Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Damien De Lepeleire - 2003 - Le sens de l’humour d’un tailleur de diamants [FR, interview]
, 5 p.




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Hans Theys


Le sens de l’humour d’un tailleur de diamants
Quelques mots sur les aquarelles de Damien De Lepeleire



J’aimerais parler des aquarelles de Damien De Lepeleire en partant du malaise ressenti par le narrateur du livre "A l’ombre des jeunes filles en fleurs" lorsqu’il entre pour la première fois dans la chambre d’hôtel à Balbec. (La première chose que fait De Lepeleire en entrant dans une chambre d’hôtel, c’est de cacher ou de ranger différemment les tableaux.) En ce moment je suis assis en face de l’artiste. Je feuillète de minuscules livres qu’il a édités. Sur chaque page je découvre une date et l’illustration de la couverture d’un livre.


I.

De Lepeleire : J’ai commencé à faire des aquarelles un jour de vacances. Maintenant, j’ai du mal à croire que j’ai peint pendant quinze ans avant de découvrir la liberté et l’économie de moyens de l’aquarelle. On a juste besoin de papier, d’un verre d’eau, d’un pinceau et d’un peu de peinture. Il y a quelques années tu m’as dit que je devrais peindre sur 50 toiles en même temps pour pouvoir résister au réflexe de réutiliser plusieurs fois les mêmes toiles. Une aquarelle ne supporte pas les retouches. On ne revient pas dessus avec de la peinture. C’est d’une grande fraîcheur. En plus, on trouve toujours du papier.
    Parmi les premiers sujets que j’ai abordés avec l’aquarelle, il y avait des natures mortes de pages de livres. Une série de ces aquarelles a été publiées dans un petit livre qui s’intitule ‘Trop beau pour être vrai’.
    Il m’arrive de trouver sur des artistes comme Cézanne, Picasso ou Matisse des petits ouvrages publiés de leur vivant. Ces livres ne coûtent généralement presque rien, car les gens ne les achètent plus. Les textes sont considérés obsolètes et les reproductions en noir et blanc inopportunes.
    Je me suis rendu compte que la plupart de ces livres ont été probablement lus par les artistes en question. En les regardant de plus près, j’y découvris des petites phrases comme ‘Les illustrations en noir et blanc ont été mises à notre disposition par Monsieur Matisse’. Du coup, ces ouvrages prenaient pour moi beaucoup plus de valeur que la plupart des livres en couleur que l’on peut acheter aujourd’hui.
    Une reproduction n’est jamais parfaite. On s’en rendait bien compte dans le passé. Si on habitait en Angleterre ou dans Les Flandres et qu’on n’avait pas d’argent pour voyager, on découvrait l’œuvre de Michel-Ange à travers les gravures, qui étaient elles-mêmes basées sur des dessins de copistes. On savait qu’on regardait une copie.
    J’ai commencé à copier des tableaux de Picasso, parce que cela m’aidait à voir ce qu’il avait vraiment représenté. Par exemple, copier son tableau représentant une femme tenant un poisson en l’air avec un seul doigt, m’a appris que c’est possible de peindre ces sujets-là aussi. Ça m’a donné une plus grande liberté par rapport au sujet.
    En même temps que la découverte des petits livres, j’étudiais la peinture chinoise. La copie n’est pas un terme péjoratif dans la tradition chinoise. Comme le dit Peter Swann, le plus grand louange qu’on pouvait faire à un peintre, c’était de dire que son œuvre se confondait avec celle de son maître. Tous les peintres faisaient des copies. Celui qui avait assez de personnalité devenait visible malgré la copie.
    Pour les peintres chinois, qui étaient en même temps philosophe, poète et calligraphe, le problème du sujet se posait différemment. Ils ont décidé très tôt qu’ils allaient dépeindre la vie, par exemple des paysages. Tout est dans le trait et dans la vie qui passe dans le trait du pinceau. Ce que j’aime dans leur approche, c’est l’idée qu’il suffit simplement de refaire une montagne et de faire confiance au sujet, de ne pas être prisonnier de ce que tu ‘veux dire’. En copiant les robes des empereurs, qui sont toujours parées de merveilleux dessins de dragons à cinq doigts (qui symbolisent l’empereur et son pouvoir absolu) et de stylisations de nuages extraordinaires, j’ai commencé à lire ces dessins comme des abstractions magnifiques. En Occident nous avons dû attendre Kandinsky pour pouvoir apprécier des images semblables.
    Chaque fois que ma sœur me rend visite, elle me demande pourquoi je ne fais pas plus souvent de beaux tableaux, comme celui qui se trouve là. (Il me montre un tableau avec des milliers de couleurs, rouge-orange, et quelques dizaines de rubans non peints, qui flottent et entrecoupent le tableau horizontalement et en ondulant.) Toi, tu appelles ça des tableaux ouverts. Tu as l’impression que je fais des tableaux fermés et difficiles pour montrer que je m’y connais en peinture. Tu trouves ça étrange, parce que moi-même, je suis toujours en quête de générosité dans les œuvres d’autres artistes. Mais il n’y a là aucune contradiction. On peut être généreux en se rendant vulnérable, en prenant le risque de l’échec.
    On ne peut d’ailleurs jamais savoir si un tableau est ouvert ou fermé. Il y a quelques années, à New York, je suis tombé par hasard sur des tableaux de Howard Hodgkin. Je ne les ai pas bien regardés parce que je ne les comprenais pas. Alors que maintenant c’est un de mes peintres favoris. La même chose pour Derain. Quels magnifiques tableaux ! Tu devrais voir ses natures mortes noires…
    Un jour tu m’as dit que pour Michel Frère chaque tableau avait quelque chose à nous offrir. Vous aviez visité ensemble le Musée d’Art Moderne à Bruxelles et tu avais été frappé par le fait qu’il connaissait tous les tableaux, les annonçait avant d'entrer dans la salle, s’arrêtait devant chacun d’eux et montrait toujours un autre détail qui le fascinait.
    Ici il aimait l’inclinaison d’une main, là le choix du sujet, un effet de lumière, une juxtaposition de deux couleurs, ou même le vernis d’un cadre. Depuis que tu m’as raconté cette histoire, je me suis attaché à regarder différemment tous les tableaux en me demandant ce que chacun d’eux peut m’offrir.
    J’aime Derain et son parcours prétendument raté. D’abord il était avec Vlaminck. Ils étaient jeunes, ils s’écrivaient tout le temps sur la peinture, ils peignaient avec des couleurs très vives, ils étaient à la pointe de l’avant-garde. Puis ils rencontrent Matisse, qui a onze ans de plus que Derain. En 1905 Matisse invite Derain à passer l’été à Collioure avec lui. Ils font des tableaux magnifiques. On sent que Derain pousse Matisse à devenir Matisse. Puis Derain continue sa quête et il fait la rencontre de Picasso. Ses tableaux se vendent très bien. Il conduit de belles voitures. Il est considéré comme un maître. Je me souviens que Michel m’a dit qu’à ce moment-là un tableau de Derain était plus cher qu’un Picasso.
    En 1914, il va au front. Après la guerre, c’est comme s’il peint en dehors du temps.
Il ne s’occupe plus de l’avant garde. Pendant la seconde guerre mondiale, il accepte malheureusement une invitation des nazis de se rendre en Allemagne. Il meurt en 1954, tombé en disgrâce.
    Ce qui me fascine dans l’œuvre de ce peintre, c’est qu’elle ne se présente pas d’une façon linéaire. On voit la même chose dans l’œuvre de Picabia. C’est une idée réconfortante que de savoir qu’une œuvre peut avoir ses méandres et ses aléas. On ne sait pas pourquoi Derain a commencé à peindre de façon traditionnelle après la première guerre mondiale, mais je peux très bien m’imaginer qu’après une expérience semblable on se fiche de l’avant-garde. Peut-être a-t-il simplement fait ce qu’il pensait devoir faire. En somme, j’apprécie Derain parce qu’il n’a pas fait du Derain.  Il faut de la force pour se soustraire aux attentes du public…

- Il n’y a pas de progrès en art. On voit naître de nouvelles formes, mais il n’y a pas de progrès.

De Lepeleire : Un peintre travaille toujours dans l’incertitude. Il ne peut faire autrement qu’explorer les limites de ce qu’on appelle le laid. Et en ce faisant, il ne peut pas se laisser retenir par la crainte de perdre l’estime de ces contemporains, même s’il donne l’impression de vouloir se saboter.


II.

« C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les retire et nous y fait de la place. » Cette phrase figure dans un récit où il est décrit combien il est douloureux au narrateur de se trouver dans une chambre inconnue, tant il se sent assailli par les objets : la pendule, le plafond surélevé, de petites bibliothèques à vitrines, qui courent le long des murs, mais surtout une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce.
    L’habitude n’a pas encore voilé la présence des objets. C’est comme si le bavardage incessant de la pendule, le plafond surélevé, les reflets des petites portes en verre des bibliothèques et surtout les yeux dans le miroir le harcèlent par tous ses sens et se heurtent à son vieux moi, qui laisse lentement la place à une nouvelle personne, qui se sentira bien dans la chambre devenue familière.
    « La nature de l’amour c’est de se donner en captivité, » écrit Gerard Reve. Le narrateur de notre livre ne comprend pas la nature de l’amour. Sa peur de perdre les gens qu’il aime est si grande qu’il est incapable de s’attacher. C’est pourquoi il s’attache à la beauté. Sur le chemin de l’hôtel, angoissant par sa nouveauté, le narrateur admire la couleur bleue d’un store. Il se perd dans le soleil matinal qui empourpre le visage d’une jeune paysanne ou fait glisser sur le chêne ciré d’une portière la même clarté tiède et dormante qui fait la sieste dans les clairières. Il observe la manière dont le soleil transforme les vagues de la mer en paysage de montagnes où le soleil s’étale çà et là comme les pas d’un géant descendant gaiement les pentes, par bonds inégaux.
    La lumière du soleil est toujours là, mais toujours différente. Regarder la lumière changeante du soleil est un exercice de perte. C’est un exercice sans danger, car la source est inépuisable.
    « Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage, » écrit le narrateur à propos de sa grand-mère, « découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. » Les personnes aimées par le narrateur n’ont qu’une face extérieure. Parfois elles sont même transparentes. De leur vie intérieure, il a compris qu’elle peut changer de nature à tout instant, comme si chaque personne n’était rien d’autre qu’une succession de personnes à l’existence fugace et qui parfois semblent sans rapport les unes avec les autres.
    Picasso aurait dit du peintre André Derain que l’homme n’était jamais revenu de la première guerre mondiale. Son expérience au front l’aurait changé pour toujours. Peut-être on pourrait dire la même chose de chaque expérience, comme le fait Proust, chaque adaptation à de nouvelles circonstance signifiant une petite mort, comme si la mort nous mordillait sans relâche. C’est heureux, écrit Proust, car nous pouvons ainsi nous habituer à l’idée de disparaître pour toujours. Et pourtant toute son œuvre montre que celui qui reste alerte ne peut pas s’habituer à la mort. Il ne peut qu’y penser jour et nuit, s’y épuiser, lutter des heures, des journées entières, tisser des filets, calculer, raisonner, formuler, entourer, cerner puis céder. Qu’en est-il alors des hommes qui ont participé à la grande et insipide machine de mort ? L’habitude ne peut plus les libérer. Même la meilleure imagination ne peut plus les libérer. Peut-être ne survit-on à la guerre qu’en mourant.
    « Un beau livre est particulier, imprévisible, » écrit Proust. Alors que d’une part, nous protégeons autant que possible notre tête et nos nerfs contre les impressions nouvelles (vive la copie !), nous sommes d’autre part en quête du nouveau, du surprenant, de ce qui nous ébahit de nous-mêmes, parce que cela évoque en nous des images anciennes et des émotions nouvelles. (Les formes existantes nous aident à oublier la mort, les formes nouvelles nous apprennent à mourir.)
    Damien De Lepeleire fait des aquarelles. Parmi les sujets qu’il a choisis il y a les diamants. Tous les diamants sont des copies. Ils ont une forme précise et doivent être incolores ou d’une couleur bien définie. Ils sont de cette manière aux antipodes des formes capricieuses et des couleurs nébuleuses de l’aquarelle. En même temps, l’aquarelliste essaye d’être aussi précis que possible. L’aquarelliste est un tailleur de diamants qui a le sens de l’humour.
    Chaque goutte de peinture qui s’étale comme un nuage sur le papier mouillé est comme un défaut de couleur d’un diamant. L’aquarelliste est un héros en quête de défauts. Il s’abandonne aux caprices des choses, même s’il continue à rêver de les corriger. Un tableau à l’huile est une suite d’erreurs remaniées. En aquarelle on ne corrige pas ses erreurs, on les subit.
    Faire de l’aquarelle, c’est comme entrer dans une chambre inconnue. On ne sait jamais quelle hauteur aura le plafond et à quel angle la glace sera posée. La peinture vous extrait de votre vieux moi. La peinture extrait aussi la peinture de son vieux moi.
La peinture s’égare et devient quelque chose d’autre. Et tout à coup, nous ne voyons plus la représentation d’un diamant, mais une tache ordinaire, un voile, une sinuosité dansante, une fleur, un dragon chinois, un motif inexplicable, un tableau que nous n’avons jamais vu précédemment. Le tableau tire ainsi le peintre sur sa voie. La couleur et la forme prennent les rênes. Les idées viennent après.
    Un diamant, ce n’est rien. C’est un morceau de pierre taillée. Il y a un an et demi, j’étais attablé avec une dizaine de diamantaires et leurs épouses. Ils se réjouissaient du fait étrange et totalement imprévu que les gens continuaient à acheter des diamants, en dépit de la menace de guerre en Irak. « Ils ont probablement trouvé une manière de manger les diamants, » s’esclaffa une des épouses. Ils ne pouvaient plus s’arrêter de rire… Et ils avaient raison. Car qui est assez fou pour acheter des diamants ? Nous tous peut-être. Chacun à sa manière. Tout comme Proust. Tout comme De Lepeleire, qui à partir de papier mouillé, fait des tableaux particuliers, imprévus, admirables, tordus, drôles et émouvants qui nous envoûtent tout autant que le cinéma interminable et toujours changeant du soleil.


Montagne de Miel, 5 avril 2003