Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Robert Devriendt - 1997 - Allemaal vliezen over elkaar [NL, interview]
, 2 p.




__________

Hans Theys


Que des membranes superposées
Quelques mots sur l’œuvre de Robert Devriendt



« Dernièrement, j’étais installé sur une berge en train de peindre lorsqu’une oie prit son envol. Je l’avais déjà repérée au sol, à une dizaine de mètres de distance. J’avais vu bouger sa tête à travers les joncs et je l’avais entendue cacarder quelques fois. D’un coup, elle s’envola bruyamment, puis plongea dans l’eau sous mes yeux. Morte. Je l’ai ramenée à la maison et je l’ai peinte plusieurs fois avant de la confier à un ami qui voulait l’empailler. Il allait la conserver encore quelque temps au congélateur, car je voulais la peindre une dernière fois. Mais quand je suis arrivée chez lui quelques jours plus tard, il l’avait déjà empaillée. Quelle déconvenue ! L’oie avait disparu. Une telle chose complètement évidée, où il ne reste plus que la peau, perd toute son expression. »
    Robert Devriendt (°1955) et moi-même traversons la Grand-Place de Bruges en route vers son atelier. J’écoute son histoire et regarde ses chaussures. Elles sont rouge bordeaux.
    « Quand j’étais petit, j’ai vu un jour comment ils ont sorti un veau du ventre de sa mère par césarienne… Je connaissais cette vache. Je sais encore comment elle s’appelait… D’abord, je voyais cette vache comme quelque chose de plein, comme quelque chose de très plein, mais quand ils ont commencé à l’ouvrir, couche après couche, d’abord sa peau et puis ses autres membranes, le péritoine, la paroi de l’utérus, etc., elle s’est transformée en une grande cavité sombre… Ce ne sont que des membranes superposées, et c’est cela que nous appelons la réalité. »
    Sous son manteau en laine gris, mi-long, à chevrons, il porte une veste en velours rouge carmin et sous cette veste, un veston à carreaux gris-bleu et rouge doré, brodé de roses. Sous ce veston, il porte une chemise en soie blanche dont le col nacré est bordé d’une écharpe en soie blanche nouée de manière lâche, elle-même cachée partiellement par une deuxième écharpe à grands carreaux dans de doux tons bleu foncé, vert foncé et ocre. À la main gauche, il porte une bague sertie d’une pierre rouge. Je regarde à nouveau ses chaussures couleur bordeaux.

    « Comment nommerais-tu la couleur de tes chaussures ? lui demandai-je, est-ce de l’acajou ? »
    Je ne suis pas fort en dénominations, » répondit-il, mais c’est une sorte de bordeaux. Un peu trop mat à mon goût. Il y a un peu trop de blanc dedans. »
    « Est-ce qu’on rend une couleur plus mate en y ajoutant du blanc ? »
    « Ces chaussures ont quelque chose de brumeux parce que la couche de couleur supérieure contient plus de blanc que la couche de fond, qui est plus foncée. C’est ainsi que l’on peint du brouillard. D’abord, on peint un ciel bleu foncé et puis on repasse avec des couleurs plus claires. C’est l’inverse d’un glacis. Pour peindre une pomme rouge, on peint d’abord un bel orange et puis, on ajoute par-dessus une fine couche de rouge carmin. C’est comme cela qu’on obtient un rouge vif profond. La lumière le transperce, pénètre jusqu’à la couche de fond orange et est ensuite réfléchie. C’est ça la différence entre Jordaens et Rubens. Chez Jordaens, les matrones ont parfois l’air chaulé. Chez Rubens, le gris naît optiquement sous l’effet des couches de peinture superposées. Jordaens donne une impression beaucoup plus plate à cause du blanc et du gris qui sont mélangés dans la carnation. Sous notre peau se trouve aussi un rouge plus foncé. Un bon peintre appliquera d’abord une couche foncée et par-dessus cette couche, un ton orange. Le gris apparaît alors de lui-même. C’est ainsi qu’on obtient un ton nacré. »

Dans l’atelier, des dizaines d’œuvres sont accrochées pêle-mêle : les unes à côté, au-dessus ou en dessous des autres, comme dans un essaim sans noyau. Ce sont de petites peintures sur bois ou sur toile, à peu près de la taille d’une main, même si elles ont toutes un format un peu différent. La peinture est appliquée à l’état liquide en fines couches, mi-transparentes et pas vraiment couvrantes. Il s’agit principalement de paysages et de représentations de poissons morts, d’oiseaux morts et d’arbres morts, peints en général de près et sous différents angles. J’avais déjà vu certaines de ces œuvres à l’occasion d’une exposition composée par Marie-Puck Broodthaers à Cologne. Y figuraient, entre autres, les portraits d’un arbre mort, tombé par terre, qui avait été peint de différents points de vue, de sorte que le spectateur avait l’impression de pouvoir le contourner.
    « J’aime le cubisme, me confie Devriendt, mes peintures ne sont pas cubistes, bien sûr, mais j’ai beaucoup d’affinités avec leur emploi des couleurs, leurs contrastes, clair sur foncé, chaud sur froid, et avec la juxtaposition de différentes perspectives des choses, de sorte qu’il faut recomposer le tout dans sa tête… »
    Je reconnais également un paysage avec de l’eau entourée d’arbres.
    « C’est un mensonge », raconte Devriendt, « cela semble être un lieu idyllique, mais, en réalité, j’étais assis sur une canalisation en béton qui régurgitait régulièrement des rats avec le cours d’eau au courant fort… En plus, cela puait terriblement. »
    Il me montre un autre paysage. « Cette vue-ci, je l’ai peinte depuis un bateau. Je voulais peindre une rive, vue de l’eau… C’est plutôt romantique. »
    Il décroche une peinture du mur et la tient dans la lumière du jour qui pénètre à l’intérieur. L’œuvre représente une tête de canard avec un cou qui semble s’évaser vers le haut.
    « Notre regard ne se laisse jamais figer. Ces derniers temps, je suis à la recherche d’une image qui fuit et pourtant proche. »
    Nous regardons une peinture d’un oiseau couché sur le dos qui a des plumes froissées sur le ventre.
    « Je trouve que ces tons mats, gris, veloutés donnent très bien. » Son index plane au-dessus de la peinture.
    « On a l’impression que le vent pourrait prendre dans les plumes, et les faire ainsi se coucher différemment. La peinture et l’image sont fluides, mais elles se figent néanmoins en certains points. Par exemple, sur le bord du bec et sur le bord de l’aile. »
    Ensuite, il pointe vers le portrait d’un poisson à la bouche béante.
    « Ce qui me plaît ici, c’est que cette bouche est devenue une vraie cavité rouge carmin. On a l’impression de pouvoir y pénétrer, on peut vraiment y introduire son doigt. On ressent également comme une pulsion destructrice, comme si j’avais détruit ce poisson. Il y a de l’émotion… Quand je me promène en rue maintenant, je vois des poissons partout. Les gens sont des poissons. Tu connais le dernier clip vidéo de Janet Jackson ? La prochaine fois, tu observeras attentivement sa bouche… ! Quel beau, splendide poisson ! »
    Il décroche une peinture du mur et me la met dans les mains.
    « Regarde un peu cette tête » , me dit-il. « Ce reflet d’argent et d’or, ce violet, cette gorge nacrée, cette langue rose… les oiseaux et les poissons ne changent pour ainsi dire pas », poursuit-il, « Ce sont à peu près les mêmes oiseaux et les mêmes poissons qu’au XVIIe ou XVIIIe siècle. Seul le contexte dans lequel je les peins a changé. À partir de quel moment est-ce que cela devient du kitsch ? Quand je commence à peindre, je n’ai pas envie de me soucier de telles questions liées au temps. Sous quel angle vais-je peindre cet oiseau ? C’est cela qui me préoccupe alors. Les choses nous regardent. Ce qui importe, c’est le contact que nous pouvons avoir avec les choses et qui devient impossible quand on essaie de le réduire ou de l’expliquer avec des concepts… Regarde, voici trois portraits d’un aigle empaillé. Est-ce possible ? Ce mensonge est-il permis ? Ou est-ce qu’il n’y a que ce mensonge, cette illusion, et devons-nous nous en contenter ? »
    Je regarde l’oie empaillée, qui se dresse dans un angle de l’atelier. Robert Devriendt suit mon regard.
    « C’est devenu une poupée », dit-il. « D’abord, on voit l’animal entier et puis l’objet vide, comme si on s’était fait avoir. Et puis, on voit à nouveau l’animal en entier. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Et à chaque fois, ce que tu viens tout juste de voir a de nouveau disparu. C’est comme si tu ne voyais pas d’objet, mais un miroir de ta propre agitation. »


Montagne de Miel, 28 décembre 1997

Traduit par Michèle Deghilage