Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Elly Strik - 2008 - Over zachte duivels [NL, interview]
Interview , 3 p.

 

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Hans Theys

 

 

Des diables angéliques

Entretien avec Elly Strik

 

Je visite pour la seconde fois le spacieux atelier. Elly Strik (née en 1958) est grande, plus grande que moi. Elle parle d’une voix douce mais décidée, elle porte ses très longs cheveux en chignon, avec une tresse secrète maintenue par un fin bandeau orange-doré-ocre. Elle porte des vêtements foncés, des pantalons. Partout sont accrochées des séries de dessins qui, chacune d’une manière propre, donnent forme à une thématique clairement lisible, mais qui adoptent sans cesse de nouvelles formes. Pour la première fois, je découvre également des œuvres qui semblent avoir abandonné cette thématique. Des dessins dont les traits de crayon commencent à mener une vie propre, qui ne sont plus liés que dans notre souvenir aux dessins originaux de plumes de paon, de tresses de cheveux ou de chevelures coupées. Deux dessins se remplissent de petites courbes qui ressemblent à des cheveux coupés qui bouclent… De superbes dessins… Ou bien les lignes ondulantes se rassemblent et semblent évoquer une image, qui finit par ne pas être malgré tout…

Tous les dessins présentent une facture propre. Parfois, ils possèdent une sous-couche de laque mélangée avec un peu d’huile. Parfois, la sous-couche est une peinture complète, dont le relief permet de rester visible au travers de la couche de crayon qui l’a recouverte. Un dessin qui représente le visage d’un singe a été aspergé ensuite de minuscules taches blanches. Le milieu du visage du singe semble ainsi s’éloigner. Le dessin est accroché de façon flottante devant un coin de la pièce, ce qui le fait ressembler encore plus à une apparition. Un autre dessin, qui fait penser vaguement à une tête drapée d’un voile de dentelle, a été percé depuis l’arrière avec une aiguille. Autour des petits trous jaillissent de minuscules bords blancs. Un autre dessin, qui fait partie de la série The Bride Fertilised by herself montre une main peinte de décorations marocaines au henné. Les doigts disparaissent dans une nuit de traits de crayon.

Spermatozoïdes, plumes, cheveux ondulants, monts de Vénus, petites taches, petits trous, crépuscules, niches, cheveux coupés, vagins, yeux, vagins avec des yeux, singes, singes qui ont peur de serpents, mariées, femmes, chignons, tresses, mains, coquillages, apparitions, choses qui sont englouties et fantômes surgissants.

Lorsque je demande à l’artiste si elle voyait des fantômes étant enfant, elle hoche la tête.

« Encore maintenant », dit-elle.

Je demande : « pendant la nuit ? ».

« Toujours, partout », répond-elle. « Mais je n’en éprouve plus de gêne, je peux également le désactiver. »

J’évoque les artistes qui m’ont raconté qu’étant enfant, ils voyaient des fantômes. Tuymans par exemple, qui avait peur d’être englouti par l’œil noir en forme d’œuf d’une oie peinte qui se trouvait dans sa chambre à coucher. Ou Ernest Claes, qui est devenu romancier parce qu’étant enfant, il racontait des histoires pour apaiser les fantômes et rassurer un petit fantôme. Des artistes qui tentent de supprimer par la peinture ou de dompter les meubles ou décors par trop présents, des artistes qui ne supportent pas de meubles dans leur maison. Mon impression générale est que les artistes ont une image moins stable ou moins manifeste de la réalité que les gens qui les entourent. Ainsi, en regardant un cheval, ils peuvent perdre de vue cette silhouette reconnaissable et rassurante pour se retrouver empêtrés dans les méandres du pelage ou de l’absence d’une ligne de contour nette, le cheval se fondant ainsi dans un buisson au second plan ou dans le crépuscule.

À l’inverse, ils peuvent également susciter des silhouettes là où elles ne devraient pas être. C’est parfois ainsi que naissent des dessins. Ou parfois, on peut ainsi évoquer des images en réunissant des éléments non réalistes en une texture inspirée. « Je me suis toujours posé des questions à propos du soi-disant réalisme dans l’art », raconte Strik. « Plus vous allez loin dans la conscience que votre imagination peut susciter des images qui semblent aussi réelles que les images de la soi-disant réalité, plus vous allez loin dans votre œuvre et dans votre vie personnelle. Il s’agit de regarder très attentivement et de très bien écouter. Mais pour pouvoir ce faire, vous avez besoin d’un point de repos intérieur. » Ensuite, nous parlons à nouveau des dessins.

Elly Strik : Dès que je trace une ligne sur une feuille de papier commence la lutte pour voir qui est le chef. Le dessin prend une raison d’être et se dresse face à moi. Je commence parfois par peindre une image ou une silhouette au verso de la feuille, et je poursuis jusqu’à ce que cette image se révèle également au recto, jusqu’à ce que je la vois apparaître à travers l’avant-plan.

- Superbe, la façon dont tu suscites l’image d’un coquillage avec quelques petites boucles amusantes sur un fond coloré.

Strik : Lorsque je dessine ce coquillage, je sais à quoi il ressemble : je vois la forme sous-jacente. Lorsque je réalise un autoportrait, je me vois moi-même de l’autre côté, comme dans un miroir. Et lorsque je revois la toile par la suite, je ne dois me concentrer que quelques instants pour me revoir là à nouveau… Mais tu as raison, lorsqu’on travaille en plus petit format, les actes ont tendance à devenir plus abstraits, à se détacher davantage de l’image. Pour les grandes toiles, je travaille avec un rouleau, avec lequel j’applique des couches très fines que j’étale toujours plus finement, comme une couche de pâte.

- Dans ce dessin, je reconnais les bouclettes d’un bonnet de laine que tu as peint dans le passé, mais le motif du bonnet a disparu.

Strik : Oui, c’est devenu une sorte de montagne, avec des parcelles cultivées séparées par des haies… Toutes les mesures sont extensibles. L’échelle est floue. Il peut s’agir d’un bonnet de travers, mais aussi d’une montagne, tout comme la main peinte peut également représenter un paysage. Chaque dessin constitue une tentative de faire apparaître quelque chose, puis de la repousser à nouveau.

- Tu utilises parfois une gomme, comme pour le portrait de Darwin.

Strik : Oui, j’en ai eu assez tout à coup, il fallait quelque chose de drastique. À ce moment-là, j’ai considéré le dessin comme terminé.

- J’aime les trois dessins que tu as baptisés ensemble « Wake ». J’aime la manière dont les lignes, qui représentaient à l’origine des plumes ou des cheveux, sont devenues des dessins au crayon autonomes.

Au milieu, on aperçoit un paysage, qui représente également le profil d’Ophélie flottant sur les eaux. À sa gauche et sa droite se trouvent une sorte de gardiens, qui ne veulent pas la laisser aller. Elle ne peut pas s’échapper, mais elle n’est pas non plus vraiment présente.

Parfois, une silhouette se dégage d’une tache dans un visage, comme ici, où l’on découvre après un temps une silhouette de femme.

Strik : Dans ces dessins, j’ai voulu réaliser une réconciliation entre Munch et Duchamp. Je trouve passionnant de tenter la réunion de ces deux visions, ces deux attitudes… Tu as déjà vu cette pièce en vrai ?

(Elle me montre L’Homme de Douleur de James Ensor.)

Strik : C’est un petit tableau, il faut donc le regarder de près. Lorsque tu as vu une seule fois cette tête, tu ne l’oublieras plus jamais. On dirait qu’elle est sculptée. Elle est diabolique, et puis soudainement devient aimable. Étrange, la façon dont ce diable peut tout à coup devenir un ange…


 

Montagne de Miel, 20 septembre 2008