Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Xavier Noiret-Thomé - 2015 - The Mouth of Shadow [EN, review]
, 3 p.




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Hans Theys


Ce que dit la bouche d’ombre
Sur une expo de Xavier Noiret-Thomé



Xavier Noiret-Thomé (°1971) est un beau quadragénaire. Ses longs cils noirs très rapprochés font presque croire qu’il se maquille les yeux. Noiret-Thomé expose actuellement à Bruxelles dans la Roberto Polo Gallery. Deux articles de presse parlent d’un iconoclaste qui tente de se libérer de l’influence de ses maîtres. Ce n’est nullement mon expérience.


Noiret-Thomé ne détruit pas des images, il peint des tableaux. Partant d’une érudition impressionnante, jouant de techniques, de formes et d’images, il renvoie à d’autres tableaux. Le peintre Damien De Lepeleire me parla à ce propos d’iconoclasme. Or, en disant cela, il ne prétendit pas que Noiret-Thomé tenta de cette façon de se libérer du passé, mais précisément le contraire, à savoir qu’il traite le matériel de l’histoire de l’art avec une grande liberté. Noiret-Thomé est un artiste qui respire l’art. La musique, les arts plastiques, le cinéma, voire la littérature, tout est considéré en même temps, tout est lié. Les conversations avec Noiret-Thomé sont des expériences tourbillonnantes. Il parle vite, avec précision, par association et jongle avec les mots et les idées. Il parle en images qui se succèdent à une allure folle. Ailleurs dans ce numéro, j’écris qu’il disait des collages de Ruby, actuellement exposés chez Hufkens que « ce sont des versions obèses des collages de Calder, » ou encore : « des variantes survitaminées ».  


Pins Parasols

Il parle comme il peint. Il laisse les choses se produire, y projette des images, les accompagne d’histoires et part ainsi en quête de nouveaux tableaux. Lorsqu’il me racontait devant le tableau reproduit ci-joint qu’il l’avait intitulé ‘Parentesi Romana’ (2014-15) j’ai immédiatement reconnu les pins parasols de la Villa Medici où il a séjourné pendant un an en 2006. Non seulement parce que je lui ai rendu visite sur place mais aussi parce que De Lepeleire m’avait raconté, en 2005, que Poussin avait fixé ces pins en aquarelles, ce qui m’a poussé à regarder ces arbres avec beaucoup plus d’attention. Pourtant, le tableau n’a pas été créé par le simple désir de peindre ces arbres, mais bien par l’envie d’appliquer au hasard trois parties vertes.  Ce n’est qu’après avoir longuement observé ces parties vertes que Noiret-Thomé s’est rendu compte qu’elles auraient pu représenter les cimes de pins s’il y ajoutait des troncs. Il a ensuite couvert la toile de vernis sur lequel il a collé quatre petites serviettes marocaines. Lorsque le vernis a séché, il y a ajouté les parties grises et jaunes. Ensuite, il a couché le tableau sur le sol et il y a versé çà et là un peu de vernis à bois marron. Enfin, il a coloré les serviettes et il y a ajouté les deux réflecteurs « car il y manquait du rouge » et il a achevé les cimes des arbres avec deux couches de vert foncé. Avant d’y ajouter le vernis à bois, le tableau était trop « atmosphérique » : il suggérait une profondeur perspectiviste. Les taches de vernis coagulées sur le tableau couché bloquent cette profondeur.

Pour Noiret-Thomé, il s’agit là d’un élément oriental qui rappelle les peintures chinoises ou japonaises dépourvues de profondeur perspectiviste. Il y voit également une référence à des artistes comme Cézanne et Matisse, qui avaient été influencés par l’art oriental. C’est ce que Noiret-Thomé observe entre autres dans leurs natures mortes, où la surface d’une table ne semble pas disparaître dans la profondeur du tableau mais semble rabattue vers le haut, telles que les taches de vernis brun dans ‘Parentesi Romana’.


Ciels étoilés

Au rez-de-chaussée, nous voyons trois nouveaux tableaux monumentaux qui traduisent trois approches différentes. A gauche ‘Non-Spot Painting : The Big White’ (2014). Le tableau a été réalisé en versant de la peinture blanche sur une toile couchée. Par la suite, quelques centaines d’objets en forme de disques ont été projetés sur la peinture encore humide. Ce sont tantôt des jouets, tantôt des objets issus de magasins marocains voisins de l’atelier de Noiret-Thomés, voire des couvercles de pots de peinture, dont certains ont été utilisés comme palette. Le titre renvoie aux ‘Spot Paintings’ de Damien Hirst. Noiret-Thomé a commencé à incorporer de petites perles et des pièces de monnaie dans ses tableaux lorsqu’après la naissance de sa fille, il avait observé un peu partout des colifichets pour les petites filles. Il s’agit souvent de tableaux monochromes qui, à travers ces ajouts, se transforment en ciels étoilés.  Le deuxième tableau s’intitule ‘La Desserte ou le bouquet final’ (2014-15). C’est une peinture figurative proche de ‘Parentesi Romana’ et ‘Hostages’ et dont le titre réfère au tableau ‘La desserte rouge’ de Matisse. Enfin, nous contemplons le tableau ‘The Return of the Landscape : The Synthesis’ (2014), où à chaque fois des formes négatives monochromes de MDF sont vissées sur un tableau monochrome gris. Les formes avaient été abandonnées par des étudiants qui avaient découpé des formes à la scie pour créer des paysages : à nouveau un tableau qui combine une profondeur illusoire avec des formes plates.     


Texture

Noiret-Thomé traduit l’histoire de l’art en formes qui se rencontrent dans ses tableaux. Le plaisir que le spectateur éprouve à regarder ses peintures est comme chez Walter Swennen de nature plutôt intellectuelle, bien qu’il soit impossible de le dissocier de la texture du tableau. Dans ‘Hostages’ (2014) nous rencontrons essentiellement trois éléments formels : un fond apparemment sous-jacent en damier rouge et blanc, une botte d’asperges vertes et deux ombres triangulaires. Noiret-Thomé me dit que le damier renvoie à une nappe en Vichy (qui, en fait, a un tout autre aspect car il consiste en bandes roses virant au rouge là où elles se croisent). Ici, la ‘nappe’ est vue d’en haut. A proprement parler, cela signifierait que la botte d’asperges est posée à l’horizontale sur la table. Pourtant, les ombres suggèrent que la botte est à la verticale. A nouveau, nous constatons un jeu de perspective et une surface rabattue vers le haut, mais dans un tableau complètement différent de ‘Parentesi Romana’. Les couleurs complémentaires du vert et du rouge créent une image forte. Les asperges sortant de manière inattendue de quelques traits de peinture verte renvoient évidemment à Manet. De son côté, Martin Herbert, auteur du texte du catalogue, voit dans le modèle du damier une référence à Duchamp, que nous pourrions qualifier de mauvais génie du monde artistique français, qui (en raison de l’héritage de Duchamp) semble toujours avoir des difficultés avec les gens qui font tout simplement des tableaux.   Les tableaux de Noiret-Thomés n’ont pas de signification univoque. Ce sont des formes ouvertes suscitant des projections en chaîne. Le titre de l’exposition, ‘Ghosts’, se réfère entre autres au poème de Victor Hugo ‘Ce que dit la bouche d’ombre’ et en particulier à une phrase qui revient à plusieurs reprises dans le texte : ‘Tout parle’. Un esprit raconte comment toute chose parle de la vie. « C’est un très beau poème panthéiste » selon Noiret-Thomé. Nous pouvons comprendre qu’il se reconnaît complètement dans ce texte, car l’esprit dans sa tête déclenche une tempête kaléidoscopique, qui en passant par ses mains, se transforme régulièrement en tableaux.


Montagne de Miel, 29 avril 2015