Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

David de Tscharner - 2016 - Le Grand Miroir [FR, essay]
Texte , 3 p.




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Hans Theys


Le Grand Miroir
Quelques mots sur une exposition de David de Tscharner


Peut-être connaissez-vous David de Tscharner (°1979) grâce à son projet One Sculpture a Day Keeps the Doctor Away pour lequel il a créé une sculpture par jour pendant un an ? Une idée née dans une petite vitrine de la rue de Flandres à Bruxelles, diffusée sur Internet puis magnifiée dans une installation immersive à la galerie Aliceday. Peut-être connaissez-vous le beau livre de coloriage qui en est issu ? Ou alors avez-vous vu Fantasmagorie au Frac des Pays de la Loire à Nantes, des natures mortes encaissées fonctionnant comme des lanternes magiques ?

Souvent les artistes qui me rencontrent pour la première fois m’accablent d’histoires, de données et d’images. Dans le bon vieux temps ils empilaient des classeurs devant moi, ces jours-ci ils essaient de me téléporter dans leur ordinateur. Rien de tout cela avec David de Tscharner, qui ne me montre que quelques œuvres qu’il projette d’exposer chez Jeanroch Dard à Bruxelles.
Curieux, j’essaie d’entrevoir d’autres œuvres qui se trouvent sur une table et par terre. Les premières s’avèrent être des bouts de plexiglas découpés, creusés et rehaussés de couleurs au verso, une technique inspirée de la peinture sous-verre. De Tscharner me raconte que ces formes ont été tracées à l’aide une foreuse. Plus tard, il me montre des petits tortillons durcis qui proviennent de cette action. Il les a gardés. Ses découpages de plexiglas, La Nature des Choses, seront présentés à la Maison Grégoire à Uccle, non pas en utilisant des clous, mais en profitant du mobilier et d’éléments d’architecture comme des chambranles ou des prises électriques.
Je trouve ces sculptures succulentes. Elles sont chargées et légères, amorphes et dynamiques, discrètes et généreuses. « La peinture est très accidentée parce que j’utilise de l’acrylique que je noie avec du spray, dit-il. Je choisis la direction que je vais prendre, mais la forme résultante est aléatoire. Il y a des artistes qui cherchent des formes très définies, moi je préfère que l’œuvre prenne le dessus et me guide. Je deviens spectateur et subit l’effet magique d’une poésie qui se crée par elle-même. »
Pendant que l’artiste tente d’ajuster le nouveau poêle émettant sans arrêt des bouffées de fumée, chargées et légères elles aussi, je scrute des sculptures se trouvant par terre. Constituées d’une plaque de béton horizontale reliant trois ou quatre objets verticaux, elles semblent former des tables de salon animées. Mais puisque le but n’est pas de me les montrer, nous n’en parlons pas. En frottant ses yeux, de Tscharner me dit que le glanage journalier constitue à la fois sa technique et son thème principal. Ainsi, je crois comprendre le statut hétéroclite de ses petites tables animées. Sans doute pouvons-nous les voir comme des rencontres figées.

Pour Le Grand Miroir, de Tscharner projette de montrer trois approches de l’objet trouvé. Ces entités proviennent essentiellement de ses déplacements. Il en remplit ses poches puis les utilise tels quels ou les transforme à l’aide d’autres matériaux. Il récupère également les déchets issus de ces transformations à l’atelier. Il donne à ces différents objets le même statut.

La première approche consiste à les agencer. Il les intègre ici à une plage verticale : une peinture murale faite avec du sable. Elle évoque à la fois une prospection archéologique et une chasse aux coquillages. Ce tableau n’offre pas une fenêtre sur la vie, mais une vue sur le sol. De Tscharner invite le spectateur à se plonger dans une reconstitution de sa déambulation.

La deuxième approche prend l’objet comme modèle. Il crée une copie agrandie de ses trouvailles en polystyrène et la recouvre partiellement de plâtre. Il dissout ensuite le polystyrène - l’âme de la sculpture - dans le plâtre. Ce qu’on voit, c’est la trace d’un objet, le souvenir de sa disparition.

La troisième approche transforme les objets en outils ou plutôt en pinceaux. Il les utilise pour dessiner dans la terre crue ou dans la pâte à modeler. Dans le passé, il a utilisé cette technique pour s’approprier des tables d’écolier. Aujourd’hui il me montre une sorte de bûche, apparemment coulée dans un moule tamponné avec un stylo…

Une plage sur un mur, des coquilles sur le sol et un tronc qui se dresse au milieu.

« Ce qui me préoccupe, dit-il, c’est de créer une dynamique avec des objets statiques »

Je regarde à nouveau ces étranges tables basses qui nous entourent et je pense à L’homme qui marche de Rodin et de Giacometti. Je me demande si de Tscharner a déjà vu ce rapport, mais je ne lui demande pas. Évidemment la plage, les coquilles, le tronc nous parlent aussi de mouvements : d’abord des déplacements de l’artiste, puis du déplacement des objets trouvés, de leur transformation et de leur insertion dans un nouveau contexte spatial et sculptural.
L’exposition s’appelle Le Grand Miroir. Pourquoi ? L’artiste ne me l’a pas dit. Mais on y voit des traces de voyages et de rencontres antérieures. Figées dans un instant précis, les sculptures ont été arrêtées dans leurs mouvements. Elles évoquent leur genèse en montrant leurs blessures. Elles témoignent d’une errance solitaire, silencieuse, discrète, presque oubliée. Comme un alphabet inconnu, ces objets nous parlent d’une civilisation perdue, d’un vécu invisible, d’un monde à déchiffrer, et tout cela sans manquer de nous divertir.

En tout cas, c’est ce que je croyais hier. Aujourd’hui m’est venu une autre idée. Car la volonté de l’artiste de créer une dynamique en utilisant des moyens statiques va bien au-delà, indubitablement. On sent aussi un désir de sauver, de protéger et de conserver les choses et peut-être aussi les gens. Et c’est aussi ça, la sculpture : surprendre la vie lorsqu’elle est fuyante et transformer sa merveilleuse mais merdique nature dégradable, peureuse et bancale en objet de contemplation, en miroir éternel.


Montagne de Miel, 11 février 2016