Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Filip Denis - 2007 - Dieu et l’escargot [FR, essay]
Text , 2 p.




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Hans Theys


Dieu et l’escargot
Quelques mots sur le travail de Filip Denis

Dans les nouveaux tableaux de Filip Denis, ceux qui m’ont frappé le plus étaient ‘Sur le piano’, ‘Wagon’, ‘Poêle’ et ‘Sur le trottoir’. A l’origine de ces tableaux il y a une image qui, en devenant tableau, s’écartèle dans l’espace et s’effrite dans la matière, les couleurs, les taches, les traits de pinceau et le cadre. ‘Sur le piano’ est basé sur une photo de mariage des parents du peintre. Sa mère est assise sur un piano. Sa chevelure se répète éternellement dans la lumière et la facture joyeuse et frénétique des jaunes. Au centre du tableau, en bas, se trouve une tache turquoise qui semble flotter devant le tableau. « Elle fonctionne comme une vitre entre le tableau et le spectateur », raconte le peintre. « C’est une barrière… A la Renaissance, dans une Annonciation, Francesco del Cossa a peint un escargot sur le bord inférieur du tableau, escargot qui par sa taille exagérée indiquait un autre espace se trouvant devant le tableau. En même temps, on reconnaissait sa forme dans les plis de la tunique de Dieu qui, lui aussi, se trouvait dans un autre espace, loin derrière. »

Le tableau ‘Wagon’ frappe par l’apparente présence de l’objet représenté, qui semble être animé, sans avoir été rendu ‘humain’. Le plus beau, c’est que les mêmes éléments de la construction du wagon sont peints, d’un coté, en laissant transpercer un fond noir et, de l’autre côté, en rajoutant des traits rouges ou bruns. Ainsi, l’image s’entrelace avec les couches différentes du tableau. Les volumes sont suggérés et démantelés en même temps.

Dans le tableau ‘Sur le trottoir’ nous sommes témoins de la mise en scène d’un tabouret devant un superbe fragment de façade en ciment. Le long des pieds du tabouret se lancent trois gros filets de peinture blanche : des traits de pinceau joyeux. Ils proviennent de la technique d’ajouter du blanc pour créer des effets de lumière dans un tableau. Seulement, ils n’obéissent plus à une source de lumière naturelle. Rebondissant et contraire, ils sont devenues autonomes. Des lignes similaires se montrent partout, comme des tentatives réussies d’évoquer quelque chose en un trait de pinceau. « Ils ont l’air spontanés, ces traits de pinceau », raconte F., « mais ils ne viennent pas de nulle part… A part cela, il y a une grande joie dans le geste réussi, comme dans un pas de danse bien exécuté. »

Ce propos rappelle l’auteur Paul Léautaud que m’a fait connaître Filip Denis, qui est un grand lecteur aimant partager ses découvertes littéraires. Léautaud insistait sur le fait que tout devait être écrit d’un seul trait. Lorsque quelqu’un lui faisait remarquer qu’il n’arrivait jamais à écrire de si belles choses d’un seul trait, Léautaud lui répondait qu’il fallait réécrire tout des milliers de fois, mais toujours d’un trait. Peut-être la vingtième tentative, démunie de tout ce qui s’était prouvé superflu, serait la bonne.

Un autre rapport entre Filip Denis et Paul Léautaud, c’est l’amour pour les choses simples : les armoires de cuisine, les poêles à charbon, les clinches de portes, les tabourets, les murs en ciment. Tous les deux séparés de leur mère très tôt, ils ne sont pas devenus amères : ils débordent de tendresse pour les gens, les animaux et les choses. Pour F., même le trou dans un beignet vaut notre attention. « Un beignet sans trou n’a pas le même goût », dit-il. Dans son travail, il essaie de donner une consistance au ‘vide’, comme l’on fait avant lui Vermeer et Chardin. Ses tableaux créent un espace nouveau, habité et vivant. Ce sont des monuments délabrés et instables du furtif et du banal.

Ça fait bien trente ans que j’ai vu Filip Denis pour la première fois, dans une salle de fête moderne. On le voyait de loin. Il portait des chaussettes vivement colorées et il dansait le rock and roll avec des membres qui semblaient détachés de son corps, les mains en haut, en bas, derrière et devant lui, à gauche et à droite en même temps. Regardez ses tableaux comme s’il les avait peint en dansant, vous verrez ce que je veux dire.


Montagne de Miel, 30 octobre 2007