Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Marcel Broodthaers - 1996 - De emmer van Narcissus [NL, interview]
, 9 p.




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Hans Theys


Le seau de Narcisse
Un entretien avec J.S. Stroop à propos des films de Marcel Broodthaers



Narcisse, inventeur du cinéma

- Vous connaissez donc Marcel Broodthaers personnellement ?

J. S. Stroop : On se voyait au moins une fois par an, oui. Généralement pour notre anniversaire, qui tombait le même jour. Mais ça, je vous l’ai déjà dit avant-hier. 

- Et parlait-il parfois de son œuvre ?

Stroop : Jamais. Mais ça aussi, je vous l’ai déjà dit. Marcel s’est installé à Venise car il en avait assez des trips narcissistes, égocentriques. ‘Marre de l’art et marre de boire !’, il disait toujours. Mais c’était il y a plus de vingt ans. Faut-il vraiment reparler de tout çà ?

- Que voulait-il dire par ‘des trips narcissistes’ ?

Stroop : Vous connaissez le film ‘Une seconde d’éternité’ ? C’est un film d’animation de 24 images montrant en une seconde comment sont composées trait après trait les initiales de Broodthaers et projeté en boucle. L’idée qu’une œuvre d’art peut être remplacée par le nom ou les initiales de l’artiste n’est pas si nouvelle. Tout le marché de l’art repose sur cette conception. On se contente la plupart du temps d’acheter ou de vendre des noms. Les œuvres d’art font figure de caution et ne quittent même pas le coffre-fort après la transaction, comme l’or de Fort Knox. Broodthaers, lui, donne une forme à cette idée, la rend visible. Le narcissisme de ce court-métrage figure sans conteste pour Broodthaers l’idolâtrie de son propre nom, mais il a aussi écrit un poème dans lequel il associe la structure en boucle du film au regard inquisiteur de Narcisse. Vous connaissez ce poème ?

- Il a été publié quelque part ?

Stroop : Non, mais je dois l’avoir ici quelque part. Attendez… Zoé, viens ici… (Il place le chat gris argenté sur son épaule gauche et le fait sauter en haut d’une armoire. En atterrissant, le chat fait tomber une pile de papier d’une centaine de pages. Dr. Stroop les ramasse et en refait une belle pile qu’il commence tranquillement à feuilleter.)

Stroop : Oui, la voilà :

Une seconde pour Narcisse.

1 seconde pour Narcisse
c’est déjà le temps de l’éternité. 
Narcisse a répété 
indéfiniment le temps 
de 1/24e de seconde. 
La persistance rétinienne 
chez Narcisse avait 
une durée éternelle. 
Narcisse est l’inventeur 
du cinéma. 

Et voici le petit texte qui l’accompagne : 

« Sur le modèle Narcisse
j’ai voulu un film
d’1 seconde (24 images) pour moi seul.
(Je me regarde dans un film comme dans un miroir)
L’idée me suffisait… »

- Mais que cela signifie-t-il ?

Stroop : Ce n’est pas très clair tout çà. À part les grouillantes taches de lumière sur l’écran, le cinéma est obscur : la réalité se trouve dehors. Comme Narcisse, le visiteur de cinéma n’a aucune prise sur la réalité. Il faut peut-être y voir aussi un lien avec l’aspiration à la renommée. Je ne sais pas, mais il a écrit en 1963 à propos de Magritte : « Il est célèbre à New York. Tous les tableaux de Magritte sont célèbres à New York. Magritte est célèbre ». Ces répétitions suggèrent qu’il attachait de l’importance à la célébrité. C’est tout à son honneur, à mes yeux. Mais bon. Si on se contente de considérer le narcissisme comme une admiration sans bornes de soi-même, on a vite fait le tour de ce concept. Mais si on voit le narcissisme comme une confrontation nécessaire mais excessive au jugement des autres, alors on y voit la motivation de tout artiste. Vous comprenez ? Les artistes ont besoin de se rendre visibles. Ils veulent être vus. Ils recherchent en permanence la confirmation des autres. Narcisse semble dépourvu d’une conviction intime, et se trouve dès lors piégé dans une sorte de cercle de l’apparence. Son regard inquisiteur est prisonnier d’une espèce de mouvement circulaire qui n’est jamais en phase avec le monde extérieur et qui glisse sur son prétendu monde intérieur. Il a beau se contempler dans son miroir, il n’apprendra jamais quelque chose sur lui-même. Qui sait, il n’a peut-être même pas de monde intérieur. Peut-être n’existe-t-il même pas de ‘vrai monde’ en dehors de ce petit cercle. 


Perroquets et tautologies

Stroop : La structure du narcissisme est tautologique. Une tautologie exprime deux fois la même image dans une seule phrase. Pour Wittgenstein, chaque concept de la beauté était tautologique, puisque nous ne connaissons la beauté qu’en apprenant à connaître de belles choses. La tautologie occupe une place particulière dans l’œuvre de Broodthaers parce que, comme Mallarmé, il pensait que nous sommes enfermés dans les imperfections du langage et que comme Magritte, il a exploré tous les rapports possibles entre un objet et son illustration ou entre un objet et son nom. « Moi, je dis je, » dit-il. « Je… dis… Je… dis… je… ». Telle une aiguille sur un disque rayé, il hésite au bord de la parole, tout comme Narcisse dérape au bord de la vision. « Moi je tautologue, » ajoute-t-il. A côté du magnétophone qui enregistre ce monologue, il y a un perroquet dans une cage. Broodthaers est le perroquet de Mallarmé et de Magritte, mais aussi de lui-même. Chacun de nous est le perroquet de sons qui tourbillonnent dans son crâne. Il n’est pas sûr que Broodthaers lui aussi ait pensé ainsi à propos du narcissisme, mais je pense que oui. Vous connaissez les cadres de tableaux vides de la Section Publicité ?

- Documenta 5 ? Ce stand publicitaire pour la ‘Section des figures’ ?

Stroop : Oui, et puis la Section des figures elle-même ! Toutes ces illustrations ou représentations d’aigles... Est-ce qu’elles ne montrent pas chaque fois une sorte de face extérieure, si bien que l’intérieur nous échappe probablement ? Vous croyez que c’est un hasard ? Regardez... Broodthaers fait de la publicité pour ses propres œuvres. Ceux qui s’occupent d’art tombent toujours d’un catalogue dans l’autre, disait-il. C’est pourquoi il expose le tirage complet d’un catalogue (fichu) dans une vitrine scellée ou montre des photomontages sous forme de séries de diapositives. Lorsque j’ai visité pour la première fois une rétrospective de l’œuvre de Broodthaers, j’ai été saisi par une espèce de cri silencieux qui sortait de toutes ces gravures encadrées, ces photos collées et ces paroles isolées. C’était comme si les formes changeantes des images qu’il montrait étaient devenues un bruissement maladroit ou désespéré, un gargouillis grotesque qui bat contre nos têtes comme un bourdon incessant. 

- Contre votre tête. 

Stroop : Contre ma tête, oui. Tous ces glissements, ces mouvements d’images, ces copies d’une photo d’une gravure, ces photos d’une projection, le tracé d’un mot, le commentaire d’une image, tous ces collages, ces découpages, ces mots isolés, ces objets, ces vitrines, ces films, ces diapos, ces textes, tout cela dansait dans un soulèvement de jupes tout en continuant à cacher quelque chose. C’est une sorte de folie, un gâchage de bonnes formes, un tour de main, un claquement de doigts, un doigt fourré dans l’oreille, des points tracés sur un bout de papier. Mais c’est surtout un incessant glissement. 

- Que voulez-vous dire ?

Stroop : C’est du tripotage futile. De la même manière que Narcisse est enfermé dans le sondage infructueux de son reflet, personne ne peut rendre complètement visibles ou palpables ses pensées, ses impressions. Mais quelquefois, la futilité de ce tripotage devient éloquente et ne nous transmet plus une futilité écrasante, mais une futilité aérienne, libératrice. Le rire et le sérieux se mêlent chez Broodthaers comme une bande de papier tourné dont les extrémités sont collées entre elles. Vous ne savez jamais de quel côté vous êtes et où l’un commence et l’autre termine. 


Mallarmé et Magritte

Stroop : Voyez-vous le lien entre le narcissisme et le glissement ? Le narcissique joue avec un puzzle représentant un tableau de la bataille de Waterloo. Il se reconnaît dans Napoléon, mais il n’apprend rien sur lui-même ou sur Napoléon. La seule chose qu’il peut faire est de célébrer son impuissance en déplaçant les pièces et en les regardant sous tous les angles... Vous avez déjà vu le générique de ‘Projet pour un film’ ? La caméra fait un mouvement plongeant par-dessus un dessin qui représente une bande de film avec générique. Une bande de film impossible, naturellement, parce que chaque image suivante est différente. Et dans le petit film ‘Slip-test’, l’image glisse sur l’écran, comme si le projecteur glissait, alors que nous voyons deux lutteurs essayant vainement de s’immobiliser. Le poète déplace les mots dans la phrase, les met à mal et leur impose une nouvelle mélodie qui fait apparaître l’objet dans une nouvelle lumière, une lumière non entachée par la routine de la langue. C’est en fait une forme de bricolage avec le langage. On doit nécessairement penser à Schwitters face à l’œuvre de Broodthaers. Et à Magritte. Magritte a libéré la peinture de la tyrannie de la beauté, de l’esthétique, vous dira Broodthaers. Mais surtout, qu’a fait Magritte ? Il a trouvé une manière claire, lumineuse d’exprimer le mystère. C’est çà finalement Magritte : représenter le mystère d’une façon claire. Vous comprenez ? Et comment s’y prend-il ? En décomposant le mystère en quelques objets clairs et identifiables qu’il place côte à côte. Broodthaers ne s’intéressait naturellement pas au mystère. Broodthaers était un sociologue et un positiviste. Mais avec son étrange opiniâtreté, il a découvert un point de convergence entre Mallarmé et Magritte. Magritte se basait finalement sur la même esthétique que Mallarmé, qui se basait simplement sur le ‘surnaturalisme’ de Baudelaire. Une syntaxe disloquée arriverait, en l’absence même de la fleur, à faire sortir la rose du blanc de la page. Une telle phrase, qui par son déséquilibre jazzy arrache des aveux à la langue, peut être considérée comme un coup de dés ou une constellation. Elle pourrait offrir une issue de la structure tautologique de la langue ou de la beauté, même si elle est formée de mots qui participent du hasard ou de la langue polluée par la plèbe. Mais sa beauté classique n’a pas de prise sur le monde, qui reste aussi chaotique que jamais. 


Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

Stroop : Une grande partie de l’œuvre de Broodthaers est une réflexion sur cette phrase. « L’alphabet est un dé à 26 faces », écrit-il. En 1969, l’année de la création du Musée d’Art Moderne et l’année où il tourna ‘Un Voyage à Waterloo’, il écrivit au dos d’une carte postale une lettre ouverte dont les points et les virgules font penser aux petits cercles brillant comme des étoiles griffées dans la pellicule du film ‘Le poisson est tenace’. Ce sont en fait les yeux de dés qui ont glissé. Vous avez déjà vu la version par Broodthaers du ‘Coup de dés’ de Mallarmé ? J’en ai un exemplaire original ici (il rampe à genoux autour de mon fauteuil, plonge la main dessous et en extrait une pile de livres). Regardez... Vous voyez ? Les vers de Mallarmé se cachent derrière des bandes noires d’épaisseurs différentes en fonction du corps des lettres cachées. On y découvre ainsi une cadence nouvelle. La mise en page se présente comme une constellation. Vous sentez le rythme ? La même chose est valable pour les répétitions apparentes ou les fausses ordonnances de ses photomontages comme ‘Ma collection’, où on dénote de manière étrange une sorte de frissonnement, comme l’a remarqué Buchloh. Enfin soit. La seule chose que je voulais vous dire c’est qu’il semble que presque tous les films de Broodthaers ont quelque chose à voir avec l’un ou l’autre sujet. Le narcissisme d’un côté, le basculement ininterrompu des formes de l’autre. Les deux sujets sont d’ailleurs directement liés au thème du voyage… Oui ?

- Excusez-moi de vous interrompre, professeur, mais que voulez-vous dire par ‘le basculement ininterrompu des formes’ ?

Stroop : Des milliers de représentations différentes d’un aigle cachent un aigle. Nous filmons la silhouette d’un aigle. Mais nous découpons la silhouette de l’aigle dans du noir. Quelque chose comme ça. Et de nouveau. La silhouette de l’aigle fait penser à ‘L’atlas à l’usage des artistes et des militaires’ où le territoire de tous les pays est de ‘taille égale’, de taille poétique ou utopique, mais noircies, de telle sorte que les cartes sont rendues inutilisables. Ces cartes noircies me font à leur tour penser aux verres de lunettes tachés de crème fraîche dans le film ‘Berlin oder ein Traum mit Sahne’. Ce qui est blanc devient noir. Les images sont sans cesse retournées, comme la vérité chez Nietzsche, qu’il faut mettre à l’envers comme une hétaïre pour percevoir sa nature cachée. 


Le film, un mensonge

Stroop : Ce qui intéresse Marcel Broodthaers entre autres dans le cinéma, c’est le mensonge. Le cinéma est un mensonge. Pour le comprendre, nous devons naturellement commencer par nous rappeler qu’une image en mouvement n’existe pas. Pour une raison ou pour une autre, nous l’oublions sans cesse. Un film n’est rien d’autre qu’une succession d’images statiques. Le mouvement est suggéré par une feinte optique bancale, une illusion optique branlante. Eh bien, ce qui semble intéresser Broodthaers, c’est la vérité de cette illusion… Nouveaux trucs, nouvelles combines ! Il ne faut pas oublier que Broodthaers posait en imposteur. La même chose vaut pour son musée, qu’il a nommé quelque part une fiction, un petit mensonge pieux, pour porter le débat sur la ‘mise en scène de la vérité’ dans ce qu’on appelle les vrais musées... Le film ‘The Last Voyage’ par exemple ne montre rien d’autre qu’une série de diapos colorées à la main pour une lanterne magique et c’est pourquoi il utilise tant les cartes postales dans ses films. Les cartes postales ne bougent pas. (Tout en étant utilisé par des gens qui bougent.) Mais Broodthaers les emploie parce qu’il est toujours en quête d’une autre et nouvelle sorte de mouvement. Prenez ce petit tableau dont vous parliez, par exemple. Savez-vous de combien de manières différentes il l’a utilisé ? Il l’a exposé, tout simplement. Il l’a utilisé comme objet dans la série de diapos ‘Bateau  tableau’. Il l’a utilisé pour le film ‘Analyse  d’une  peinture’, dans un cadre doré. Et il l’a utilisé pour le livre et le film ‘Un  voyage  en  Mer  du  Nord’, livre se présentant comme un film, tandis que le film peut être considéré comme une lecture du livre. Mais ça, vous l’aviez remarqué vous-même. Je pense qu’il est clair que Broodthaers veut évoquer une autre sorte de mouvement à travers la mise en page. Pour comprendre cette autre sorte de mouvement, il faut d’ailleurs examiner les photos de Marcel Broodthaers. Vous connaissez le catalogue ‘Marcel Broodthaers  in  Zuid-Limburg’ ? Attendez, je vais le chercher…

(Il me montre deux photos sur lesquelles on voit trois tireurs à l’arc. Sur la première photo, on voit de gauche à droite comment le premier tireur place sa flèche, le deuxième tend l’arc et le troisième lâche la flèche. Sur la seconde photo, le premier tireur est sur le point de lâcher la flèche, le deuxième juge son tir et le troisième se retourne satisfait.)

Stroop : Vous voyez ? Ici, le mouvement est contenu dans une seule image. Pas un vrai mouvement naturellement, mais pourtant le même type de vibration qu’on trouve dans les photomontages. 

- Certains peintres ne recherchent-ils pas le même effet ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle Broodthaers utilisait ce petit tableau d’amateur dans ses films ?

Stroop : Il y a évidemment une sorte de mouvement dans ce petit tableau. La perspective n’est pas tout à fait correcte, mais il a toutefois une sorte de profondeur. Vous avez les bateaux à l’horizon, les deux bateaux qui approchent, la chaloupe à l’avant-plan à droite, la bouteille flottante dans le coin inférieur gauche. L’eau qui bat contre la proue du navire et la mise en page avec des images de dimensions différentes créent aussi une illusion de mouvement. À tout cela s’ajoute bien entendu le thème de la mer et du voyage en mer. Le rêve du touriste éternel, toujours perdu dans l’exotisme du dix-neuvième siècle. Songez par exemple aux reproductions des gravures dans ‘Un jardin d’Hiver’… La mélancolie et le rêve inquiet sont d’ailleurs liés au narcissisme. Le touriste est quelqu’un qui ne prend pas vraiment part à la vie sociale qui l’entoure. Il ne voit rien non plus. Il ne voit que les choses qu’il connaît déjà. Il ne voit que lui-même. Il rêve pourtant d’être marin, explorateur ou pirate. 

- De là les cartes postales dans ses films ?

Stroop : Ces cartes postales proviennent naturellement du musée. Tout musée qui se respecte vend des cartes postales à l’entrée. Après avoir tourné ‘Un Voyage à Waterloo’, Broodthaers a demandé à son épouse Maria Gilissen d’imprimer sur papier de carte postale les photos qu’elle en avait faites. Il ne faut pas oublier que Broodthaers avait remplacé les tableaux dans son musée par des cartes postales. Cela n’a aucun sens de dissocier ces choses. L’œuvre de Broodthaers est comme une toile d’araignée. Tous les fils sont reliés entre eux, directement ou indirectement. Tirer sur un fil revient à tirer tout de travers. La bouteille flottante fait par exemple référence à l’histoire ‘Manuscrit trouvé dans une bouteille’ d’Edgar Allan Poe, qui fait à son tour référence à ses traducteurs Mallarmé et Baudelaire (‘Invitation au Voyage’ ou ‘Anywhere out of the world’). Le voyage fictif est aussi sans doute une réponse au faux mouvement qui caractérise le cinéma. Broodthaers a dit à plusieurs reprises que l’art est une question de conquérir autant d’espace que possible. Les films doivent aussi être considérés de ce point de vue-là. 


Et les cartes postales ?

- Et les cartes postales ?

Stroop : Le film ‘Mauretania’, par exemple, montre des images d’une carte postale dans des travellings horizontaux alternant avec des images de la mer. Mais regardez un peu l’air penché des cheminées de ce bateau... Elles sont sans doute construites ainsi pour donner l’impression que le bateau va plus vite... Vous ne pensez pas que c’est justement pour cela qu’il a choisi cette carte postale ?

- Et le film ‘Paris (Carte Postale)’ ?

Stroop : Il n’y a pas la moindre carte postale dans ce film. On y voit trois vues de Paris : la tour Eiffel, la Seine et un pont ferroviaire. Pour le reste, quelques légendes en blanc avec des mots comme postcard, cartolina postale, levelezö-lap et briefkaart. Le film lui-même est devenu une carte postale, tout comme ‘Un film de Charles Baudelaire’ est devenu une espèce de musée, un lieu où le passé est rendu palpable et où le temps semble réversible. 


Cinéma Baudelaire

- Pourquoi avoir choisi ‘D’après une idée de Charles Baudelaire’ comme sous-titre du film ‘Une seconde d’éternité’ ?

Stroop : On peut imaginer plusieurs raisons. D’abord, Baudelaire est l’inventeur des ‘correspondances’, des synesthésies devenues art. C’est pourquoi un des tableaux littéraires porte le nom ‘Baudelaire peint’. C’est du moins ce que je pense. Mais Broodthaers fait aussi allusion à un vers du poème de Baudelaire ‘La beauté’, dans lequel une Beauté froide et implacable déclare : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». Broodthaers suggère que la Beauté s’exprime ici sur le médium cinéma. Mais il n’y a pas d’art avec tant de lignes mouvantes que celui de Broodthaers et celui de Baudelaire. Dans le grand débat sur la peinture, Baudelaire prenait toujours le parti du coloriste Delacroix contre le tireur de lignes Ingres. « Un bon dessin », écrit Baudelaire, « n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique et rigide qui entoure un personnage comme un carcan. Un dessin doit être comme la nature, vivant et mobile ».

- Et Broodthaers préférait Ingres ?

Stroop : Oui, mais je ne sais pas si cela a beaucoup d’importance. Je ne sais pas trop comment l’expliquer. En bons catholiques, Baudelaire et Broodthaers semblent partir de l’idée qu’il existe un monde réel et même une vérité. Seulement, ils semblent ne pas pouvoir accumuler assez de preuves dans ce sens. Tout se passe comme si la réalité n’était jamais là, alors que tout ce qui est inatteignable les étouffe. Comment dire ? Vous avez vu l’installation ‘Un jardin d’Hiver’ ?

- Non, pas encore. 

Stroop : Regardez surtout le film. Dans le film, on voit un moniteur et sur ce moniteur, on peut voir Broodthaers qui promène un chameau à l’intérieur du Palais des Beaux-Arts pendant un vernissage. Imaginez un peu. Vous vous trouvez au milieu d’une mise en scène avec quelques palmiers des pays chauds, des chaises pliantes de chez Pittoors et un écran vidéo. Sur les murs, des reproductions photographiques de gravures. Une de ces gravures représente quelques dromadaires dans une oasis. Tout d’un coup, le projecteur commence à tourner et vous voyez comment a vécu cette ‘installation’. Et que voyez-vous ? Un film montrant une image vidéo d’un homme marchant avec un vrai chameau. Le vrai chameau semble moins réel que les dromadaires représentés sur la gravure. Mais en même temps, c’est l’inverse qui se produit. À cause des deux caméras et de la double projection (d’abord l’image vidéo du chameau sur le moniteur puis l’image du moniteur dans le film) qui forment une sorte de double écran entre le spectateur et le ‘vrai’ événement, justement à cause de cette distance, toute la scène paraît plus réelle. Comment est-ce possible ? Et bien, ce qui est devenu réel, c’est un sentiment de perte. Quelque chose devient réel quand on nous en prive. Et donc, ce film parle d’une absence vertigineuse, d’une aspiration continue vers un quelconque ailleurs, de l’impuissance de l’artiste et de la manière dont cette mélancolie, ces rêves et cette impuissance sont rendus tangibles. Il parle de perte, je veux dire, mais je ne peux pas l’exprimer mieux que çà. 


Montagne de Miel, 8 novembre 1996