Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Kurt Ryslavy - 2004 - Les craquelures de notre regard [FR, essay]
Texte , 9 p.




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Hans Theys


Les craquelures de notre regard
Quelques mots sur le travail de Kurt Ryslavy


Introduction

Kurt Ryslavy est un poète qui s’est mis à la peinture pour gagner de l’argent, un peintre qui s’est mis à faire des installations et des sculptures parce que la poésie des peintures lui parût, en certains cas, insuffisante, et un plasticien qui s’est mis à vendre du vin pour survivre. Dans ces métamorphoses ou ces mascarades successives, son travail trouve une source d’images et de thèmes. Il semble que le vrai Kurt Ryslavy se cache derrière toutes ces couches, comme un directeur de théâtre d’un autre temps qui a risqué tout son argent et qui suit les événements de la salle et de la scène du fond des coulisses. Il est également possible qu’il n’y a pas de directeur du tout. Avec un peu de chance, il est déjà parti en vacances depuis des années sans que personne ne s’en soit aperçu, ou peut-être le directeur prend-t-il successivement en charge toutes les fonctions, du déchirement des billets au glissement des coulisses. Il n’y a plus de directeur. Le directeur est partout.

Vendredi 8 mars 2004. Je me trouve dans une grande pièce de la maison de Ryslavy. Cette pièce ressemble à un salon, mais un salon dont les différentes parties n’ont de rapport entre elles que de loin, comme si cet espace pouvait à chaque moment se désagréger en débris épars. Les vieux meubles ne datent pas de la même époque et ne proviennent pas du même pays. Tout semble de bon ton. En-dehors d’une armoire à vitrine, à côté de laquelle se trouvent quelques CDs, tout semble bien rangé et inutilisé.

Ryslavy quitte la pièce pour aller faire du café. Je le suis et découvre, à la place d’un espace qui ressemblerait à une cuisine, une cuisine tout à fait ordinaire. On sent qu’ici les clients n’entrent pas. De retour vers le salon, j’embrasse du regard un grand jardin, qui semble émerger du sommeil d’hiver. Lentement, je commence à y voir de petits événements qui m’avaient d’abord échappé. Je découvre des crocus mauves, à peine visibles au milieu de l’herbe, les petits bouts verts et blancs à l’extrémité des hortensias et des magnolias en bourgeons, les petites pousses rouges des rosiers, les fleurs rose clair du prunier encore dépourvu de feuilles et les feuilles vertes de la symphorine, où soudain un troglodyte mignon se balance sens dessus dessous au bout d’une brindille. L’image fermente. Des centaines de points de brisure colorés montrent l’image au moment où elle est sur le point de se transformer en une autre. (Nous ne disposons que de quelques images que nous puissions projeter sur un jardin. Hiver, printemps ou été. Les milliers de formes intermédiaires se succèdent sans que nous ne les remarquions).

Ryslavy entre avec les tasses de café et me raconte qu’il a fait un jour une vidéo dont le titre était « Who’s afraid of gardening? », où on le voyait coupant les hautes herbes du jardin à l’aide d’une faux, de telle sorte que la surface verte s’y transformait progressivement en une surface jaune, comme au cours de la peinture d’une toile.

Lors de mon entrée dans le salon, je m’étais rendu compte qu’un nouveau tableau pendait au mur. Le tableau m’avait aussitôt irrité par une série de taches turquoise qui avaient l’air de touches de peintures mal imitées et trop fortement agrandies. Ces taches semblaient devoir me faire croire que je regardais bien une peinture. Elles imitaient une peinture. À présent je sentais une odeur de lin et je me rendis compte qu’il s’agissait d’une nouvelle toile. Je survolai du nez la surface et découvris la date : 4 février 2004. La peinture avait un mois et demi. Elle comportait quelque texte. Ma visite précédente remontait à environ un mois et demi. Je pensai à un ami peintre qui m’avait mis à l’épreuve à différentes reprises en me recevant dans un espace où de petits éléments avaient été déplacés. Si j’avais été en visite chez lui à présent, quelque chose dans cette peinture aurait parlé de moi.

Mais non. La peinture relatait un voyage en Autriche. Il y était indiqué heure par heure ce que Ryslavy y avait entrepris. Ainsi, on pouvait lire qu’un certain jour, à deux heures de l’après-midi, il avait vu le dernier film de Sofia Coppola. De grosses lignes peintes en rouge représentaient les frontières des pays voisins. Mais avant que je ne comprenne cela, ces lignes m’avaient donné une très forte sensation de peinture, parce qu’elles m’avaient inconsciemment fait penser aux lignes de contour que dessinent les différentes parties d’une fresque. Je me tenais devant une peinture devenue carte géographique. Ou mieux : la reproduction d’un journal de bord qui utilisait la structure d’une carte géographique et d’une fresque pour ressembler à une peinture.


La maison masquée

Lorsque Ryslavy créa un commerce de vin pour gagner sa vie, il découvrit qu’il devait recevoir ses clients dans une maison qui ressemblât à la maison d’un marchand de vin. Il fit poser une plaque de cuivre avec une inscription explicative sur les portes d’entrée en bois et il aménagea une pièce en salle de dégustation. Plus tard il convertit la pièce adjacente en salon. C’est dans cette pièce que je me trouve à présent.

Dans le coin de cette pièce se trouve un portrait photographique de l’artiste en taille réelle et aux contours découpés. À l’arrière du portrait se trouve suspendu un panneau, enchâssé dans un cadre de métal et portant les mots : « Sponsor Principal Hoofdsponsor ». Le portrait et le panneau figuraient, il y a deux ans, à l’entrée d’une grande exposition à Bruxelles. À l’époque, j’avais pris ce travail pour une plaisanterie. Cela me fit penser à Broodthaers qui avait consenti à poser pour une photo publicitaire (pour une marque de chemise) mais uniquement à la condition d’y apparaître comme directeur de son musée. Ryslavy ressemble également à une sorte de directeur sur cette photo. Mais c’est plus précisément dans cet environnement-ci que ce travail trouve sa vraie signification, c’est-à-dire lorsque les clients de son commerce sont reçus dans le salon et qu’ils se heurtent à cette relique de son prétendu mécénat. Pourtant quelque chose ici ne marche pas. Car quel mécène décore son salon avec des panneaux publicitaires ?

« L’idée de vendre du vin m’est venue », raconte Ryslavy, « après avoir organisé, à la galerie Foncke, une dégustation de vin à l’aveugle en guise de happening. C’était une des premières fois que je n’exposais pas de peintures. J’avais seulement suspendu au mur un petit panneau portant l’inscription « ne pas fumer ». Quelques mois après, la guerre du golfe éclata, le marché de l’art s’effondra et je décidai de provisoirement veiller à ma subsistance en vendant du vin. J’ai commencé à peindre mes factures cinq ans plus tard. Encore plus tard, je me suis rendu compte que ma maison ou du moins les pièces dans lesquelles je recevais mes clients, étaient progressivement devenues artificielles. Elles répondaient bien à mes conceptions de la beauté, mais elles étaient tout à fait différentes de celles que j’aurais aménagées pour moi-même ».

Je lui demandai en quoi consistait la différence.

« Je ne sais pas », répondit-il, « d’une certaine façon ces pièces ne relèvent ni de l’art ni de la collection, mais elles ne sont pas non plus personnelles. Elles sont une sorte de forme intermédiaire. Elles ne ressemblent pas à l’espace insouciant où j’aimerais vivre comme artiste, parce que je les utilise comme des chambres qui doivent suggérer, représenter quelque chose. Leur esthétique fait penser aux intérieurs des collectionneurs, qui essaient de se donner une image en aménageant leur espace d’une certaine manière. Ces pièces sont un artefact, un produit. C’est la raison pour laquelle j’aimerais les exposer. Il s’agit d’une forme d’expression artistique très spécifique qui n’est pas immédiatement repérable en raison de son apparence de confort et de charme. On remarque à peine qu’il y a là quelque chose d’anormal qui crée une distance. Je voudrais montrer cette ambiguïté, mais il est difficile de trouver un curateur qui veuille me suivre. Les curateurs se demandent toujours ce que je suis exactement : un peintre, un sculpteur, un artiste conceptuel, un collectionneur ou un marchand de vin ? Ils ont également peur d’une confrontation avec la vraie vie ».

Ryslavy a déjà exposé plusieurs fois des parties de sa maison ou des aspects de son commerce de vin. Pour une exposition au musée Dhondt-Dhaenens, il fit faire une réplique de la monumentale porte d’entrée avec la plaque de cuivre. La partie extérieure de la porte fut peinte comme l’originale, mais la partie intérieure, sur laquelle on avait reproduit à l’origine les nerfs du bois d’acajou, fut cette fois peinte en faux chêne. « La copie est entièrement en chêne », raconte l’artiste, « mais je trouvais amusant de peindre du faux chêne sur du vrai ».

En 1997, au Palais des Beaux-Arts, il fit une exposition qui avait pour titre « Verkaufswerk n° 18 », qui consistait en une dégustation de vin pour experts issus du monde du vin, et qui se déroula dans un espace recouvert de papier de soie blanc. « Je n’aimais pas le marbre, le faux marbre et le faux bois peint », raconte-t-il, « mais nous avions aussi besoin de murs blancs pour pouvoir déguster le vin ». Après le déroulement de la dégustation, l’espace transformé fut ouvert au public, qui prit connaissance de la dégustation par l’intermédiaire d’une projection vidéo. Dans sa totalité, cette exposition constituait le ‘ Verkaufswerk n° 18 ‘ ». (Nous en reparlerons plus loin).

Au centre du salon pend une grande bouteille verte dont le fond est brisé. Elle sert de lustre et rappelle les petits bars à vins autrichiens où les mêmes bouteilles, garnies de branches de pin, indiquent qu’on peut consommer du vin sur place. « Il y a 250 ans, Joseph II donna l’autorisation aux viticulteurs de vendre le vin au verre ». Je me rendis compte qu’il s’agissait là d’une petite histoire destinée à ses clients. En 1996, Ryslavy fit une installation dans la chambre du roi dans le soi-disant ICC. Il plaça quelques tables vides à la place du lit, recouvertes par des publicités vantant son commerce de vin et protégées par une plaque de verre, et de badges de foires de vin. Comme pendant au vieux lustre de cristal qui s’y trouvait, il suspendit un lustre qu’il avait réalisé lui-même, composé de cinq ampoules placées dans cinq bouteilles de vin vertes au fond brisé.


L’apparence

Pour une exposition à la galerie Foncke, il a demandé à quatre collectionneurs belges réputés s’ils voulaient bien mettre à disposition un objet qui puisse être exposé et rafraîchi. Les objets – un cendrier sur pied, une table, une chaise avec repose-pied et un ancien pupitre de musique – furent nettoyés par l’artiste au cours du vernissage. Plus tard, le sol de la galerie fut parsemé de grands dessins et de copies agrandies des commandes mensuelles inscrites à proximité du téléphone.

Les objets bénéficiaient d’un rayonnement particulier parce qu’ils avaient été mis à disposition par les collectionneurs pour êtres montrés. Ils ne devaient pas être trop bon marché, mais pas non plus trop chers, supposai-je. Il est fascinant d’essayer de deviner les motifs qui ont pu pousser les collectionneurs à participer à ce projet.

Ces dessins forment une variante des peintures de Ryslavy, où il est aussi question des aspects économiques et planifiés de sa vie. Pourtant ces dessins n’étaient pas encadrés, mais posés sur le sol et protégés par une feuille de plastique, de telle sorte que les spectateurs puissent les lire au cours de leur promenade le long des sentiers sinueux menant aux quatre objets exposés. « Je voulais donner l’impression qu’il y en a des milliers », dit-il, « en réalité, il s’agit en effet d’un tas énorme ». Soudain, je me représente ces dessins comme un tas aggloméré, dont la peau se pèle couche par couche comme celle d’un oignon. Où est l’intérieure ? La porte en chêne se recouvre d’une peau de faux chêne. Le cendrier, la chaise et la table sont dépoussiérés et nettoyés. Les fauteuils de cuir du salon de Ryslavy ont été remis à neuf.

Dans ce salon se trouve un cendrier sur pied, qui ressemble très précisément à celui qui avait été prêté par Herman Daled pour l’exposition chez Richard Foncke. « Si je trouve la même table et la même chaise avec repose-pied, je les achèterai, bien évidemment » dit-il.

L ‘art est une question d’apparence. Nietzsche s’émerveillait des Grecs parce qu’ils assumaient entièrement l’apparence. Ils ne se laissaient pas séduire par les coquetteries d’une soi-disant profondeur. L’Apollinien se montre comme pure apparence. L’artiste dionysien ose regarder l’abîme évoqué par la présence d’un voile. Il regarde à travers la nuit, mais se retient fermement au rideau. Il n’est pas sans masque car, derrière son masque, il n’y a guère de visage.

Respirant l’odeur de la nouvelle toile, je saisis soudain tout l’humour des taches bleues, qui en réalité faisaient semblant d’être des parties organiques de la peinture, nées de la couleur et de l’acte de peindre. Je me souvins du danseur Stefan Dreher qui dans la chorégraphie de Pierre Droulers « De l’air et du vent », au milieu d’un saut géant, sembla reculer deux millimètres, comme s’il n’avait pas réellement sauté, mais fait semblant. Je me souviens aussi d’un beau documentaire sur Thelonius Monk, dans lequel on pouvait voir comment celui-ci parvenait à glisser un contrepoint même dans une simple poignée de main.

J’avais la même impression dans ce salon. Tout y semblait visuellement acceptable, mais d’une manière étrange, et puis tout à-coup à nouveau impossible, comme si les différentes parties de l’espace glissaient les unes à l’intérieur des autres et que des coutures invisibles, comme les frontières d’un pays, dessinaient le contour des différents fragments de la fresque. Le déguisement est l’art de l’image déplacée.

L’artiste m’explique qu’idéalement il voudrait exposer différentes parties de sa maison. Il pense à la porte d’entrée, la salle de dégustation, le salon et le petit atelier de peinture. Je me promène à nouveau à travers le salon et observe chaque objet séparément. Je vois un fauteuil qui est recouvert de cuir turquoise et dont les pieds avant, terminés par des roulettes de cuivre, reposent sur de petites soucoupes de verre. Je vois une lampe design avec un pied massif et une autre reposant sur un cercle et dont le globe à hauteur réglable se balance au bout d’une tige de métal de quatre mètres. Encore plus loin, la pièce recèle une petite lampe faite main, munie d’un transformateur et conçue par un oncle de Ryslavy, une radio bordeaux de Philippe Starck ayant la forme d’une souris, une tortue en pierre d’Inde, une table à rabats dont le centre est recouvert de cuir et où se trouve une ancienne boîte d’allumettes munies d’un bout vert (BYSTRZYCA), un chandelier de bronze formé de deux feuilles retombantes comme la pelure d’une banane, un bougeoir muni d’une petite visse coulissante permettant d’extraire les restes de bougie, deux paniers en osier contenant du bois coupé pour le feu ouvert, deux lampadaires (le premier ayant pour base une boule recouverte d’étranges motifs de feuilles et le second, d’un style art déco), une caisse de transport contenant une œuvre de Franz West, un tapis d’Ouzbékistan qui représente un calendrier lunaire et qui est en réalité un tapis mural, deux petits tapis kurdes cousus bout à bout et qui servaient de couverture pour des ânes, une boîte de cigares et une de cigarettes, un bouchon avec l’inscription Ruster (une appellation autrichienne tombée en désuétude), etc… L’objet le plus joli de toute la pièce se trouve discrètement suspendu dans un coin. C’est une petite assiette peinte, en céramique, de Madère. L’assiette est garnie d’un couteau et d’une fourchette, de quelques haricots, de deux olives, d’un peu de pain et d’un poulet, le tout en relief. C’est une image merveilleuse. Le poulet est aussi grand qu’une noix. Le couteau et la fourchette sont aussi beaucoup trop petits et sont intégrés au bord de l’assiette dont ils suivent le contour. Tout dans cette image est un peu décalé, difficile à reconnaître, un peu lugubre et pourtant d’un kitsch attendrissant.

L’assiette s’accorde avec le calendrier lunaire sur le sol, et les couvertures d’ânes kurdes. Les tapis semblent s’entretenir avec un grand multiple, une toile cirée tendue sur cadre venant de l’exposition autrichienne. Son fond est bleu et couvert d ‘étoiles argentées, et au premier plan on trouve deux factures agrandies. Au centre de cette œuvre, posé par-dessus, se trouve suspendu un portrait de l’artiste encadré, portrait réalisé par une colporteuse dans un café.

Voilà ce qui se passe dans cette étrange pièce : chaque objet s’y produit en tant qu’image. Les fauteuils ne sont pas seulement des fauteuils, ce sont également des objets qui doivent évoquer aux clients une certaine image. Paradoxalement, l’image en question n’est pas claire, parce que tous les objets se contredisent. Ensemble ils s’amusent de l’imprécision de notre regard, qui projette volontiers l’image aisément identifiable d’une demeure bourgeoise. Cette pièce est la copie d’une image apaisante, la mise en scène d’un environnement familier, un défi ludique lancé à notre regard.

Nous tendons tous une peau sur la réalité, et ici elle se compose de différentes peaux cousues les unes aux autres. La peau est rendue visible par les coutures, tout comme les frontières de la carte géographique prêtaient l’allure d’une fresque à une image qui posait comme peinture. Les objets sont devenus image, et tout au long de cette image surgissent les craquelures de notre regard.


Le comique

En 1993, à l’occasion d’une exposition à la Wiener Secession, Ryslavy créa une « Akustikbezogene Rauminstallation ». Dans cet espace connu mondialement et tout fraîchement rénové, il fit construire un grand faux mur qui améliorait sensiblement l’acoustique, réputée médiocre. Pour le vernissage, il invita Gerhard Polt, un acteur populaire comique germanophone, afin d’introduire l’exposition. Les réactions de ses spectateurs hilares étaient filmées par quatre caméras et montrées sur moniteurs pendant l’exposition. « On voit sur les images comme les gens sont contents de saisir quelque chose », raconte Ryslavy, « cela semble vraiment exceptionnel dans un tel musée ». Ce type d’intention est caractéristique chez cet artiste. En introduisant une forme artistique populaire à l’intérieur du musée (et en enrichissant en même temps ce musée par un ajout architectural et une meilleure acoustique), il essaie de montrer ce musée d’une autre manière. L’idée d’inviter un comique est une trouvaille formidable. Peu de choses se rapprochent tant de l’effet comique produit par certains artistes contemporains que les frasques de Laurel et Hardy, Charlie Chaplin et Buster Keaton. Le comique donne à voir le quotidien et fait naître le rire par un déplacement imperceptible. Il fait légèrement vaciller les formes à travers lesquelles nous regardons le monde et nous fait trébucher dans un rire libérateur.


Verkaufswerke

Dans le salon se trouve également une grande caisse de transport qui contient une œuvre de Franz West. Ryslavy raconte : « Dans les années quatre-vingt, Franz West vendait ses propres travaux à des prix dérisoires à Vienne. Lorsque plus personne ne voulut encore acheter son travail, il commença à échanger ses œuvres contre des œuvres d’autres artistes, qu’il écoulait ensuite également à des prix très bas. Il réussit ainsi à écouler mes peintures facilement, de sorte que Franz et moi avons souvent échangé des travaux. J’ai très bien conservé ses œuvres, parce que je les aimais. Lorsque plus tard j’ai acheté une maison et que j’ai voulu vendre une de ses œuvres, j’ai rencontré une très forte opposition de la part de ses galeries, qui voulaient éviter autant que possible que le marché ne leur échappe. Tous les anciens travaux devaient être pourvus d’un certificat provenant des soi-disant archives Franz West. Mais ces archives refusèrent de certifier quantité d’œuvres des années quatre-vingt. Ainsi, des dizaines d’amis viennois de West, qui l’ont aidé à un moment très difficile de sa vie, possèdent des dessins et des sculptures de lui qui sont soi-disant « faux ».

À cette époque, Piet van Robaeys organisa une exposition qui s’appelait « Austria Libera ». Lorsqu’il contacta l’ambassade autrichienne pour demander une aide financière, on lui indiqua qu’il y avait un artiste autrichien vivant à Bruxelles. C’est ainsi qu’il est arrivé jusqu’à moi. Au cours de sa visite chez moi, les sculptures de Franz West l’ont frappé. Il m’a demandé si je voulais bien les exposer. Je lui proposai de les présenter en tant que « Verkaufswerke », c’est-à-dire comme des objets mis en vente par moi-même. J’ai donc montré mes premiers ‘Verkaufswerke’ à Opus operandi, en 1992. J’avais également fait une vidéo où j’expliquais cette œuvre, mais tout le monde l’a considérée comme une blague. Presque personne n’a compris ce travail, c’était trop immatériel. Mais Kaspar König l’a aimé et l’a montré comme partie d’une exposition qui s’appelait ‘Sculpture Projects’ à Münster en 1997. À cette occasion, j’ai exposé les sculptures dans leur caisse ouverte. Cette adjonction rendit le travail soudainement lisible. Tout d’un coup, les visiteurs pouvaient apprécier la mise en vente d’une œuvre d’art comme un acte artistique.

Je suis fasciné par la manière dont les œuvres peuvent changer sous l’influence de leur réception, sous l’influence de la réaction des spectateurs. Dans le passé, j’ai fait des toiles dont une partie, en leur centre, n’était pas peinte. J’appelais cet endroit le lieu de la projection. La plupart des spectateurs entraient alors en guerre à ce sujet, et me demandaient pourquoi je n’avais pas terminé la peinture. Comme il semblait leur manquer quelque chose, j’ai recouvert l’endroit vide d’un papier-calque et commencé à y écrire des mots. Les mots provenaient du revers de la toile, où je note habituellement des choses pendant que je peins. Une de ces séries de mot était : « Lobster Loch Mädchenkopf Projektionsfläche nur so als Anregung » (« homard trou tête de jeune fille écran de projection seulement comme incitation »). Lorsqu’ensuite les œuvres donnèrent une impression trop chaotique, j’enroulai des feuilles de papier-calque autour de plaques en plexiglas, que j’assemblai avec les peintures leur correspondant, et que j’exposais ainsi sous forme de diptyque, à l’intérieur d’une boîte en plexiglas transparent. À un moment donné, elles ont atteint leur forme définitive. On pouvait sentir qu’elles avaient trouvé leur destination.


West ist gleich Ost

« De la même manière, les ‘Verkaufswerke’ ont évolué vers un projet d’exposition qui n’est pas encore réalisé et que j’ai nommé ‘West ist gleich Ost’. Le point de départ est la perception personnelle, subjective d’une œuvre d’art par l’artiste lui-même et par les premières personnes qui voient son travail. C’est le moment où une œuvre artistique vient au monde et commence vraiment à exister. Lorsqu’un artiste est jeune ou inconnu, il n’est pas toujours évident que son travail soit de l’art. Le fait qu’il soit finalement considéré comme de l’art dépend de toute une série de facteurs extérieurs. Cela rend les œuvres d’art très fragiles. Je trouve intéressant de voir comment la perception des œuvres d’art est manipulée, par exemple sous l’influence du marché de l’art. Cela nous conduit à nous demander en quoi réside l’authenticité de l’art.
Il est parfois pénible pour un artiste de voir l’une de ses œuvres, demeurée identique dans son principe, se trouver soudainement élevée au rang d’œuvre d’art, et simultanément menacée de perdre ce statut un moment plus tard. Il semble aussi pervers que quelqu’un comme Franz West, qui a connu beaucoup de difficultés en tant que jeune artiste, en soit réduit, à un âge plus avancé, à se plier de la sorte aux exigences du marché. Je donne cet exemple parce qu’à un certain moment, nous étions presque les seuls qui croyaient à son travail et qui le considéraient réellement comme de l’art. Il y avait encore quelques personnes qui aimaient son travail, je me souviens par exemple d’un encadreur et d’un libraire avec qui Franz a souvent travaillé, mais la plupart des gens ne considéraient pas ses œuvres comme de l’art.

Le projet ‘West ist gleich Ost’ consiste à exposer une série d’objets qui ne sont pas reconnus aujourd’hui officiellement comme art, par exemple quelques travaux originaux de Franz West qui, d’après l’auteur, ne sont pas certifiés. Il s’agit donc d’objets qualifiés d’art à un certain moment et qui par la suite ne le sont plus. C ‘est pourquoi je propose de les faire observer d’un autre point de vue et de les faire revivre au public comme des œuvres d’art sous la forme d’une nouvelle installation.

Le noyau de l’exposition devrait donc consister en un certain nombre de travaux non reconnus de Franz West, que je tenterai de racheter, via des publicités dans les journaux viennois, au meilleur prix en comparaison de celui des œuvres officiellement reconnues de West. À côté de cela, je veux montrer une collection d’objets dont certains proviennent de la vie quotidienne, par exemple un urinoir non signé, et d’autres qui ont reçu un statut douteux par un autre chemin. Ainsi, j’aimerais beaucoup exposer un paysage du Prince Charles. Cet homme peint des paysages mais il en dit lui-même que ce ne sont pas des œuvres d’art. Qu’est-ce donc alors ?

Je veux organiser cette exposition tout d’abord à Vienne, parce que la situation avec Franz West a beaucoup à voir avec la mentalité viennoise. West comptait sur la bonne volonté des gens qui lui achetaient de l’art pour le leur vendre et à présent il abuse de ses droits d’auteur pour le leur retirer. Et en même temps, j’ai l’impression qu’il a été dévoré par les puissants marchands qui sont censés le représenter. Il est étrange de constater combien un authentique objet d’art offre peu de résistance face à ces manipulations. Il semble qu’il sorte toujours du combat comme un objet sans nom et sans forme, impossible à identifier ».


Lateral business

Ce projet part de l’idée qu’il existe autour de tout musée un cercle de collectionneurs et de galeries où chacun essaie d’obtenir une œuvre des artistes qui exposent dans ce musée et si ça ne marche pas, d’obtenir une œuvre faite par un autre artiste mais qui ressemble au travail exposé. Le lien entre les deux projets précédents réside dans l’influence que les musées détiennent sur la réception et la production d’œuvres d’art. (Le titre se réfère à l’expression « lateral damage ».)

Le désir des galeries et des collectionneurs qui gravitent autour d’un musée est d’arriver à prêter à ce musée des œuvres qu’ils détiennent pour les y voir exposer et en même temps d’exposer chez eux des œuvres appartenant à la collection du musée. Ryslavy veut démontrer que certaines œuvres de soi-disant moins bons artistes, qui ont atterri dans des galeries pour de mauvaises raisons (parce qu’elles ressemblaient légèrement à des travaux plus mauvais, considérés cependant comme plus intéressants parce qu’ils étaient exposés dans un musée), peuvent être meilleures que celles de l’art officiel. En extrayant de leur contexte certaines œuvres puissantes et d’autres moins puissantes, et en les exposant d’une manière insolite, il voudrait faire sentir à quel point leur statut est précaire et influençable.
Dans son ensemble, une telle exposition pourrait s’inscrire comme section spéciale d’une exposition générale sur les « objets perdus de l’art ».


Recht gemütlich - Sincèrement cossu

Pour une exposition à la Kunsthalle Krems en 2001, Ryslavy fit appel à une ambiguïté similaire pour attirer le plus de gens possible dans cet énorme musée. « Après la Deuxième Guerre Mondiale, il n’y avait à peu près plus personne en Autriche qui se souciait le moins du monde de l’Art », raconte Ryslavy, « ils avaient tous été tués ou avaient fui. Comme 50% des directeurs de musées et des politiques qui tiraient les ficelles après la guerre étaient des nazis, l’idée que les gens avaient de l’art contemporain est restée limitée à quelques icônes devenus des clichés du début du vingtième siècle. Tout ce que l’Autrichien moyen pouvait se représenter de l’art moderne, c’était une peinture célèbre de Picasso ou Kandinsky.

Quarante ans après la guerre, l’état a commencé à investir dans la formation de nouveaux artistes, dans la production d’art, mais dans les faits, il a oublié de s’occuper de la réception. On peut faire croître un public friand d’art, mais il peut également disparaître. D’après beaucoup de gens, c’est ce qui s’est passé en Autriche Tout d’un coup ils ont dû faire jaillir du sol, cou par-dessus tête, des centres culturels et des musées pour disposer de lieux où un nouvel art puisse être exposé, non pas parce qu’il existait un public qui aspirait à de tels espaces d’exposition, mais seulement avec l’intention de créer un tel public. Le nouvel espace devait devenir le bâton magique avec lequel l’état pourrait désormais éveiller l’intérêt des populations locales pour l’art contemporain.
La Kunsthalle Krems fut construite dans une petite ville qui aurait du devenir une sorte de capitale provinciale. Le musée existait déjà lorsque ces plans furent modifiés. La gigantesque Kunsthalle se trouve à présent dans une petite ville insignifiante, sans collection et sans public. Lorsqu’on demanda à Ryslavy s’il voulait y exposer, il décida de créer une carte d’invitation comportant l’image d’une peinture de Cézanne et une affiche avec l’image d’une peinture connue de Schiele. Le succès fut énorme. Pour la première fois, la population locale surgit en nombre.
Dans le musée, il exposa des affiches d’œuvres d’art connues qu’il fit maroufler sur des panneaux de bois. Chacune était éclairée par une petite lampe spéciale, comme il est d’usage dans certaines galeries. En outre, l’espace d’exposition était occupé par 140 tables, chacune étant recouverte d’une toile cirée de couleur. Chaque toile cirée contenait un fond et des reproductions de « factures décoratives ». Il exposait simultanément un paysage post-impressionniste suspendu sur une nappe tendue en toile cirée, paysage réalisé par un peintre de 85 ans, localement très prisé. Dix-neuf autres peintures de ce peintre étaient suspendues entre les posters marouflés de peintures modernes. « Le tout avait l’air très harmonieux », s’esclaffe Ryslavy, « les peintures kitsch allaient très bien avec les reproductions de peintures modernes »

Je conclurais volontiers avec le rire de Ryslavy. Comme souvent dans l’art, le sérieux de son travail disparaît instantanément dans son rire. Comme je l’ai fait autrefois dans un texte sur Broodthaers, je voudrais le comparer à la seule face d’un anneau de Möbius. Certains projets de Ryslavy font penser au travail de Broodthaers, même s’il y a toujours beaucoup de divergences. Lorsque Broodthaers collectionna quelques centaines d’images d’aigles, il le fit pour vider ces images de leur contenu idéologique. Son intention était de montrer le fonctionnement idéologique et autant que possible, l’idéologie elle-même. Ici, nous avons affaire à un Autrichien, un homme qui a grandi dans l’ombre des aigles, qui mène une entreprise comparable à celle de Broodthaers, décorée avec des fauteuils turquoise fraîchement recouverts, des cendriers dépoussiérés, des œuvres désapprouvées, de petites peintures post-impressionnistes et des affiches marouflées portant des images d’œuvres de Schiele, Cézanne et Picasso.

Le plus beau projet à mes yeux est « lateral business », où les prétentions de certaines installations et les œuvres d’art défendues à travers elles seraient mises sous les feux de la rampe d’une manière légèrement décalée, à peine perceptible. Le résultat devrait être succulent. Nous devrions y éprouver l’effet des socles, nous devrions nous scandaliser de la maigre magie des vitrines de verre et des éclairages embarrassants, nous devrions pouvoir nous divertir de l’échelle de valeur imperceptiblement mouvante qui nous hante lorsque nous observons des objets d’art cotés. Cela devrait être une fête du regard.

Si vous sentez ce que je veux dire, vous pouvez essayer de regarder de la même façon les autres œuvres de Ryslavy et vous délecter de la manière dont humour et gravité se chevauchent dans ce grand jeu du fonctionnement de la représentation des objets et des images.


Montagne de Miel, 30 mars 2004