Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Koen Theys - 1999 - Un cauchemar précieusement découpé [FR, essay]
Text , 4 p.




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Hans Theys


Un cauchemar précieusement découpé
Quelques mots à propos d’une exposition de Koen Theys


En 1998 Koen Theys a réalisé deux expositions avec des figures détourées à l’aide d’un ordinateur. La première exposition a eu lieu dans les couloirs d’un ministère bruxellois, la deuxième à la Galerie Xippas. Plusieurs personnes lui ont fait remarquer que la façon de détourer ces images, de les coller sur de la mousse et de les accrocher au mur évoquait pour elles l’école maternelle. A la même époque, il est tombé, en parcourant des photos plus anciennes, sur une photo où l’on voyait comment on « apprenait » collectivement à des enfants à remplir la silhouette d’un mouton avec des boules d’ouate et de la colle. Ce sont ces deux circonstances qui lui ont donné l’idée d’aller prendre des photos dans des écoles maternelles.
            Difficile de saisir la « signification » de ces photos : d’abord elles représentent des choses assez hétéroclites et puis nous ne comprenons pas pourquoi Koen Theys a photographié précisément ces choses-là. En général, il s’agit d’objets, de dessins ou d’illustrations qui ont été accrochés aux murs, collés aux armoires ou aux fenêtres d’une classe, sans doute dans le but d’égayer le local ou de le rendre plus convivial. Malheureusement, le résultat n’est pas toujours réussi. Nous percevons bien l’intention de la maîtresse ou du maître, mais cette intention ne s’est pas vraiment concrétisée. Des images comiques d’animaux domestiques jouant du violon ont déteint, sont déchiquetées ou jaunies, des poupées dorment dans des barquettes de chez le boucher et sur le mur des dessins d’enfants côtoient fraternellement les portraits-robots de criminels recherchés. Partout se dressent des obstacles : des murs récalcitrants, des punaises qui plient, du papier collant desséché ou jauni, des boules d’ouate, boutons de porte et interrupteurs qui se détachent, des vues moins idylliques, des étiquettes de prix, d’étranges imprimés, etc.
Les photos de Koen Theys semblent suggérer que ces tentatives de décoration ratent souvent. Nous pourrions attribuer ces échecs à la gaucherie des maîtres et des maîtresses, mais cela ne nous dirait pas pourquoi ces images fascinent tant Koen Theys. L'une des raisons est peut-être que l'échec de ces tentatives de décoration n'est pas le résultat d'un déraillement, mais la conséquence inéluctable d'une certaine conception du beau et de l'agréable. Je crois qu’il y a une façon aveugle de confronter la réalité et la beauté. Je crois que cette façon se traduit dans la manière dont ces classes sont décorées et qu’elle s’impose à de nouvelles générations à travers ces décorations. Je crois que Koen Theys est touché par cela, mais que son intuition ne se laisse pas facilement formuler. Je pense aussi que toute activité artistique peut souffrir de la même cécité et qu’en cela réside le lien intime avec les autres œuvres de cet artiste, ou ce thème est récurrent.


La perception narcissique de la réalité

La personne narcissique a peu de confiance en elle-même. Elle attache beaucoup d’importance à ce que les autres pensent d’elle. Elle se regarde à travers le regard des autres. La valeur intrinsèque des choses ou des événements lui échappe. Les autres n’existent pas. Puisque la personne narcissique ne considère le monde extérieur qu’en fonction d’elle-même, ce monde n’existe pas vraiment. Le monde n’est qu’une extension de la personne narcissique. Mais sans monde extérieur, il n’y a pas d’expérience. La personne narcissique n’apprend rien. Elle est vide au départ et elle sera vide à la fin. 
Quelque part ces photos semblent suggérer que la convivialité véritable, la beauté véritable et les hommes véritables n’existent pas. La réalité n’est pas assez belle et elle a besoin d’être décorée. En même temps nous sentons que cette décoration est produite de façon automatique ou mécanique. Les maîtres et les maîtresses respectent des codes qui prétendent garantir la beauté et la convivialité, mais en même temps le spectateur sent partout l’absence d’une véritable expérience.


L’individu disparu

Dans l’œuvre de Koen Theys, chaque individu a un ou plusieurs sosies. A côté d’une poubelle ou d’un banc dans un parc public il place une autre poubelle ou un autre banc faisant partie de la même série de production. Souvent l’individu est confronté à une foule ou à une série d’individus identiques. Le miroir en caoutchouc ne réfléchit pas de visage. Partout, l’individu est écrasé ou relégué dans un coin. Les spectateurs des vitres sablées deviennent eux-mêmes des objets que l’on regarde.
            Depuis quelques années ce thème est combiné avec l’image récurrente du terrier. Un autoportrait en caoutchouc est fait de deux moulages du côté postérieur d’un individu, collés ensemble et formant une espèce de larve à deux dos dont les faces se seraient recourbées à l’intérieur. Un autre autoportrait montre une figure couchée sur le sol, face contre terre, comme une plaque d’égout ou une taupinière. Dans plusieurs œuvres nous voyons comment Koen Theys essaie d’ordonner son œuvre dans un environnement qui ressemble à un terrier, mais son œuvre a pris vie et ne se laisse plus dompter. L’œuvre est devenue en même temps toile et araignée. L’artiste est dévoré et rendu invisible par son œuvre.
Dans le texte « Un autocar, c’est une caméra roulante dans laquelle on peut s’asseoir », je qualifiais l’œuvre de Koen Theys de bête polymorphe, rampante et grimpante, qui se reproduit sous terre et en surface, et que l’artiste parvient à peine à dominer, alors qu’en réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que du reflet de ses propres investigations. Je me rends compte à présent que nous pourrions très bien considérer les classes dans lesquelles toutes ces photos ont été prises comme un réseau de galeries et de terriers dans lequel, tout comme dans l’œuvre de l’artiste, on expérimente avec des images. L’image d’ensemble confuse, anguleuse et parfois sombre de ces expériences rappelle la façon dont Koen Theys lui-même cherche des relations entre les différentes images qu’il a réalisées. Ainsi, cette collection de photos hétéroclites devient un pendant de son œuvre personnelle.


Une image déviante fait réapparaître l’individu

Ce qui frappe dans cette photo d’enfants qui apprennent à dessiner un mouton avec de l’ouate, c’est qu’elle fait penser à une chaîne mécanique. On se demande à quoi vont servir ces futures reproductions de moutons, si c’est pour les réaliser toutes à l’identique. Apparemment, on apprend aux jeunes écoliers à se familiariser avec les images comme au moyen âge en Europe, ou comme à l’époque égyptienne, lorsque tout le monde savait encore clairement à quoi devait ressembler une image.

Ce qui choque, c’est qu’il y a aussi une vérité sous-jacente à cette approche de l’image. La seule chose qu'il nous soit vraiment donné de voir dans une œuvre, c’est sa texture. Les intentions de l’artiste doivent nous parvenir à travers cette texture. C’est pourquoi il semble plus juste de dire qu’un artiste n’exprime pas ses sentiments ou des pensées dans un objet ou une image, mais bien qu’il réalise un objet ou une image qui éveille des sentiments ou des pensées chez le spectateur ou l’auditeur. Dans ce cas, il pourrait effectivement suffire d’apprendre à quelqu’un comment il doit réaliser un objet de façon à ce que cet objet soit capable d’émouvoir ou de faire réfléchir le spectateur.
Si cette idée doit mettre certains artistes mal à l’aise, elle est vite relativisée par la conscience que personne n’est en mesure de réaliser une œuvre d’art rien qu’en appliquant des règles. En effet, l’œuvre d’art, l’émotion ou la nouvelle perception des choses naît précisément de l’écart des règles, par l’échec, la déformation ou l’imprévisible. Le déroutement de l’image fait réapparaître l’individu ou l’expérience individuelle.


Kitsch et sentimentalité

Autre élément récurrent dans l’œuvre de Koen Theys, élément qui semble également en rapport avec cette série de photos : l’intérêt qu’il voue aux images archaïques et aux intérieurs rustiques, et qui était déjà présent dans les vidéos « Diana », « Sleepless Night » et « L’Or du Rhin ». Depuis le début, Koen Theys est en effet fasciné par le kitsch et la sentimentalité, qui s’incarnent dans des trophées de chasse, des croix qui se consument et des nappes en tissu Vichy. Dans ses réalisations ultérieures, nous le remarquons moins et nous avons même l’impression que le moindre soupçon de kitsch a été gommé, alors qu’en réalité, ce thème est à la base même des collages réalisés avec des photos de maisonnettes, et de toutes les œuvres faites à partir de reproductions de bancs publics, poubelles, lampadaires, arbres étêtés et œuvres d’art très modernes qui servent à embellir nos villes. Dans cette série de photos également, nous sentons que la laideur gênante des classes décorées repose sur une aspiration - celle de les rendre plus douillettes - qui, formellement, n’a pas vraiment abouti, de sorte que nous avons l’impression que la réalité est sacrifiée au profit d’un rêve narcissique. Un peu à la manière des idéologies nostalgiques qui condamnent le présent en s’appuyant sur un passé harmonieux qui n’a jamais existé. (« Celui qui prend la réalité pour un rêve la fera tourner en cauchemar », a écrit Carlos Montera.)
En même temps, le kitsch douillet de ces classes implose en un bombardement de couleurs. Pour Koen Theys, il s’agit d’une expérience passionnante. A chaque photo qu’il nous montre, il prend plaisir à dénoncer le mauvais goût de la juxtaposition des couleurs les plus vives. Il doit être amusant de pouvoir faire des photos qui bafouent toutes les conventions chromatiques parce que le thème le veut ainsi.


Un art qui n’ajoute presque rien à la réalité

Lorsque, l’année dernière, la Caisse des dépôts et consignations invita Koen Theys à organiser une exposition à Paris, il proposa de donner un sosie à la demoiselle chargée, à l’entrée, d’accueillir les spectateurs et de leur fournir des renseignements sur l’exposant. Cette deuxième demoiselle, assise à une même petite table, informerait le spectateur sur la Caisse des dépôts et consignations. En quête d’informations utiles, Koen Theys échoua dans les archives de cette banque où il mit la main sur une importante photothèque. Pendant des années, en effet, la banque avait réalisé des photos de tous les bâtiments qu’elle avait érigés, financés ou assurés. Koen Theys opéra une sélection parmi ces photos et décida de présenter la Caisse des dépôts et consignations au public comme un nouveau photographe. Ce qui était bien dans cette exposition, c’est que Koen Theys parvenait à nous raconter quelque chose sur les banques, les expositions, les photographies et la politique française du logement sans ajouter personnellement quoi que ce soit à ce qui existait déjà.
Je mentionne ce travail antérieur parce que cette fois-ci encore Koen Theys agit comme un commissaire d'expositions qui nous présente de nouveaux artistes - en l'occurrence les maîtres et les maîtresses qui ont décoré leur classe - mais aussi parce que l'exemple de la Caisse des dépôts montre qu'il agit dans la grande tradition française du positivisme. En allant à la recherche de la réalité dans des archives souterraines ou dans des classes qui normalement échappent à notre expérience quotidienne, il ramène l’art contemporain à ses origines, lorsque le réalisme et le naturalisme sont nés en copiant des compte rendus juridiques et en décrivant la vie de tous les jours.


Montagne de Miel, le 28 décembre 1999. Pour Jot


Traduit du néerlandais par Michèle Deghilage