Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Koen Theys - 1991 - Brief aan een jong schrijfster [NL, essay]
Text , 7 p.




__________

Hans Theys


Lettre à une jeune artiste
(Un texte intelligent et prétentieux sur le fait de sucer une pointe à l'histoire, de professer la petitesse la plus personnelle et de brûler des rats vivants)

 

Hier hilft kein Kluger,
das seh’ ich klar :
hier hilft dem Dummen
die Dumheit allein !

Wagner, Siegfried (1)
 

I

Impasse des Victoires, 21 juillet 1991. Brrr. Il fait chaud ici. La sueur ruisselle le long de mon dos et perle sur mes avant-bras, il y a toujours ce chant monotone des infatigables cigales, les aiguilles de pin qui sentent agréablement le moisi etc. etc. Fenna et Kelly pataugent un peu dans la mer, à la recherche de petits escargots et de cailloux pour le Musée des pierres rousses. En écrivant ceci, j'épluche quelques pommes de terre car ce soir nous mangeons, malgré la chaleur, de la purée avec des haricots verts (avec des haricots et sans saucisses, sauf pour Kelly, qui aime bien les saucisses).

Sarah V., la meilleure amie de Fenna (après Julie, je veux dire), voudrait étudier à l’académie des beaux-arts car elle veut devenir écrivain. Ah, les écrivains ! Ils veulent des éléphants, ces dompteurs, de vrais éléphants ! Mais que faire s’il n’y a plus d’éléphants ? (Il n’y a plus d’éléphants). “Ceux-là seuls qui en vivent, matériellement s'entend, devraient s'y adonner”, écrit Cioran(2). Toutefois les serviteurs de l’ossuaire de l’art sincère(3), remplis de bonnes intentions et recherchant le style le plus élevé, tiennent toujours ferme.

* * *
“Le phénomène moderne par excellence”, écrivait Cioran en 1956, “est constitué par l’apparition de l’artiste intelligent”. L’artiste intelligent n’est plus porté par l’Art, il doit le pousser en avant. Il est devenu avant tout un esthète qui essaye de remédier à son manque d’instinct et d’intuition en prenant pour point de départ de son travail non lui-même, mais l’art.

Koen Theys est un artiste intelligent.

L’on pourrait résumer son activité artistique comme un jeu plastique, mais aussi comme l’aspiration à obtenir une continuité et une cohérence dans son propre travail et à prendre clairement position vis-à-vis de l’histoire de l’art, du travail de certains artistes qu’il admire ou considère comme incontournables (4), et de l’événement artistique actuel en général.

Ses premières vidéos ont été conçues au moment même du montage, sans scénario préalable. Même Chant de mon pays, l’adaptation vidéo du Ring de Wagner - réalisée en collaboration avec Frank Theys - contient des images dont, au moment des prises de vue, il n’était pas encore décidé dans quel ensemble elles prendraient place plus tard. A partir du moment où Koen Theys se voua intensivement au travail plastique, une tension se fit jour entre cette manière intuitive de travailler et la recherche d’une nécessité.

Le point de départ thématique de ce travail plastique était l’impasse exprimée à la fin du Crépuscule des dieux de Wagner où, après la disparition des dieux et la mort du héros, subsiste seul le peuple, la masse qui se retrouve face à face avec la masse des spectateurs dans la salle. Le sujet, le héros, a disparu, l’horizon s’est effacé, la périphérie et le centre ne sont plus dissociables (5).

Cette impasse est proche de celle décrite par Cioran dans ses essais Au-delà du roman et Lettre sur quelques impasses.

“Quel intérêt, des livres qui partent d’autres livres ou des esprits qui s’appuient sur d’autres esprits ?” demande Cioran. “Seul l’artiste douteux part de l’art, l’artiste véritable puise sa matière ailleurs : en soi-même…” Mais que reste-t-il à puiser en nous-même ? La seule alternative de la littérature qui se penche sur elle-même est, selon Cioran, la littérature de confession qui, par l’absence d’actes héroïques (6), revient à professer la petitesse la plus personnelle sous toutes ses formes. Pour "un fils du roman" - comme il se définit lui-même, il n’existe pas d’issue à cette impasse (7).

Nietzsche voyait en l’art - perçu comme une compétence plastique et une créativité désinvolte - le contrepoint de l’hypertrophie de la conscience historique. Mais quoi si l’art lui-même est anémié par l’histoire ? Certains artistes contemporains se mesurent à l’histoire de l’art, tels des joueurs d’échec rivalisant avec un ordinateur qui jamais ne s’est laissé vaincre.

Considérons l’œuvre de Koen Theys comme l’aspiration à réussir un coup synthétique ou analogue, aussi parfait que possible, à la manière dont la Porte de l’Enfer de Rodin constitue une réponse à la Porte du Paradis de Ghiberti. Les deux côtés de ma porte comme une Porte au-delà du Paradis et de l’Enfer.

Ces œuvres se veulent justes, et le plus souvent elles le sont, parce que le créateur sait comment il convient de faire un objet qui soit considéré comme un objet d’Art, tout comme Mime sait comment forger une épée : “Ici, utilise la soudure”, crie-t-il à Siegfried, “j’y ai travaillé assez longtemps”. “Que puis-je faire avec cette soupe ?”, répond Siegfried, “avec de la bouillie je ne puis faire une épée” !

Cependant, l’idéal du héros moderne, ahistorique, créant à partir du Néant, est une fiction dangereuse. Personne ne peut forger une épée comme Siegfried, pas même Siegfried. Rien n’est aussi pervers que le culte de l’oubli (8), une invention de savants névrosés et engraissés, parmi lesquels on peut aisément compter Nietzsche, malgré le goût de celui-ci pour les longues promenades. Même la part la plus personnelle en nous, nous ne pouvons la considérer qu’à travers le rideau gris de l’histoire. On a souvent remarqué que dans la seconde des Considérations inactuelles presque rien n’est dit sur les avantages de l’histoire. Mais si l’œuvre de Nietzsche en sa totalité, comme généalogie de notre maladie, exprime une pensée, c’est bien celle que l’Histoire, l’histoire vivante, frissonnante et éventrée, constitue la première condition de la Vie. Afin de devenir qui nous sommes, nous devons disséquer ce qui a été. Les artistes qui de manière artificielle adoptent un horizon limité, renient précisément la personnalité qu'ils croyaient pouvoir découvrir ainsi (9). Nous sommes faits de chair, d’os et de cheveux, mais aussi d’histoire, celui qui veut le nier est un fumiste ou un débile.

Une grande part de l’art du vingtième siècle (le pourfendeur de musées Marinetti en tête) peut être considérée comme tentative d’échapper aux contraintes de l’histoire, une quête de la désinvolture qui, dans l’absolu, ne peut de toute évidence se concevoir que sous la forme d’une barbarie nouvelle, et qui plus encore restera toujours hors d’atteinte de celui qui a pour objectif l’Art comme idée préconçue. Saluons Àlvaro de Campos ! le futuriste raté qui dans Ultimatum faisait table rase de l’empire des mandarins européens, mais qui dans Bureau de Tabac définissait ses propres vers comme un "portique délabré sur l’Impossible”(10). Qui peut danser sur une ruine qu’il porte sur ses propres épaules ?

* * *

La mémoire involontaire, comme voie hautement personnelle menant à la petitesse tout aussi personnelle, était l’astuce de Proust pour tromper l’histoire (11). La séduction de cette astuce ne réside toutefois pas dans sa gravité (son efficacité et sa légitimité), mais dans sa légèreté. A la cour de Sa Majesté la Reine des Lettres le goût de la facilité, de l’inconscience, de l’élégance constituent la note majeure ; l’Art vient ensuite. L’œuvre récente de Koen Theys, permettez-moi de le dire, manque un peu de nonchalance. Que dis-je ? Cela sent ici foutrement les fesses serrées et toujours soulever la lunette avant de pisser ! "D’où vient cette pudeur ?" demandent tout cultivés et soigneusement parfumés les amateurs d'art dans la salle. "Où est ici l’audace ? Ah, comme tout ici est propre, juste, bien fait, équilibré et pur ! Comme si la prudence n’avait pas été inventée pour protéger la porcelaine ancienne ! Donne-nous la saleté, le courage et la dureté. Voilà ce que nous voulons ! Et pour le reste pas d’histoires." Mais que signifient en fin de compte saleté, courage et dureté ? Que signifie audace ?


II

Wer das Fürchten nicht kennt,
der fänd wohl eher die Kunst
 (12).

Wagner, Siegfried

Il y a une semaine, un ancien marine américain m'a raconté qu'en 1976 il a, en guise de “performance”, arrosés d’essence et brûlés vifs trois rats. Ceci paraît réjouissant à celui qui attend de l’art quelque teneur en réalité. En 1983, j'ai vu comment Koen Theys, lors d'une performance, a égorgé un canard. Dans la vidéo Crime 01 l’on peut également voir comment il tranche avec une hache émoussée les pattes et la tête d’un berger allemand mort. (Des pattes et de la tête il fera plus tard un porte-manteau).

Lorsqu’à l’occasion d’un débat au New Museum, on demanda à l’artiste brûleur de rats quel était le sens de son travail, il sortit un pot de miel qu’il avait le jour précédent rempli de ses propres excréments. Il étala la merde de ses mains sur un papier journal et expliqua au public que son œuvre avait quelque chose à voir avec les odeurs. Un jour Koen Theys a construit des W.C. dans une galerie. La semaine précédant le vernissage il les a utilisés.

Dans sa volonté de rendre justice à la réalité et ses cruautés, un artiste peut tenter de donner corps à la violence, la folie, l’irrationalité ou l’irascibilité dans l’une ou l’autre forme de violence 'artistique'. Il semble alors qu'à travers celle-ci l’art échappe à son irréalité et cesse d’être représentation, réflexion. Peut-être même les limites de l’inconvenance et par là même celles de l’Art sont-elles transgressées.

Si cette violence doit signifier quelque chose, l’on n’est confronté qu’à une espèce de journalisme scientifique, un plaidoyer modeste en faveur de la réintroduction des peines corporelles infligées en public comme lénitif au manque d’imagination et aux défaillances de la mémoire.

Si de pareilles “performances” ne se veulent pas éducatives, les rats brûlés vifs et la merde étalée sous notre nez nous apprennent seulement que des rats agonisants doivent mourir et que la merde pue. (Trancher les membres d’un berger allemand mort me paraît quelque peu plus raffiné, car se produit ici quelque chose d’inhabituel.)

Il y a environ sept ans (13), quand je vis pour la première fois Diana, une vidéo sur la déesse de la chasse, je fus non seulement séduit par les images très belles, (les chasseurs couleur sépia, bougeant de manière quasi invisible), mais je fus également très soulagé, parce qu'il me semblait que le cru avait été remplacé par le stylisé.

Le problème est que, tant qu’ils sont considérés comme de l’art, il n’y a pas de différence entre le cru et le stylisé. Ce n’est que comme Marchandise (14) qu’ils peuvent se mesurer au Pouvoir... Ah ! l’artiste comme bouc émissaire, martyr, prêtre, saint ou ermite, l’artiste comme centre d’énergie ! Voilà le point de départ. Voilà le but. “Boltanski”, a-t-on dit, “a réussi à exprimer aujourd'hui l’idée de ‘centre d’énergie’ en utilisant des photos, des photos de victimes réelles”. Ah ! exprimer, exprimer, exprimer ! Etre un centre d’énergie, voilà ce qui paraît un but ! Mais comment peut-on se représenter un artiste ou un écrivain comme un centre d’énergie ? Quelqu’un qui fait de petites œuvres d’art ou écrit de petits textes ? Que chaque Napoléon potentiel fasse rigoureusement ses devoirs ! Les autres peuvent aller jouer ! (J’ai envie d’aller nager avec un tuba, mais je ne sais pas comment m’y prendre.)


III

“Et les œuvres ?” demanda l’amateur d’art. “Pourquoi n’écrivez-vous jamais rien sur les œuvres ? Avez-vous seulement un sentiment plastique ?” “Pour les œuvres”, répondit le parvenu-écrivailleur, “vous devez vous adresser à l’artiste. Moi, je ne vends que des textes.”


Montagne de Miel, 25 juillet 1991


Traduit par Michel Kolenberg


(1) Ici les malins ne peuvent aider, seul peut aider le con, et seulement le con.

(2) Ceci n’est pas une citation. Le temps des citations est révolu. Nous essayons autant que possible de nous limiter à la copie de textes existants, en guise d'exercice pour le Grand Silence.

(3) Comme les a nommés un jour Mémé Dubois.

(4) Nous pensons naturellement au Grand verre de Duchamp et au Balcon de Manet et de Magritte. Les vitraux sont nés avant tout du désir de faire des œuvres transparentes, la référence étant par conséquent un élément - bien que conscient - secondaire. Cela vaut également pour le balcon représenté, qui - pour la signification de l’œuvre - aurait pu être n’importe quel balcon. (Les portes et les fenêtres moulées sont celles de l'atelier de l'artiste.)

(5) En 1988 Koen Theys réalise pour la revue NOUS un collage montrant un espace fictif dont les parois sont constituées de photos représentant une foule. Plus tard il réalise des vitraux sablés montrant les perspectives d’un intérieur de musée, d’une porte et d’un balcon. La transparence de ces œuvres et la possibilité de les contourner intègrent en quelque sorte le spectateur à l’œuvre d’art (en apparence absente) : l’événement artistique comme glissement dénué de centre. Les autoportraits négatifs en bronze accentuent également l’absence d’un sujet prédominant. Les dernières œuvres - le portemanteau et la vitrine aux mains - sont une première tentative - par-delà une mythologie nouvelle - de donner forme à ce que l’on a nommé, à défaut de meilleur terme, un ‘“centre d’énergie”. Fuck you ! disent les mains au majeur dressé. Leur impertinence est toutefois déjà récupérée : ce sont des accessoires de portemanteau (qui, sans doute, renvoient au portemanteau que l'artiste fit avec les pattes de chien).

J’aime le caoutchouc des moulages de portes et de fenêtres, le titre Les deux côtés de ma porte et l’idée d’un autoportrait en négatif.

(6) C'est en parlant de soi, et seulement de soi, que Cioran simplifie légèrement les choses. Que dire sinon du fait que Stendhal, le génial inventeur du gonflement impertinent de la petitesse personnelle, a servi dans l'armée de Napoléon ? Que dire du fait que Kafka, qui - à l'exemple de Flaubert - n'a jamais parlé de lui-même dans ses œuvres littéraires, a crée un des styles les plus personnels ? Et que dire finalement de Proust, dont la poétique quasi solipsiste est issue d'un rejet de la méthode de Sainte-Beuve qui, pour le jugement d'une œuvre littéraire, attachait une grande importance à la biographie de l'auteur ?

Quoi qu'il en soit, l'alternative proposée peut très bien constituer les deux pôles d'une vaste échelle de possibilités.

(7) Sceptique et dilettante, Cioran se contente d’éclairer le plus de facettes possibles de cette impasse. Il accueille l’éclectisme et même le syncrétisme comme un élargissement de notre horizon, mais il prédit que l’artiste qui “ne peut plus innover avec ce qu’il sait”, tentera de sauvegarder son originalité en se lançant dans l'aventure de l'inintelligible et, finalement, coupé de la réalité et de l’expérience, se permettra le luxe “de n’exprimer plus rien sinon l’équivoque de son propre jeu.” Pour Cioran, l'avenir s'annonce comme un monde "unifié dans le grossier et le terrible" où régneront obscurantisme et “faux” mysticisme.

L’imperturbabilité amusée de Cioran prend toutefois des allures dansantes quand - comme agrandissement de l’impasse - il appelle à “une ascèse de quelques siècles, une épreuve de mutisme, une ère de non-littérature”. “Si dans cette entreprise nous mettons quelque souci de perfection”, poursuit-il, “peut-être réussirons-nous à créer un type nouveau de vandalisme”. (Selon Bedrich Eisenhoet, l’idée du premier autodafé de livres de Carlos Montera certes germa après 1945, mais en tout cas avant 1959.)

(8) “Les trois premières décennies du vingtième siècle”, écrivait Thomas Mann en 1938, dans un essai sur Schopenhauer, “se caractérisent par une nette réaction contre le rationalisme classique et l’intellectualisme. L’on s’est livré à une admiration de l’inconscient, à une exaltation de l’instinct. L’on pensait devoir cela à la ‘vie’. Avec cela l’on a inauguré l’âge d’or des mauvais instincts. Si une chose est sûre et prouvée, c’est bien celle-ci : la vie n’a rien à craindre de l’esprit et de la connaissance et ce n’est pas la vie, mais l’esprit qui est la partie de cette terre la plus fragile et qu’il faut protéger”.

(9) “Car on naît avec un horizon limité”, écrit Thomas Mann, “s’enfermer artificiellement à l’intérieur de cela est une tromperie esthétique et un reniement du destin. Rien de vrai ni de bon ne peut en sortir”.

(10) Traduction d'Armand Guibert.

(11) “Chaque jour”, écrit Proust dans la préface de Contre Sainte-Beuve, “j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule manière de l’art”.

(12) Celui qui ne connaît pas la peur, trouvera l'art plutôt.

(13) On n'est jamais assez précis en histoire.