Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Xavier Noiret-Thomé - 2011 - Un cannibal enthousiaste [FR, interview]
Interview , 11 p.




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Hans Theys


Un cannibal enthousiaste
Une conversation avec Xavier Noiret-Thomé



Introduction

La première fois que j’ai rencontré Xavier Noiret-Thomé il apparaissait dans le jardin du sculpteur Michel François, une belle soirée estivale, comme un fantôme. Son éloquence et son érudition m’ont épaté. Plus tard, j’ai aussi découvert sa peinture, qui m’a immédiatement conquis par sa liberté et sa générosité. Depuis lors, son travail a beaucoup évolué. Noiret-Thomé ne cesse d’apprendre, de bouger, de faire la connaissance d’autres tableaux, d’autres arts, d’autres gens. Il bouffe tout. Il digère vraiment. Omnivore, iconoclaste, anthropophage enthousiaste, il cuisine ses tableaux dansants et légers, compacts et sérieux.
    Dans un entretien que j’ai publié l’année dernière, le peintre belge Damien De Lepeleire décrit Noiret-Thomé comme « un grand iconoclaste » qui lui a appris à agir plus librement par rapport à toutes les possibilités réelles de la peinture. En effet, Noiret-Thomé est fasciné par le domaine de l’art comme un lieu où le temps et les distances géographiques n’existent pas. Peindre, c’est parler des tableaux qu’il aime, c’est les inviter à se rencontrer et se croiser avec des images, des approches ou des expériences plus personnelles, plus prosaïques, plus populaires, plus banales. Pour cette raison, dans les yeux de certains spectateurs, ses tableaux pourraient présenter un spectacle léger. Dans mes yeux, par contre, se déroule le spectacle fascinant de la naissance de formes personnelles et nouvelles.
    J’aimerais faire référence, ici, à une belle remarque de Zola sur Manet, où il dit que ce qui intéresse le peintre, c’est de donner forme à sa vison du monde en créant sa version de la peinture. Si en créant Olympia il lui fallait des taches claires et lumineuses, écrit Zola, Manet ajoutait un bouquet de fleurs. S’il lui fallait des taches noires, il plaçait dans un coin une négresse et un chat. « Qu’est-ce que tout cela veut dire? » demande Zola à Manet. « Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l’ombre, les réalités des objets et des créatures. »
    Ce que Zola ne peut pas encore formuler clairement, c’est que Manet a tout simplement créé un nouveau tableau. Il y a toujours eu cette confusion sur ce que cela veut dire : être fidèle à la nature ou à la réalité des objets et des créatures. Les Chinois ne faisaient pas une peinture d’objets et de lumière. Pourtant, ils faisaient de beaux tableaux. Ce n’est qu’en lisant le magnifique entretien d’André Gsell avec Auguste Rodin que nous comprenons ce que ce grand sculpteur veut dire par l’expression « être fidèle à la nature », c’est-à-dire : être fidèle à sa « vision » de la nature, à son propre ‘tempérament’. Voilà ce qu’a fait Manet, voilà ce que fait Xavier Noiret-Thomé. N’importe si cette vision préexistait à l’œuvre, de façon sous-jacente, ou si, au contraire, elle a seulement pris forme en créant les tableaux.
    Un observateur non averti en conclut que l’artiste déforme la réalité. Il suffit de se référer à l’entretien entre Francis Bacon et David Sylvester pour voir que ce n’est pas le cas. L’artiste ne part pas d’une forme existante pour la déformer, il essaie au contraire d’être aussi fidèle que possible à sa propre façon de percevoir ou de vivre les choses, façon qui dévie de la norme, de l’acceptation générale.
    Que font les artistes, si ce n’est exiger le droit de dévier et d’avoir un regard particulier sur le monde, une attitude particulière, une approche particulière? Dans leurs œuvres ne donnent-ils ou elles pas de forme à une façon de regarder ou d’être? Et cela ne se passe-t-il pas en créant une texture particulière, nouvelle, personnelle? Un artiste n’invente pas de nouveaux thèmes, il crée une nouvelle forme, un nouveau rythme. Ce faisant, il ou elle ne traduit ou n’exprime pas sa vision, comme le croyait un des premiers grands défenseurs anglais de la peinture moderne en France, Clive Bell, mais il la constitue. Hors de la forme de l’œuvre d’art, cette vision existe sans doute dans une façon de percevoir, mais pas dans la forme d’une idée. L’artiste a besoin de FAIRE pour retrouver lui-même dans la forme de son travail.
    Lors de cet entretien, Noiret-Thomé raconte que le mot postmoderne « a été associé à son travail par un critique français ». C’est comique. Dans les années quatre-vingt, ce terme était utilisé pour désigner des approches sans fondement véritable, amorales, inconscientes, dilettantes, esthétisantes, décoratives, formalistes, maniéristes, syncrétiques, etc. Maintenant, on comprend que toute forme de science ou d’art est sans fondement absolu et que n’importe quelle forme peut avoir un effet pratique, moral ou politique. Nous avons finalement compris les leçons de Céline (la petite musique), William James (vrai est ce qui fonctionne) et de Derrida (une forme est toujours déterminée par sa naissance, elle n’est jamais sans fond, quoiqu’elle ne soit jamais « fondée »). « S’il est une peinture dont il semble épineux de parler en ces temps de recherches intellectuelles et de théoriciens », écrivait Jacques-Émile Blanche en 1924, « c’est bien celle de Manet : on n’explique pas en quoi réside la qualité d’une peinture ; ni une technique cérébrale. » Aujourd’hui on peut finalement respecter le travail de gens qui explorent le potentiel infini du monde, en développant des formes artistiques, scientifiques ou spirituelles dont ils acceptent humblement que ce ne sont que des formes et dont ils espèrent pleins d’orgueil que ces formes apparemment vaines vont continuer à nous libérer.


Monet et Matisse

- Tu m’as raconté que les derniers temps tu as fait principalement deux groupes de tableaux : des compositions illusionnistes et des tableaux que tu appelles cosmogoniques.

Noiret-Thomé: Oui. Je n’ai jamais su choisir entre Monet et Matisse. Dans Matisse, on trouve une composition occidentale classique. Les tableaux de Monet, par contre, semblent souvent référer aux estampes japonaises et à la peinture chinoise. Monet est à la source de la peinture all-over. Clyfford Still et Pollock ont bien regardé Les Nymphéas.

- Tes tableaux cosmogoniques sont des tableaux dans la tradition du all-over américain.

Noiret-Thomé : Si on regarde mes tableaux cosmogoniques, comme par exemple ces cieux nocturnes, en pensant aux Nymphéas et aux drippings, on voit le télescopage d’au moins trois moments de l’histoire : un agglomérat, une concrétion historique permanente, créée par un artiste qui vient vampiriser le travail des autres, un long flux sanguin où le dernier inspire le sang des autres. La peinture est une vampirisation.

- Dans les tableaux illusionnistes, par contre, on rencontre des espaces picturaux qui jouent sur l’absence de véritable profondeur dans un tableau.

Noiret-Thomé : Oui. Dans cette peinture, par exemple, on voit l’influence de la peinture japonaise par le plan relevé. La perspective occidentale depuis la Renaissance montre des vues plongeantes vers un point de fuite unique. Mais dans la peinture japonaise et chinoise les plans se superposent verticalement sans hiérarchie. On n’y trouve pas de perspectives atmosphériques. On voit par exemple le mont Fuji en haut du tableau et plus bas, en avant-plan donc, on voit un homme qui fait ses lacets ou qui perd sa sandale. Dans mes tableaux, on trouve assez peu de perspective ou d’illusion de profondeur réaliste, il s’agit plutôt de plans qui se superposent sans hiérarchie des objets.

- Pour toi, les tableaux illusionnistes poursuivent la tradition de Matisse et les tableaux que tu appelles cosmogoniques celle de Monet?

Noiret-Thomé : C’est plus compliqué et plus imbriqué que cela. Dans La desserte rouge de Matisse, tout le plan est relevé comme dans les estampes japonaises. Tu as l’impression que tu vas recevoir les fruits dans la gueule. Ça vient de Cézanne, qui a beaucoup influencé Matisse. Matisse avait d’ailleurs un tableau de Cézanne chez lui, des baigneuses, il l’avait acheté avec la dot de sa femme… Mais les femmes alanguies de Matisse ont beaucoup à voir avec les geikos d’Utamaro. Monet aussi était un grand amateur d’estampes japonaises. Ça se voit quand on se promène dans ses jardins à Giverny. Par son biais, la peinture japonaise du XVIIIe et du XIXe siècle, de Hokusai ou de Hiroshige, a ainsi influencé les Américains. Ellsworth Kelly, par exemple, quand il était GI pendant la Seconde Guerre mondiale, s’est rendu à Giverny pour visiter la maison de Monet. À cette époque le jardin était à l’abandon et les héritiers considéraient les œuvres tardives de leur grand-père comme les produits d’un homme sénile, ils ne les comprenaient pas. Kelly a pu rester des heures dans le grand atelier au milieu des Nymphéas poussiéreux. Parfois l’influence est plus directe : la chute d’eau de Hiroshige, une ligne bleu-blanc devant un rocher doré, est devenue un Zip de Barnett Newman.


Glissements

- Où places-tu la peinture de Mondrian? Pour certains la peinture all over est issue de ses tentatives de tirer des surfaces rouge et bleu dans un plan. D’autre part, nous pourrions également considérer les derniers tableaux de Mondrian comme des réflexions sur la composition et la perspective, comme tes tableaux illusionnistes. Je pose cette question car je me demande si tu aimerais joindre entre eux ces deux genres de tableaux, comme Mondrian semble l’avoir fait, et peut-être Pollock ou Rothko aussi?

Noiret-Thomé: Non, une fusion n’est pas à l’ordre du jour. Comment dire? Je pense qu’en fait les fusions se font en permanence, mais elles ne sont pas spectaculaires, ce sont des glissements qui se font. D’une pratique on glisse vers une autre. Il y a beaucoup plus de familles dans l’ensemble de mes tableaux. Et comme dans toutes les familles il y a les bâtards, des enfants reconnus, des cousins illégitimes. Parfois les familles couchent entre elles et produisent des paysages protéiformes. Lucio Fontana, par exemple, a inventé le concept d’espace. C’est magnifique mais c’est un peu court. Car finalement les bonnes peintures sont toujours des concepts d’espace-temps…

- Pourrais-tu nous donner l’exemple d’un glissement?

Noiret-Thomé: Les tableaux que j’appelle cosmogoniques aujourd’hui (mais que je nomme parfois « peinture pizza » ou « brol-painting ») sont issus des monochromes chromés, c’est-à-dire de l’acte de couvrir certains tableaux d’une couleur ou plutôt d’une matière. La première fois que j’ai couvert des tableaux de peinture argentée, c’était à la Rijksakademie à Amsterdam. J’étais occupé à faire trois portraits d’amis, huile sur bois, et les tableaux étaient en train de s’encroûter. Les couleurs n’étaient plus là, les tableaux souffraient de trop d’influences.

- Ils faisaient penser à la manière d’Eugène Leroy?

Noiret-Thomé: Oui. Sauf que Leroy avait une palette plus terreuse, plus organique.

- Et qu’as-tu fait?

Noiret-Thomé: Soudain je me trouvais dans un magasin de bricolage, le paradis de l’artiste, et je faisais la découverte d’une nouvelle sorte de peinture argentée. Avant, la laque argentée ressemblait à de l’aluminium terne, mais ils venaient d’introduire de la peinture chrome en bombe. En rentrant, j’ai immédiatement recouvert de chrome un portrait. Le résultat était surprenant. Avant ce dernier ajout, les portraits n’étaient pas ressemblants, après les trois amis se sont reconnus. C’était une transsubstantiation. Pas seulement au niveau de l’objet, mais aussi au niveau de ma position vis-à-vis du maître. Un travail issu de l’enseignement d’un maître était rompu par un geste iconoclaste. En même temps il n’y avait plus la main : de loin je faisais tomber une pluie de chrome sur le tableau. C’était la désincarnation du geste du peintre.


Faire apparaître quelque chose avec rien

- À partir de ce moment, tes tableaux évoluent entre autres vers les deux approches que nous avons nommées. Ce qui est frappant, c’est que ces deux approches continuent à ressembler à des tableaux d’Eugène Leroy, fût-ce dans une forme transfigurée. Car d’une part, dans ses tableaux, nous trouvons des surfaces scintillantes, vibrantes, et d’autre part des grands mouvements, par exemple des figures humaines qui apparaissent lentement. Ce qui me frappe toujours dans l’art, c’est qu’en s’éloignant de ce qu’il éprouve comme contraignant ou suffocant dans son passé, tout en développant des nouvelles formes, l’artiste s’approche de ses origines sans s’en rendre compte. Il retrouve le passé dans une nouvelle forme, libéré. La forme, l’approche ou la texture sont nouvelles, mais la trame ou le rythme restent inchangés. Ils appartiennent à la vision de l’artiste.

Noiret-Thomé: Je crois que tu as raison. En tout cas, il y a quelques années, j’ai fait don de ces trois portraits au Musée de Tourcoing pour remercier et rendre hommage à Leroy, qui m’a appris beaucoup lors de mes visites à son atelier, lorsque j’étais jeune… Une peinture, je pense, c’est faire apparaître quelque chose avec rien. Dans chaque tableau il n’y a finalement que trois éléments : l’objet, le fond et la composition. La composition fait que tout se tient ensemble. Chaque tableau est un choc disharmonique en équilibre. Le but de la composition, c’est de retrouver cet équilibre en créant une certaine forme de symétrie. Pour ce faire, je me raccroche souvent aux bords. Ici par exemple, je peins une chaîne pour créer un pseudo-cadre. Là, c’est un cadre aux coins intérieurs arrondis en faux bois peint. C’est compliqué de faire tenir dans un rectangle des choses aussi hétérogènes. Parfois il faut montrer le geste, parfois il faut le faire disparaître. Parfois il faut poser un signe, parfois il faut l’enlever. C’est d’une jonglerie, d’un équilibrisme compliqués. Puis il y a les couleurs et les matières : des choses très physiques. Il faut que les couleurs fonctionnent ensemble, ou justement pas…

- Peux-tu nous donner quelques exemples?

Noiret-Thomé: Voici un tableau aquatique. C’est une marine. Ça se passe sous la mer. On voit une croix dans une forme jaune qui évoque par sa couleur l’image d’un sous-marin. On voit aussi un X en pochoir, un signe de l’interdit, une signature anonyme qui fait la même taille que le noir en bas du tableau. Il a son fantôme, ça crée une perspective. On dirait que les deux croix sont rassemblées dans une géométrie axonométrique. La croix fait aussi penser à Beuys ou à Malevitch. Elle devient un signe métaphysique comme la lune de Chirico.
    Ici on voit une tête verte. L’espace est d’une complexité monstrueuse, tu crois passer dans une porte, mais le mur devant est derrière toi, le sol se dérobe. C’est comme Alice au pays des merveilles. L’appréhension de l’espace est corrodée, ce que j’aime bien. Le peintre néerlandais René Daniels était fort pour ça. Il a créé des beaux espaces instables. On croit que ça tient mais non, c’est des sables mouvants, c’est plein de glissements de terrain… La tache noire qui scintille dans le rectangle noir évoque des perspectives illusionnistes un peu fausses. J’ai relié la porte-pochoir en spray avec le rectangle noir par ce fin trait en rose fluo. La rencontre entre les coins de la porte et du rectangle fait basculer l’espace, le tord, le vrille.
    Souvent mes tableaux sont des histoires d’illusions d’optique. Les petits objets reflétant dans les peintures cosmogoniques me font penser à cet objet qu’avait mon père chasseur : un bâton au sommet duquel sont placés des petits miroirs. C’est un leurre que l’on utilise pour la chasse à l’alouette. Ça les intrigue et hop, paf tu tires. La peinture c’est un leurre magnifique, un piège à regards.
    Parfois je couvre mes tableaux de peinture chrome. Le chrome n’est pas une couleur, c’est une matière. En même temps c’est toutes les couleurs. Un tableau chromé, c’est le monochrome absolu. Regarde, tu vois même la réflexion de mon pull : le tableau devient jaune. Lors de mon exposition à Rome, que tu as vue, les visiteurs venaient me parler de mes tableaux dorés, parce que les tableaux avaient pris une couleur dorée à cause du soleil couchant.


La moustache comme motif floral

- Tu peins à l’acrylique et à la bombe?

Noiret-Thomé: Oui. Et avec les polymères. Je ne travaille plus avec l’huile. Avec ma manière de travailler, l’huile posait un problème de temps. Mes tableaux finissaient souvent en boue. Aujourd’hui la peinture acrylique offre beaucoup de possibilités : tu peux faire des glacis, créer des effets de matière, jouer avec les brillants et les mats.
    Je commence mes tableaux avec un dessin automatique en deux ou trois couleurs. Puis je mets une résine pour cristalliser le dessin. Après, la toile a une autre texture, elle devient lisse, un peu comme du bristol. Les gestes sont plus souples, les coups de pinceau plus fluides. La colle donne aussi un aspect satiné que j’aime beaucoup.
    Ça c’est un point de mire, une cible. Le fond je l’ai fait avec des petites paillettes que j’ai balancées dans la colle. J’ai mis le tableau à l’horizontale et je l’ai couvert de cette résine synthétique qui devient transparente quand elle sèche.
    Ce tableau me fait penser à des petits paysages aux sujets religieux de Patinir. C’est toujours dans une ambiance bleutée ou verdâtre. Les montagnes sont toujours des rochers improbables, comme dans les Dolomites ou en Cappadoce. Ce ne sont pas des rochers, ce sont des fantasmes de rochers. C’est présurréaliste, je trouve. On y voit un orage, des montagnes, des nuages, des éclairs. Ça s’appelle Cévennes Up.
    Ici on reconnaît les perspectives en forme de nœud papillon de René Daniels. Le tableau s’appelle Masters or Servants. Le titre évoque l’idée de la filiation, de l’appropriation et du vampirisme. Goya, Vélasquez, Manet, Picasso étaient des grands vampires de la peinture. C’est comme ça que, parfois, les serviteurs deviennent les maîtres. C’est ça, la révolution, non ? C’est comme dans un restaurant chic, où les garçons sont mieux habillés que les clients, avec un nœud papillon. Le titre vient d’une chanson de Depeche Mode qui s’appelle Master and Servant.
    Dans ce tableau-ci, il y a une trame que j’ai faite avec un pochoir : une grille en plastique que l’on utilise pour enlever le trop de peinture d’un rouleau. J’ai beaucoup de ces grilles. Elles produisent toutes des trames différentes.
    Le bonhomme rouge qui passe devant la grille, ici, vient de La tempête de Giorgione. Dans ce chef-d’œuvre, on voit une femme à demi nue assise dans un jardin magnifique donnant le sein à un bébé. Derrière eux il y a un morceau d’architecture. Le bonhomme tient une lance dans la main. Ici aussi, sauf que c’est une lance plus naturelle qu’il brandit…
    Ce tableau aurait pu être compliqué, mais heureusement il est juste complexe.
    U.B.U.F.O, Père Ubu et U.F.O. Il porte un chapeau-couronne et il a une moustache en guidon de vélo. Depuis Duchamp on est obligé de mettre une moustache de temps en temps à ses figures, sinon c’est comme si tu n’avais pas compris la leçon. En même temps, une moustache, à cause des deux fines boucles, devient tout de suite un motif floral ou décoratif. L’objet disparaît au profit du motif. D’autres motifs sont les couleurs et les losanges. Le chapeau-couronne fait penser à un ovni.
    Dans ce tableau-ci, il faut une ou deux étapes en plus pour que tout fusionne bien et qu’on ne circule plus dedans, mais que l’on se trouve face à un objet, à un monolithe. J’essaie parfois de faire des tableaux où il y ait une espèce d’évidence, comme si le tableau était un fragment de la nature et qu’il n’y ait pas eu des questions de composition. Ça doit être là, comme un rocher ou une flaque d’eau. Je ne suis pas content de ce tableau. Il n’est pas naturel, il manque d’évidence. Il fait un peu old school. Il y a du Monet, du Richter, du Pollock. Il y a un wagon de gens. Il y a trop de perspective, il fait trop penser à un paysage. Il ressemble trop à ce que je faisais il y a quinze ans. Je suis encore en train de circuler dans ce tableau, horizontalement, verticalement. Il est un peu impressionniste, ce tableau, mais en même temps il n’est pas all-over. C’est un tableau expressionniste où je me bats avec l’expressionnisme naturel que j’ai en moi. On voit le refus de la facilité qui serait de suivre la virtuosité. On voit la danse du peintre devant le tableau. C’est pour ça que je dis old school. On voit le peintre dedans, ce qui m’agace toujours un petit peu. Mais c’est un beau paysage impressionniste. Ça doit être agréable dans ta maison si tu n’as pas l’occasion d’aller à la campagne. Je cherchais un effet de camouflage, mais pour ça il faudrait que le tableau soit plus régulier. Tu savais que les peintres cubistes pendant la Première Guerre mondiale avaient formé une équipe de peintres camoufleurs ? Il y a même des exemples impressionnants de cuirassiers peints avec la technique du « Dazzle camouflage ».
    J’aime beaucoup Odilon Redon. Des arbres solitaires sur un fond jaune d’or avec des figures mythologico-poétiques. C’est du très bon mauvais goût, Redon, à cause de son côté symboliste, mais j’aime beaucoup la construction de ses tableaux et la lumière qu’ils génèrent. La peinture, c’est un combat entre des histoires de peintres, entre des cultures différentes. La chimère qui semble bouffer la tête d’un Indien dans ce tableau-ci évoque ce combat. Dans la main gauche, on croit reconnaître une figure picassienne, mais elle n’existe pas vraiment, elle est là en fantôme. Finalement, la peinture, c’est un bal de fantômes. Un bal de vampires et un bal de fantômes.


Des pas de fourmis

Noiret-Thomé: Évidemment je brouille les pistes, mais pas seulement de façon volontaire, aussi parce que je ne peux pas faire autrement. Je n’ai pas de programme, ma voie est pleine de contradictions, parfois elle semble même être un peu légère ou facétieuse, mais j’essaie d’être le plus honnête avec moi-même possible. Je veux faire une peinture qui résiste. Je n’aime pas les gens et les tableaux qui donnent facilement leur amitié. Le but de mon papillonnage, c’est de créer l’œuvre avec un grand « O », non, plutôt l’œuvre avec un grand « L ».
    Si on veut progresser, il faut assumer l’héritage du grand-père. Ça serait con de nier cet héritage. Il faut le comprendre, voir ce qu’on peut faire avec. Et si on s’attaque à l’autopsie du cadavre sur le billard, je préfère une autopsie carnavalesque à La leçon d’anatomie de Rembrandt. C’est ça la peinture : une distorsion du temps. Dans nos cerveaux les images et les œuvres d’art se rencontrent sans prédilection chronologique. Elles se mêlent aux choses qu’on voit au quotidien: les magazines, les livres, les graffitis qui défilent pendant les voyages en train… Tout cela produit des salades composées… En même temps, la peinture progresse très lentement. Tout progrès est lent, ça ne fait pas des pas de géant, mais des pas de fourmi.
    Pour revenir à ta question sur Mondrian, j’aimerais ajouter qu’il ne faut pas trop croire à l’hégémonie des écoles artistiques. Bien entendu, les expressionnistes américains n’ont pas regardé que Monet et Mondrian. Et bien entendu leurs propres œuvres ne se ressemblent pas vraiment. Il y a autant de différences entre Newman et Pollock qu’entre Monet et Mondrian. S’il est vrai que Les Nymphéas ont fort touché Clyfford Still et Pollock, il ne faut pas oublier qu’ils peuvent aussi être influencés par les muralistes mexicains comme l’a été Philip Guston. Et il ne faut pas oublier l’influence de Fernand Léger, de Picasso, de Max Ernst, de Miró et des autres surréalistes. Enfin, chaque mouvement est constitué de personnalités qui peuvent avoir créé des œuvres aux enjeux très différents. C’est stupide de désigner des artistes par des termes génériques, c’est une manie d’historiens de l’art. En observant l’histoire de l’art on ne doit pas essayer d’unifier, mais d’entrer dans la complexité de regards que les artistes portent sur cette histoire. C’est vertigineux, l’art. Quel beau moment lorsque Mondrian arrive à New York, reconnaît sa propre peinture dans le plan des rues, découvre le jazz. Et il commence à faire les Boogie Woogie… avec du scotch ! Sans Mondrian, pas de Barnett Newman. Mais Newman a bien regardé la peinture extrême-orientale ! Ce que j’essaie, moi, c’est de réunir tout ça dans ma peinture, de faire une peinture qui assume cette complexité.


Montagne de Miel, 3 juin 2011