Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Gijs Milius - 2015 - Des obstacles qui se dissolvent [FR, essay]
Texte , 4 p.




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Hans Theys


Des obstacles qui se dissolvent
Quelques mots sur une rencontre avec Gijs Milius
 

Gijs Milius (°1985) m’invite pour une promenade dans un petit parc caché au milieu des tours du quartier nord de Bruxelles. Il y a là des gens de tous âges. Il fait beau, les usagers du parc sont heureux et amicaux. Ce qui fait le charme de cet endroit, pour Milius, ce sont ces pans de murs de béton peints en jaune, restes d’une construction inidentifiable, et ces étranges collines recouvertes de gazon entre lesquelles se découpent les immeubles de bureaux voisins. C’est comme si on était entouré d’une maquette en papier mâché. Pas parce que les tours semblent immenses mais parce qu’elles semblent au contraire petites. Tout est harmonieux. Nous marchons dans un beau collage en trois dimensions, libres et exaltés. Alors qu’on s’assoit, en regardant des gamins faire du vélo autour d’une fontaine, Milius me raconte une blague : deux hommes croient se reconnaître d’une rive à l’autre de la Seine, à Paris. Ils s’approchent mutuellement jusqu’à ce qu’ils se rencontrent sur le pont qui enjambe le fleuve. Alors ils se rendent compte qu’ils se sont trompés : ils ne se connaissent pas. Le développement de l’histoire passe par une description précise des déplacements des deux hommes dans Paris, que je visualise clairement car j’y étais il y a quelques jours. Milius ne sait pas cela, mais il apprécie de me guider dans le décor de son récit. Pourquoi cette scrupuleuse description ? Il est clair que les deux héros se rendent vers le centre historique de la ville. L’un marche vers le sud, venant du 18ème arrondissement (Montmartre), l’autre vers le nord, venant du quartier latin. C’est comme dans l’histoire de Kafka où les héros essayent de quitter la ville mais sont mystérieusement ralentis par quelque chose. On comprend qu’il s’agit des montagnes qui entourent Prague, bien que l’auteur n’en parle jamais. Il s’avère que Milius a vécu en banlieue parisienne pendant plusieurs années.

En regardant une sculpture peinte dans l’espace d’exposition du B.A.D, je me remémore la visite au parc et le déroulement de la blague. En entrant dans la salle on est face à un grand panneau de bois vertical qui occupe presque toute la pièce, du sol au plafond et d’un mur à l’autre. Ses contours sont découpés en forme de patate… ou de cacahouète. En regardant de plus près je me dis qu’il serait plus juste de dire que la forme « essaye de ressembler à une patate » car les découpes sont très grossières et indécises. J’ai la même impression en regardant la surface peinte, qui pourrait ressembler à une imitation par Richter des « Nymphéas » de Monet. L’effet « all over » est toutefois détourné par trois ou quatre lignes peintes à la bombe qui semblent suggérer un volume ou un mouvement. On peut contourner le panneau, malgré sa taille impressionnante. Derrière, l’assemblage tient avec des jambes de force, comme pour des décors de théâtre. L’une d’entre elles est calée par une chaussure. Il y a peu de temps Milius a construit un panneau semblable pour une pièce de théâtre : un gros nez rouge découpé. Dans cette nouvelle peinture il n’y a pas d’illusion de profondeur, à part celle créée par les quelques lignes.
« J’ai utilisé une mauvaise bombe », me dit l’artiste, « c’est pour ça que le chrome ne couvre pas vraiment la surface ».
Cette remarque me rappelle Pierre Bismuth qui me parlait de certaines peintures au spray de Sterling Ruby. « On dirait qu’elles sont peintes de trop loin », me disait-il, « comme si la peinture avait à peine atteint la surface de la toile ». Milius me dit penser souvent au travail de Sterling Ruby. Je ne lui dis pas que j’ai récemment découvert que la mère de Ruby est hollandaise, ce qui ajouterait à sa fascination (il est lui-même hollandais), car je commence, avec joie, à percevoir ce dont parle le travail. Je ne veux pas ramener son travail dans mon univers, je préfère essayer de le suivre, loin du centre de Paris, vers la banlieue, là où nos univers respectifs ont plus de chances de se croiser, (La pauvreté, fût-elle « décente », comme le dit l’écrivain hollandais Gerard Reve, nous montre des choses que les riches ne pourront jamais voir) et vers de nouvelles possibilités de voir et de montrer.

Milius a grandi à Utrecht. Il me parle du centre commercial Hoog Catharijne. Il ne sait pas que ma tante préférée habite juste à côté et que je connaissais cet endroit avant même qu’il soit né. Il y a un tunnel sous ce centre, me dit-il, où des junkies vivaient dans des constructions de carton. Il aime cet endroit que les gens appelaient « la ville de carton ». Il aime aussi l’architecture progressiste des années 70, qui aujourd’hui, a laissé la place à des interventions nostalgiques.

Nous regardons ses merveilleux dessins. Il a récemment organisé une exposition de dessins. Pas des siens, il trouvait ça déplacé de montrer ses propres dessins dans une exposition dont il était le commissaire. Ce qu’il me raconte le dépeint comme un personnage emphatique et comme un observateur avisé du travail des ses amis. Il me parle, avec un regard bienveillant, du travail de Nicolas Bourthoumieux, Douglas Eynon, Bram Boomgaardt, Gauthier Oushoorn, Angel Vergara et beaucoup d’autres.

Sur un mur de l’atelier il me montre une sculpture en bois peint : trois pièces de bois sont assemblées pour former une sorte d’imitation grossière d’une barre de soutien comme celles qu’on peut voir dans le métro. La pièce est fixée au mur par deux chevilles fichées dans le plâtre. (On n’est pas censé voir ça normalement, mais j’ai regardé ça de tout près en bougeant l’objet.) L’opposition entre la fonction de l’objet et la manière dont il est fixé dans le mur en dit long sur son statut. Il faut le considérer avec beaucoup de sérieux car lui-même ne le fait pas.

Milius me montre ensuite des images d’une sculpture qu’il a produite récemment. Mindscape 2 est un volume rectangulaire, en bois peint, de 4,5 mètres de long, posé sur des roulettes, « de manière à être facilement poussé sur le côté ». « Il n’était pas sensé être utilisé comme un banc mais en fait il l’a été ». « Pour moi c’est une peinture en 3D qui se comporte comme un parasite ou une tumeur. Ça ne ressemble pas vraiment à de l’art et ce n’est d’ailleurs pas supposé ressembler à quoi que ce soit. Ça doit juste prendre beaucoup de place. La surface est peinte à la bombe. J’ai fait énormément de graffitis, dans le passé, et j’attache une grande importance à la manière de se servir d’une bombe de peinture. La « patate » qu’on a vue tout à l’heure est « clouded » : c’est-à-dire que la peinture ne couvre pas tout à fait la surface, elle est semi-transparente. Si tu utilises des bombes avec peu de pigments tu peux arriver à peindre des couches en semi-transparence. Et selon le type d’embouts que tu mets sur la bombe tu peux faire disparaître le geste au profit d’un « nuage ». J’ai essayé d’achever la « patate » en peignant un peu n’importe comment, mais en faisant en sorte qu’elle n’ait pas l’air d’avoir été peinte par un enfant. »

Dans le travail de Milius on trouve des objets qui veulent se soustraire à la réalité : des sculptures qui ne veulent pas être des sculptures, des peintures qui ne veulent pas être des peintures et des chansons qui ne veulent pas être des chansons. Pourtant ses peintures sont très construites, ses sculptures sont faites avec dextérité et ses chansons sont touchantes. Je pense qu’un des buts de Milius est de déplacer les obstacles ou de créer des obstacles qui se déplacent tout seuls. Il est à Paris comme un poisson dans l’eau, il connaît le labyrinthe, il connaît les rampes et les trottoirs (il était skater), il sait où se cacher. J’imagine que dans ses rêves il est poursuivi par la police mais qu’il se fond dans le décor comme par magie

Il me parle d’un rêve récurrent dans lequel il essaye d’expliquer à un ami que le racisme est déterminé par la manière dont on regarde le monde. La manière dont nous grandissons détermine qui nous sommes, pas notre couleur, bien sûr. Mais notre passé détermine aussi notre manière d’être au monde. Du coup nous rêvons parfois d’être invisible, de n’avoir jamais grandi, de n’avoir jamais existé, pour trouver notre juste place.


Montagne de Miel, 22 août 2015