallèlement au vélum bleu du Palais des Beaux-Arts dont il reprend la couleur et les proportions, elle présente deux feuilles de verre dont l’une repose sur le fond et l’autre sur le dessus d’une vitrine, ce qui produit l’illusion d’un cube transparent. En 1990, elle crée une autre version de l’œuvre réalisée pour le Provinciaal Museum de Hasselt à la Galerie Micheline Szwajcer. Cette fois, ce sont des blocs de polystyrène expansé qui se déplacent légèrement chaque fois que s’ouvre la porte qui donne accès à l’espace d’exposition. À Clisson, seize miroirs superposés sont placés sur la terrasse d’une villa. En 1991, au Provinciaal Museum de Hasselt, dans une vitrine, deux feuilles de verre concaves sont superposées, formant ainsi une lentille.
          En 1993, à Londres, un tube de métal perce le mur mitoyen d’une galerie et offre une vue sur l’intérieur d’un squat. À Eupen, un arbre est sonorisé avec les extraits musicaux du guide sonore des oiseaux d’Europe de Jean Rocher… En 1994, à Thiers, dans une grotte, une feuille d’aluminium marouflée sur un rocher diffuse la lumière diurne et nocturne. À la Galerie des Beaux-Arts, une demi-sphère creuse en plexiglas crée une bulle optique convexe par un jeu de réflexion de la lumière. À São Paulo, elle compose une construction en briques recyclées enveloppées de papier d’aluminium et distribue des rouleaux de ruban adhésif édités en quatre langues sur lesquels sont imprimés « Loisir et survie ». En 1995, à Dunkerque, elle propose « Souffles », une installation sonore diffusée par huit enceintes placées dans la magnifique charpente de l’ancien Entrepôt des tabacs. Elle crée également « Le bain de lumière »… En 1996, elle crée « Grand disque », un disque en aluminium gravé d’un sillon qui projette un léger cône lumineux. À Middelburg, un projecteur Cyberlight crée un rayon lumineux dans une longue salle obscure : Représentation d’un corps rond. Cette projection, en traversant une brume artificielle, crée un cône creux qui alternativement tourne sur lui-même et s’immobilise… En 1997, au Muhka, deux grandes salles entièrement blanches et contiguës, baignées par une source de lumière naturelle, contiennent un brouillard blanc, dense, qui se maintient en suspension dans l’espace… En 1998, à Anvers, elle parsème le sol de la galerie de cailloux bleus : « La pluie météorique ».
          En 1999, elle propose « Super Space » à Utrecht : treize projets. Chacun explore le thème de la ville. « Super Space » renvoie à une infinité d’expériences d’espaces – urbains, architecturaux, mentaux, psychologiques, virtuels, publics et privés – et l’espace lui-même, qui les englobe tous. « Super Space » met l’accent à la fois sur l’expérience du macro- et du micro-cosmos, de l’espace entourant l’espace aussi bien que de l’espace au sein de cet espace. Dans une baraque de chantier au bord du ring d’Utrecht, elle installe la maquette en plâtre d’un espace blanc dépourvu d’angles. L’œil ne peut plus en distinguer les limites ni les dimensions réelles. 6 000 pièces d’une valeur de 2,5 florins sont converties au moyen d’autocollants par leur équivalent en oxygène, extase, temps, météorite, silence et mémoire digitale. Cinq voitures biplaces acoustiquement isolées du monde extérieur sont mises à la disposition des visiteurs. Ceux-ci font l’expérience d’une musique électronique accélérée et diffusée dans une cellule en mouvement, qui altère la perception de l’environnement.

(J’avoue qu’une telle énumération est en totale contradiction avec l’œuvre de cette artiste, car chaque intervention est le résultat de multiples considérations sur le lieu. Mais comme il m’est impossible de les décrire toutes, il me semble plus pertinent de présenter soixante documents et quarante photos sur une seule exposition.)

Ann Veronica Janssens n’a pas à proprement parler d’atelier. On trouve néanmoins dans sa maison une série d’échantillons d’installations en devenir et une grande table où elle formule ses propositions avant de rechercher les artisans et les spécialistes qui pourront l’aider à concrétiser ses projets.
          Ces dernières années, son travail prend davantage la forme d’un laboratoire ambulant, qui permet de nouvelles expérimentations et les confronte à l’expérience du spectateur.
          Tous ces travaux reprennent un aspect d’une expérience précédente et le développent. « Représentation d’un corps rond » est la version en lumière artificielle de « Grand disque », dont « 100 000 Lires » est la version de poche et les enjoliveurs gravés la variante en mouvance. « Muhka » est en partie le détail dilaté de la « Représentation d’un corps rond », « Espace infini » est le détail de « Muhka » et « Blue, Red and Yellow » en est une étude colorée.
          D’autres études comme « Flash Film » (Rennes, 2001), « Playing with your Head » (Birmingham, 2002), « Scrub Berlin » (Berlin, 2002) et « Donut » (San Francisco, 2003) ont elles aussi été produites et mises au point les unes à partir des autres.

Si, par le passé, Ann Veronica Janssens formulait en général une seule proposition par exposition, depuis 1999, elle propose régulièrement plusieurs interventions. Ses expositions présentent un éventail de propositions qui se déploient en parallèle. L’œuvre va visiblement se multiplier et se transformer, elle se ramifie et s’étend peu à peu sur le musée et sur la ville, telle une fleur dont les rhizomes se propagent. Elle resurgit çà et là, légèrement changée dans sa forme, sa taille et sa couleur.
          Dans le même temps, l’artiste s’efforce de rester le plus possible en retrait et de limiter et simplifier l’ampleur de ses interventions. Toujours, elle cherche la légèreté, la discrétion et la prudence.
 

3.       Une touche personnelle, qui ne se reconnaît pas à une forme fixe et prévisible

Ann Veronica Janssens n’est pas en quête d’une forme ou d’un style reconnaissable ; elle cherche surtout des solutions formelles qui n’ont pas une valeur monumentale permanente mais dépendent, par le thème et la forme qu’elles développent, du regard du spectateur et du moment où elles sont observées. Certes, toutes les œuvres d’art s’accomplissent à travers le regard du spectateur, mais tous les artistes n’en font pas le thème essentiel de leur travail. Un autre exemple contemporain, quoique très différent, est l’œuvre de Mike Kelley.

On compare souvent le travail d’Ann Veronica Janssens aux recherches des minimalistes. L’historienne de l’art et conservatrice Liliane Dewachter fait quelques distinctions importantes : « Le point de départ d’Ann Veronica Janssens est toujours la réalité, elle travaille toujours dans et avec l’espace – mis à sa disposition ou choisi par elle –, qui fait dès lors fondamentalement partie de l’œuvre. Elle est régulièrement considérée comme une représentante du minimal art, elle étudie en effet elle aussi la relation entre des objets et un espace défini, mais elle est moins dominante, plus discrète dans ses interventions. Il est plus juste de dire qu’elle travaille de manière minimaliste, mais sans faire du minimal art. En fait, elle présente les acquis, la conception de l’espace et de la forme du minimalisme sous un jour déterminé : avec de simples moyens et des interventions subtiles, elle réussit à animer un espace et en même temps à faire percevoir, ressentir cet espace d’une manière différente, nouvelle, par le spectateur. Par ses installations et ses interventions, elle nous montre des choses et des situations qui, autrement, passeraient inaperçues. »
          Selon l’artiste, son travail est peut-être élégamment charactérisé par la proposition « Phosphènes ». Cette intervention consiste à inviter les spectateurs, au moyen d’un tract, d’une vidéo ou d’un panneau lumineux : « Phosphènes, une exploration micro-organique. Des motifs géométriques colorés et lumineux apparaissent dans l’œil lorsqu’on exerce une pression des doigts sur les paupières fermées. » Une telle proposition est libre et légère. Elle n’impose pas de forme bien définie ou d’image statique. Elle est plus une proposition qu’un résultat. Elle est accessible à tout le monde, personne ne peut se l’approprier et elle peut basculer à tout instant dans le presque-rien.

Il arrive aussi que l’on souligne les points communs qui existent entre le travail d’Ann Veronica Janssens et les acquis de l’optical art. Certains phénomènes visuels, déjà abondamment étudiés par les scientifiques, sont utilisés depuis les années 60 pour créer des peintures, sculptures ou installations visuellement surprenantes. À la fin des années 60, des artistes comme Jesús Rafael Soto et Carlos Cruz-Diez ont même réalisé des installations tridimensionnelles qui font penser aux expérimentations actuelles de la couleur dans l’espace chez Ann Veronica Janssens. « Flash Film » à Rennes en 2001 en est un exemple : des ronds de papier coloré de différentes tailles furent collés sur le mur. Ann Veronica Janssens décrit l’installation en ces termes : « Si le visiteur abandonne son regard sur les taches de couleur et qu'il le laisse glisser, il perçoit après quelques secondes un halo et une pluie de ronds lumineux de couleur complémentaire sautillant sur le pourtour des taches. Il lui est possible de déplacer cette image assez loin du point d'origine. Jouant ainsi d'une sorte de palette interne, le lecteur se crée son propre film, il en définit la durée ainsi que le mouvement dans l'espace. » Ce qui importe, ce ne sont pas les effets visuels, mais la manière dont on essaie de les faire agir dans l’espace et dont on les situe dans un rapport différent avec le corps du spectateur.


4.       Une attitude conséquente

Ce qui m’attire le plus dans ce travail, c’est la réceptivité sensorielle, la discrétion, la précision, la liberté, l’humour, la connotation politique et la nuit cachée.
          Un mot d’abord à propos de la nuit cachée. La méthode de travail d’Ann Veronica Janssens ressemble parfois à celle de Flaubert, dont on disait qu’il abattait toute une forêt pour faire un cure-dent. Mais il s’en servait ensuite pour bâtir des châteaux. Janssens, elle, ose en rester à un seul cure-dent. Pareille attitude demande force, courage et persévérance. Chaque proposition n’est presque rien et semble pouvoir à tout moment basculer dans l’insignifiance.
          Le visiteur qui découvre ces propositions ressent des choses qui ne sont pas dites, des choses obscures que personne ne doit venir expliquer. La projection Scrub Berlin est un bombardement douloureux de rectangles colorés qui semble vouloir nous empêcher de penser. Certains visiteurs sont pris de claustrophobie dans les installations de brouillard. Ils sont insécurisés. Complètement entouré de brouillard coloré, vous plongez dans une nuit visible. Vous ignorez où vous êtes, mais peu importe, car tous les êtres et tous les objets se sont dissous. Il n’y a plus de signes. Vous êtes devenu peau, et derrière vos yeux devenus inutiles, votre cœur se met à battre plus fort.

Il y a quelque chose d’amusant à remplir un musée de brouillard, à montrer aux spectateurs un rai de lumière flottant huit centimètres au-dessus du sol, à faire retentir des bruits d’oiseaux dans un parc, empiler quelques bocaux remplis d’eau, faire planer un mur au moyen d’un miroir qui reflète le parquet ou percer le mur d’une galerie d’un tuyau qui permet de regarder de l’autre côté et résonne en outre joliment quand on frappe dessus avec un objet métallique.
          Pour une exposition dans un béguinage, Ann Veronica Janssens ferme complètement un bâtiment et y fait retentir des bruits d’explosion qui font trembler les bâtiments adjacents et les œuvres d’art qu’ils hébergent. Rendre bruyant un endroit calme et rendre présent un espace inaccessible : il s’agit de deux inversions sculpturales comiques.
          Le poète et peintre Walter Swennen m’a raconté que Marcel Broodthaers qualifiait un travail de ‘rigolo’ lorsqu’il le trouvait bon. Le travail d’Ann Veronica Janssens est rigolo. Il n’est ni ironique ni laconique, il est espiègle. Il est doté d’une grossièreté raffinée, d’une délicieuse simplicité, édifiante dans un milieu où la pseudo-profondeur, l’aveuglement académique et la prétention intellectuelle tiennent le haut du pavé.
          L’humour d’Ann Veronica Janssens est subversif, mais non antagoniste. Elle ne se moque de personne, sinon de quelques architectes. C’est l’humour de la vie débordante, tempéré par une humilité qui est rare chez les artistes masculins.
          L’humilité, c’est la justesse du regard. Ne voir ni trop ni trop peu. Essayer de voir les choses à leur place. Ne pas interférer. L’humilité, en art, se traduit par des interventions nécessaires, économes de moyens, qui sont adaptées à l’environnement. À Venise, un couloir sombre s’éclaire d’une pile de feuilles de verre déposées sur un appui de fenêtre ; lors d’une exposition au Brésil, on distribue des rouleaux de ruban adhésif qui portent l’inscription « Loisirs et survie » ; dans un musée vidé par Joëlle Tuerlinckx, l’attention est attirée sur un rai de lumière flottant à huit centimètres au-dessus du sol ; un musée tout blanc est rempli de brouillard, et la terrasse d’une villa est prolongée par un empilement de briques.
          Une œuvre d’art modeste, écologique en fin de compte, qui prend politiquement position. Comme j’ai pu le dire ailleurs en parlant du travail de Michel François, la politique est l’organisation de la manière dont vie privée et vie publique sont séparées l’une de l’autre ou accordées l’une avec l’autre. Toute action ou omission publique est un acte politique. La discrétion et la parcimonie des propositions d’Ann Veronica Janssens disent quelque chose de la place que nous sommes censés occuper et de la façon dont nous pouvons la transformer en un lieu où il soit possible de vivre. En 1993, lorsque l’artiste a été invitée par la Fondation pour l’architecture à faire une exposition en rapport avec l’architecture paysagiste de Jean Canneel-Claes, elle a présenté avec Michel François un livre où figuraient des photos de maisonnettes construites par des plongeurs marocains avec des matériaux rejetés par la mer. Lorsque, quelques années plus tard, j’ai voulu publier une photo couleur d’une de ces maisonnettes et l’accompagner du mot « cabane » en légende, elle m’a fait remarquer, gentiment mais fermement : « Ce ne sont pas des cabanes, ce sont des maisons. » La teneur politique de son travail réside dans l’accomplissement ininterrompu de ce discernement. Elle prend politiquement position, au même titre que la voix si proche de Serge Gainsbourg, qui installe avec le public une intimité que l’on ne partage d’ordinaire qu’avec les gens qui peuvent nous chuchoter à l’oreille (ce qui confère à ses chansons un ton incestueux), ou comme le flux des images et des pensées de Virginia Woolf, qui fait paraître pitoyable tout discours soi-disant structuré logiquement.
          Je compare le travail d’Ann Veronica Janssens avec les romans de Virginia Woolf, parce qu’il a lui aussi quelque chose de dissipé, d’effréné qui, en dépit d’interventions généralement minimales, fait se fondre le monde, se confondre intérieur et extérieur, s’estomper les frontières et se dissoudre les formes solides. Orlando peut vivre mille ans et changer de sexe entre-temps, parce que l’espace littéraire rend une telle chose possible. Les propositions de Janssens ont le même radicalisme. Elle propose des formes, mais on sait qu’elles seront supprimées par la suite. Elle joue, mais non sans l’idée d’une limite nocturne que personne ne dépasse. Dans « La Promenade au phare », Virginia Woolf présente une famille cent pages durant, dont un petit garçon qui aimerait voyager jusqu’à un phare. Puis en quelques pages, elle assassine presque toute la famille dans le chapitre « Le temps passe ». Et au moment où, des dizaines d’années plus tard, le garçon désormais adulte atteint enfin le phare, Lily Briscoe achève d’un seul trait de pinceau un tableau entamé au début du roman. L’ensemble des événements, les malentendus et les manquements, les désirs et le passage du temps deviennent visibles à travers le phare, le repère optique qui rend possibles nos vécus et nos pensées et les ordonne.
          Quelque chose d’analogue se produit dans le travail d’Ann Veronica Janssens. L’image montrée ne constitue pas le point final de son expérience ou de la nôtre, elle en est le point de départ. La lentille en huile de silicone flottant dans son récipient d’eau forme une sculpture en elle-même, et capte en même temps une image qui se transforme sans cesse. Elle est un léger seuil optique qui vient se glisser entre la réalité et nous pour rendre possible une expérience. L’œuvre d’art est un véhicule, une proposition, un moyen. Elle constitue une transition entre fixité et fluidité, entre le déjà connu et visible et l’encore inconnu ou imperceptible, entre « space » et « superspace ». « Dans beaucoup de mes travaux, explique Ann Veronica Janssens, par exemple « Aquarium » ou la petite sculpture de Casa Frollo, il s’agit d’un espace qui donne sur un super-espace, un espace différent, imprévisible, comme la lumière qui s’infiltre partout, jusqu’au fond des tiroirs, ou l’eau qui s’engloutit invisiblement pour resurgir à un tout autre endroit. J’essaie ainsi d’apporter, avec un maximum de légèreté, de petites modifications qui sont pratiquement impalpables, mais qui élargissent le plus possible notre expérience. »

Il y a quelques années, alors que je préparais une publication sur une chorégraphie de Pierre Droulers, j’ai découvert le concept japonais de « ma », qui désigne un intervalle spatio-temporel entre deux personnes, états ou événements. Dans le sport de combat qu’est l’aïkido, par exemple, « ma » désigne l’espace entre deux adversaires, que chacun d’eux apprécie différemment en fonction de leur propre vitesse et de celle de l’autre. Cette notion sert également à indiquer la place que l’on peut faire à quelqu’un pendant une conversation. (Je ne veux pas répondre à des questions, déclare Deleuze à Claire Parnet, car les questions renvoient toujours à une réponse qui existe déjà et ne peut dès lors pas fournir une issue.) D’après l’écrivain japonais Oshima, les conversations courantes au Japon ne se déroulent pas selon le schéma occidental des questions et réponses. Il donne l’exemple d’un dialogue qui pourrait avoir lieu à l’occasion de l’achat d’un stylo à bille :

          « Bonjour, madame, belle journée aujourd’hui… »

          « Effectivement, monsieur, une superbe journée, merci, une belle journée pour une promenade… »

          « Oui, je suis venu à pied, je me sens en forme… »

          « Et maintenant, vous allez vous acheter quelque chose… »

          « Un article de bureau, oui, pour écrire… »

          « Un stylo pour écrire… »

          « Oui, un stylo, mais peut-être… »

          « Un stylo à bille vous conviendrait-il mieux ? »

          « Oui, un stylo à bille… »

          « Un stylo à bille noir comme celui-ci ? »

          « Oui, un noir ne serait pas mal… »

          « Mais vous préférez peut-être un produit national ? »

          « Oui, un produit national. »

          Lors d’une conversation, on peut essayer de faire place aux paroles des autres. On peut s’efforcer de créer une ouverture, un silence, une attente, où leurs mots peuvent venir s’installer. « Ma » suppose une reconnaissance du monde extérieur et d’autrui. L’autre est invité dans un espace. Nous faisons de l’espace pour autrui.
          Ceci explique que « ma » puisse être aussi un rituel. La régularité et la prévisibilité du rituel créent une liberté invisible, parce que les décisions personnelles deviennent superflues. L’exemple le plus clair et le plus connu est assurément le rituel des pantoufles lorsqu’on pénètre dans une maison ou dans certaines pièces. Sur le seuil de la maison, le visiteur est protégé par le rituel. Sa peur est apaisée par des gestes familiers, qui lui font de la place dans la maison où il va entrer. Les mouvements sont ralentis et inscrits dans une forme fixe, d’où peuvent irradier des sentiments d’attente, de calme ou de respect. Au bout du compte, même les objets utilisés dans un rituel sont revêtus de ces mêmes valeurs.
          De nombreuses sculptures ou propositions sculpturales d’Ann Veronica Janssens adoptent la forme d’un seuil entre notre regard et le monde extérieur. Quelques-uns des milliers de mouvements de notre environnement sont ralentis, de manière que nous puissions les observer. Ou, au contraire, dans un monde extérieur perçu comme rigide, un incident met en mouvement quelques éléments, afin de nous les rendre visibles. Le côté compulsif du rituel est limité le plus possible, même si la force d’attraction de la contrainte reste en général présente.

Idéalement, il devrait ne rien y avoir entre l’être humain et sa perception. Pas de phare, pas de pantoufles, pas de seuil ralenti. Nous devons d’abord nous vider la tête, de façon que nos idées et nos préjugés ne nous aveuglent plus. Nous devons être détournés de notre manière morte de regarder. Par le déplacement de quelque chose dans notre environnement. Par l’ajout d’un petit élément. Une pile de feuilles de verre, une rangée de briques, un filtre coloré. Mais ces éléments ajoutés doivent se retirer immédiatement. Ils ne sont pas une fin en soi, mais un moyen. Dès qu’ils ont accompli leur tâche, ils doivent se dissoudre. Les briques sont ramenées à l’entrepreneur et utilisées pour construire des bâtiments anonymes. Les pièces de monnaie se dispersent. Le brouillard disparaît par la fente dans le bas de la porte d’entrée du musée ou effacé à la serpillière par la femme de ménage.
          C’est comme si Ann Veronica Janssens voulait inviter les spectateurs de son travail à devenir œil. Devenus œil, nous semblons nous fondre avec le monde. Mais plus nous regardons, plus nous nous rendons compte que ce que nous voyons est fabriqué par notre cerveau. Notre regard nous renvoie à nous-mêmes. Nous ne nous fondons pas avec le monde, nous nous tenons à l’extérieur, liés à ce qui est au-dedans de nous. « En l’absence de lumière, écrit-elle, il est possible de créer en soi les images les plus claires. » Le spectateur ferme les yeux et pousse sur ses paupières. Il s’abîme en lui-même. Il regarde les disques colorés sur le mur et découvre, dans la ronde des images rémanentes, comment son cerveau donne forme à la réalité.
          (Des images qui bougent n’existent pas, ce sont des constructions de notre imagination. Il est difficile de se l’imaginer, car notre forme de vie est née en réaction à une variété limitée d’ondes radio. Nous ne sommes rien d’autre que des corps poussés autour d’yeux qui veulent se reproduire.)
          Le spectateur qui regarde pour la première fois « Scrub Berlin » ne sait que penser. L’œuvre est constituée d’une succession ultra-rapide de centaines d’images, d’une durée totale de cinq minutes. Chaque image se compose d’une série de rectangles horizontaux de taille et de couleur différentes. Les images sont projetées sur un écran de la taille d’un mur. Comme elles se succèdent rapidement, on dirait que les rectangles jaillissent d’une source inépuisable pour assaillir le spectateur. Ce défilement rapide m’a fait penser à un cours accéléré de peinture, sans que je puisse rien y accrocher d’autre que cette explication anecdotique qui se veut humoristique. Par la suite, Ann Veronica Janssens a confirmé cette impression en me disant que l’on pouvait regarder ces images comme une série de peintures plus ou moins bonnes. Pourtant, il y a plus. La projection est si agressive qu’on ne peut pas continuer à la regarder sans un sentiment d’inconfort. Les images qui affluent font mal aux yeux. On ne sait plus que faire. Jusqu’à ce que l’on comprenne que tel est probablement le but recherché et que l’on a affaire à une machine qui veut nous empêcher de faire des projections ou des interprétations. Le montage nous oblige à n’être plus qu’œil et à renoncer aux ressources de l’intelligence.
          « Rien n’est plus beau que le propre regard des gens, m’a dit un jour Ann Veronica Janssens ; j’essaie de l’exacerber. » Je suggérais un peu plus haut que l’artiste, rappelant en cela la tradition japonaise, essaie de faire place aux visiteurs dans ses propositions sculpturales. Son travail en effet me semble être le contraire du monologue narcissique autoritaire qui exclut l’existence des autres. Narcisse est seul. Il est un tonneau vide sans surface extérieure. Il avale le monde. Il n’y a pas de seuil entre son cerveau et les autres. Il n’y a pas de silence. Il n’y a pas de dialogue. Le monologue est assourdissant. Les lèvres n’existent pas. Tout est bouche. La peur est assourdissante. Tout est creux. Les mots font mal aux oreilles.
          Mais en même temps, on sent que le travail d’Ann Veronica Janssens laisse certaines personnes à nouveau seules. Devenues œil et oreille, elles ne sont plus suspendues à leur cerveau chavirant que par le mince fil de l’habitude. Leurs pensées vacillent apeurées, telles des rideaux flottant au vent. Ce qui se passe ici est plus qu’un jeu charmant avec la lumière et la couleur. Car on perçoit en permanence qu’il ne s’agit que d’un jeu au milieu d’un monde fluctuant, incohérent, en dissolution, sur lequel nous projetons de belles images simplifiées jusqu’à ce que nous disparaissions, nous aussi emportés par le vent.


Montagne de Miel, 9 juillet 2003