Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

David Claerbout - 2010 - Comme une femme de ménage [FR, interview]
, 2 p.




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Hans Theys


Comme une femme de ménage
Petite conversation avec David Claerbout



En regardant un film, j’adore me perdre dans des détails, comme la légère tache de lumière sur les buissons dans le premier plan de Sunrise : avant de voir apparaître l’héroïne dans un tournant, la lumière de son vélo projette une petite flamme dansante sur l’écran sombre de la réalité. L’héroïne a quelque chose d’androgyne, avec son sac en bandoulière et son pantalon. On la reconnaît pourtant immédiatement quelques plans plus loin dans la tenue traditionnelle d’une bonne. Elle est devenue une image se fondant dans la plus grande image de l’environnement architectural.

L’intérieur de la maison est filmé en couleur, mais cela ne se voit presque pas : les images sont grises. Puis vient l’image finale en couleur : un paysage, la jeune fille rentrant en vélo, un coucher de soleil illuminant son visage, une image qui évoque la lumière matinale sur le visage de la petite laitière de Proust. Sur une musique de Rachmaninov. La réalité servile d’une maison apparemment moderniste plongée dans une quasi-pénombre débouche sur une libération extatique, dirait-on. Mais l’approche minimale et le souci de contrôle qui émanent de la maison sont également typiques de la manière minimale, contrôlée dont sont créés les films et qui ressort également de l’usage constant de travellings dans ce film. Tout se passe comme si le film montrait quelque chose qui ne devrait pas être révélé. Quelque chose qui, d’un point de vue platonique, et pour des raisons de décence, doit échapper à toute forme d’enregistrement. Nous assistons à un exercice visant à montrer aussi peu que possible. Par là même, d’autres choses sont révélées, comme la manière dont la lumière peut dissoudre le monde en voiles gris, ou la manière dont des voiles gris et des lignes horizontales et verticales sobres peuvent se rencontrer.
 

Sunrise

Claerbout: Sunrise est une chorégraphie de 17 minutes. Les trois dernières minutes, on entend le Vocalise de Rachmaninov. Pour la plus grande partie du film, on voit une femme de ménage nettoyant une maison post-moderniste. J’ai cherché cette maison pendant cinq ans. Il me fallait un bâtiment dans lequel sont appliqués tous les principes formels de Mies van der Rohe sans que le bâtiment soit connu. J’ai finalement opté pour le logement privé d’un partenaire de Norman Foster. J’ai déjà fait un film dans la maison de Rem Koolhaas (The Bordeaux Piece, 2003) et on ne cesse de m’en parler depuis. Pourquoi ai-je voulu aller filmer comme un fashionista dans une des dix maisons les plus connues de la dernière décennie, alors que je ne suis pas particulièrement intéressé par l’architecture de Koolhaas ? J’ai voulu éviter cela dans le cas de ce film en utilisant une maison anonyme répondant pourtant à tous les standards modernistes. C’est le type de maison qui ne peut être construite que par des gens très riches pouvant se permettre un luxe à la Mies van der Rohe. Ces maisons constituent pour moi une démonstration de la faillite des conceptions sociales qui étaient à la base du modernisme… La bonne qui nous voyons travailler représente ce qu’il reste de cet élément social. Elle doit faire son travail dans l’obscurité. Nulle lumière artificielle dans la maison. Elle travaille donc juste avant le crépuscule.

- La caméra est sur rails.

Claerbout: Ce sont chaque fois des travellings de vingt mètres destinés à fixer sur la danse l’attention qui pourrait se porter sur la femme. Le travail de la caméra ennoblit le travail de la femme. Le film est une composition de lignes verticales et horizontales.

- Votre film n’a rien à voir avec le ‘Journal d’une femme de chambre’?

Claerbout: Non.

- Vous basez-vous sur des souvenirs personnels pour réaliser un film comme celui-ci?

Claerbout: Non, même si je me considère moi-même un peu comme une femme de ménage. Je me trouve dans cette maison pour réaliser un film avec un petit budget. L’idée du film m’est venue avec la musique qu’on entend à la fin. J’ai une prédilection pour la musique qui à la première écoute me donne l’impression que l’heure qui vient de s’écouler était remplie d’un silence d’une signification énorme. Le début du film est extrêmement contrôlé. Il y a peu de lumière, on a l’impression que nos yeux opèrent à la limite de leurs possibilités. A la fin du film, on est comme aveuglé par la lumière de l’énorme boule de feu qui monte à l’horizon. Le chic minimaliste est balayé par une explosion romantique de lumière. La véritable beauté réside peut-être dans la réalité de la femme de ménage roumaine, encore représentée de nos jours par Rachmaninov… Ce film est pour moi un exercice d’équilibre qui consiste à ne pas prendre parti.


Montagne de Miel, 30 mars 2010