Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Michel François - 1996 - Nothing up my Sleeve (and Nothing in my Pockets either) [EN, essay]
Texte , 8 p.




__________

Hans Theys


Rien dans les poches
Quelques mots sur l'œuvre de Michel François



I. Introduction

J'aimerais bien essayer de décrire, pour une fois, des images et des sculptures. Sans trop de littérature. Sans tricher. Avec rien dans les poches.

II. Loisir et survie

Sur une photo faite en Afrique nous voyons des hommes avec des pioches, qui labourent une vaste terre poussiéreuse. Une vidéo faite au Maroc nous montre un homme que l'on a chargé de démolir un mur avec un marteau beaucoup trop petit. Derrière lui nous voyons une mer déchaînée, aussi accablante et démesurée que le désert sur la photo avec les pioches. Une vidéo faite au Brésil nous montre trois hommes qui essaient de fendre un rocher avec un pic et deux masses. En dehors de l'image, au pied de la montagne, leurs femmes et leurs enfants cassent les gros cailloux en plus petits morceaux.

Une houe est alourdie d'une pile d'assiettes trouées.

Une vidéo nous montre une chenille enthousiaste et vigoureuse qui arpente une carte géographique. Arrivée au bord de la carte, la chenille hésite. Après avoir tâté dans le 'vide', elle décide de ne pas descendre de la carte, mais de longer son bord. Arrivé à un coin, elle hésite une deuxième fois et elle décide de descendre quand même.
          On pourrait considérer cette image (ce que l'on voit) comme une 'image' (ce que l'on pense) de notre résidence terrestre. C'est une belle 'image', parce que les proportions sont renversées. Le monde est devenu petit et les bras sont devenus longs. La chenille est devenue un géant qui peut contourner le globe en une minute.
          Cependant, cette 'image' m'intéresse moins que ce que l'on voit vraiment : un film montrant une bestiole qui se déplace sur une carte. Nous voyons que quelqu'un a décidé de filmer (ou de mettre en scène) cet événement. Nous voyons aussi comment le photographe s'y est pris. Au moment où la chenille hésite à descendre de la carte, le plan large devient un plan serré. Mais le photographe n'utilise pas le zoom, il rapproche la caméra. Nous voyons que quelqu'un se rapproche, que quelqu'un se penche.

'Le monde et les bras', ce n'est pas seulement le mouvement comique de la chenille, c'est aussi cette personne qui se penche.

Pourquoi ce petit film est-il comique ? Parce que nous nous identifions à la chenille. En même temps, nous sentons la présence d'un regard. Nous sommes filmés. Non, c'est la chenille qui est filmée. C'est nous qui regardons l'événement. Mais tout d'un coup, nous ne voyons plus la carte comme une représentation d'une réalité, ni même comme une surface plate, mais comme un volume, comme un objet fait d'une certaine matière, qui est différente de la matière qui l'entoure. Nous avons commencé à regarder la carte à travers les yeux de la chenille. Nous sommes devenus des sculpteurs.

Sans doute les vidéos de Michel François nous montrent la beauté d'une chenille, d'un bousier, d'un caméléon et d'un chien qui aboie, mais elles nous montrent aussi une sorte de rapport aux choses et aux êtres, une sorte d'attention, et une façon de rendre visible cette sorte d'attention.

« Le plus souvent le regard ne suffit pas pour comprendre quelque chose, » dit François. « Il faut y mettre le corps tout entier. » Au début je ne comprenais pas cette phrase de Michel François. Je la considérais comme une défense banale de la sculpture. Maintenant je la vois comme un défi. Comme un point de départ. Ce dont il s'agit, ce n'est pas seulement la volonté de vivre un rapport corporel aux choses, mais de trouver des formes pour rendre visible ce rapport.

Le titre 'Le monde et les bras' résume ce rapport d'une façon lapidaire. Pour moi, il ne dit pas seulement que nos bras sont trop courts pour envelopper le monde (on le savait déjà), mais aussi que nous ne pouvons parler de ce monde qu'en assumant cette limitation. Nous vivons en Europe et nous sommes dégoûtés par le fait qu'en ce moment-ci (maintenant) deux cents millions de gens n'ont pas accès à suffisamment d'eau potable. Que faire ? Une des choses que nous pouvons essayer de faire, je pense, c'est tenter de vivre comme des êtres qui ont des yeux, des bras, un ventre, un cerveau et une mémoire. Ça ne doit pas être facile, parce que l'on rencontre – par exemple – très peu de gens qui semblent posséder une bonne mémoire. Et si nous avons la chance de rencontrer une personne douée d'une bonne mémoire, il (ou elle) nous donne l'impression de ne pas avoir d'yeux ou de ventre. Utiliser en même temps ses mains, ses yeux et sa mémoire ! Voilà un défi. Avoir en même temps une vie intérieure et un regard sur le monde extérieur ! Serait-ce possible ?

Une photo nous montre une petite fille qui nage, habillée d'une robe blanche. Pourquoi n'a-t-elle pas enlevé sa robe avant de rentrer dans l'eau ? Parce qu'elle se prend pour Ophélia ! vous diront les gens doués d'une bonne mémoire. En réalité, comme tous les jours, elle est en train de récolter des coquillages. Elle est en train de travailler. Quels vêtements portent les pêcheuses de perles ? Je ne le sais pas, mais je ne pense pas que ce sont des maillots de bain adaptés à la dernière mode parisienne ou italienne.

Entre notre regard et la réalité de cette petite fille se pose un malentendu, qui est résumé par la magnifique phrase 'Loisir et survie', formulée pour la première fois par Ann Veronica Janssens (pour la biennale de São Paulo) et reprise plus tard comme titre par Michel François. Le même objet peut être en même temps une question de loisir pour l'un et une question de survie pour l'autre. (Aujourd'hui on est l'un, demain on est l'autre.) Comment participer à une exposition d'œuvres d'art dans un pays où l'on abat des enfants comme on abattait des chiens au Jardin du Luxembourg au début de ce siècle ?

Lorsque Paul Léautaud se promenait à Paris, il portait toujours sur lui une laisse pour le cas où il rencontrerait un chien abandonné. A l'aide de cette laisse, cachée dans sa poche, il a sauvé la vie de 300 chiens, qu'il a invités à venir habiter chez lui. Mine de rien, cette laisse représente la vie de tous ces chiens (et de 150 chats) et la tendresse de ce grand écrivain. J'ai vu cette laisse. Ça a l'air d'être une laisse normale.


III. L'eau et le rocher (La chaise et l'escalier)

Une photo nous montre en très gros un bloc de chocolat et le visage flou d'un enfant qui s'y attaque avec les dents. Le bloc de chocolat a l'air solide et ferme. L'enfant s'acharne.

Cette photo n'est pas le portrait de l'enfant, ni du bloc de chocolat, mais de la relation entre les deux. Cette relation est doublée de la relation entre le photographe et cet événement. Nous comprenons que le photographe s'est couché sur le sol pour prendre la photo. Tout comme l'enfant, il s'acharne. Le sujet de la photo se répète dans sa forme (l'angle, le cadrage, la proximité du photographe).

Nous ne voyons pas où cet enfant se trouve. La chaîne des événements est interrompue. L'action est isolée. Nous sommes confrontés à un fragment contracté, à un moment figé, à une image condensée, coupée, forcée. Seul s'impose le bloc de chocolat, comme une pierre d'achoppement.

Le cadrage serré ferme l'image pour l'ouvrir.

Montrer, c'est arrêter, contraindre le regard.

Une personne montre ses coudes, mais en même temps elle se cache, elle se protège contre le regard du spectateur. Les coudes semblent vouloir sortir de l'image et contredire l'absence de profondeur, mais en même temps ils repoussent le dehors et ferment l'image. Les trous ronds, par lesquels les coudes semblent vouloir sortir, forment la seule ouverture, comme des nouveaux yeux durs et aveugles.

Dans la photo avec les petites mains empilées, nous ne voyons pas les visages des enfants, ni leur village. L'image est coupée. Toute la réalité semble se concentrer dans ce grouillement de petits doigts, dans ces petites mains pleines et creuses. Les mains deviennent des formes qui se déposent l'une sur l'autre, courbes et creuses, comme des coquillages enfilés, comme une pile, une colonne, une chaîne prête à se défaire.

Une vidéo nous montre une cascade. De temps en temps une personne se laisse glisser avec l'eau.

Le cadrage fixe nous empêche de voir d'où viennent les personnes qui se laissent glisser. Nous les voyons simplement traverser l'écran. Ce que nous voyons, c'est un fragment, c'est un événement démonté. Les intervalles irréguliers entre les apparitions momentanées des glisseurs semblent accentuer le flot continu de l'eau.

D'une part il y a la fuite perpétuelle, le courant régulier de l'eau, d'autre part il y a le goutte-à-goutte, la condensation, le heurt et l'irrégularité.

Le rocher est dur, mais il est poli par l'eau. On dirait que l'eau, combinée avec le temps, est plus dure que le rocher. Mais ce n'est pas la même eau. Ce sont des milliers de gouttes qui se suivent comme une chaîne. Le temps n'est rien d'autre que la succession de ces gouttes, enfilées comme des perles. Si le rocher s'use, c'est par l'action répétée de la chute de ces milliers de gouttes.

Une autre vidéo nous montre une chaise qui tombe d'un escalier. Ça cogne. Ça se casse. Avec l'eau et le rocher c'est différent. Lentement, goutte par goutte, l'eau creuse des traces dans le rocher, elle l'use, elle décèle son intérieur.

Les glisseurs ressemblent aux chaises. Ce sont des masses. Des objets qui font irruption.

Nous retrouvons la même confrontation entre un temps continuel et un temps ponctuel dans les enroulements de rubans de papier. D'une part, il y a l'action répétée de l'enroulement, une sorte d'addition qui pourrait se poursuivre à l'infini, et d'autre part il y a les pierres polies, les morceaux de terre, les boules de papier d'argent ou les morceaux de polystyrène qui dérangent le mouvement, qui interrompent l'enroulement régulier, qui font surface, qui ripostent, qui résistent, comme des pierres d'achoppement, comme des grains de sable dans un engrenage, comme des noyaux.

Les noyaux se présentent comme des actes indécents. Ils font irruption, ils surgissent, ils élargissent les interstices, comme une tête qui sort du col roulé d'un chandail, comme la tête d'un bébé qui naît.


IV. Le noyau et le trou

Le noyau est la partie pleine à l'intérieur d'un moule et qui produira, à la fonte, le vide correspondant.

'La Boule élastique', 'Le monde et les bras', 'L'expiration dans le plâtre', la pelote de ficelle, la poutre collée au sol, le grand bloc de polystyrène fixé au mur avec de nombreuses bandes de scotch brun, la boule en plâtre avec les traits au crayon, le bloc de chocolat, les ballons remplis d'eau, les savons, les poches remplies de plâtre, le matelas en polystyrène, le lit composé de blocs d'argile, le gant rempli de plâtre et entouré d'élastiques, les nombrils et les mains photographiés sont des noyaux.

Chaque noyau est menacé de disparition. Il se cramponne, il se recroqueville, il se contracte, mais plus il devient dense, plus sa disparition est imminente.

Une pelote de ficelle est un objet dense, une masse, une structure ferme qui consiste en une ficelle roulée sur elle-même. En tirant la ficelle, on creuse la pelote de l'intérieur. Finalement la pelote se ramollira, elle s'effondrera et elle disparaîtra.

La pelote de ficelle est un trou dans le sable qui risque de s'effondrer.

La boule élastique est une boule dense faites de bandes élastiques tendues l'une sur l'autre. Tous les élastiques sont tendus, ils tirent la boule vers son centre. La boule veut imploser. Les élastiques tirent pour se détendre. On sent qu'ils pourraient se casser. La boule est une masse critique. On imagine que si un élastique lâchait, la boule exploserait, élastique par élastique, comme une réaction en chaîne qui retracerait, dans un mouvement renversé, le lent additionnement de sa manufacture. [En réalité, la boule se défait vraiment. Sous l'action de la lumière et de l'air, un à un les élastiques à l'extérieur sèchent, se cassent et tombent sur l'étagère.]

La sculpture 'Le monde et les bras' consiste en une plaque en plâtre, coulée dans l'espace formé par deux bras, posés sur une table, les mains rejointes. Les bords de la sculpture sont concaves, comme des rochers creusés par la mer ou par le temps qui passe. Les bras ne sont plus là.

C'est une sculpture classique, où le corps, ce ramassis éphémère, est représenté par un objet durable, sauf que nous ne voyons pas le corps, mais ses contours. Le corps est absent. Nous ne voyons qu'une trace. Dense, solide, blanche, immaculée, lisse et implacable.

En même temps, c'est un trou. C'est un lieu de passage, délimité par l'envergure de deux bras. C'est une section de notre espace intime, du monde qui est à notre portée, du flot continu de nos impressions et de nos expériences, qui continue à couler et qu'on ne peut pas saisir ou arrêter, qui glisse entre nos doigts comme de l'eau, imperturbablement, sans regard, aveugle, sourd et muet. C'est le trou dans l'évier. C'est un rocher. C'est un trou dur qui avale le monde.

Un ballon qui se remplit d'eau ou d'air semble vider l'espace autour de lui en attirant toute l'attention, en devenant un point de condensation. Mais plus il se remplit, plus il devient fragile et instable. Graduellement la peau devient plus fine, jusqu'au moment où elle se déchire. Le ballon résiste au gonflement. Tout en lui freine ce mouvement d'expansion. Si on le lâchait, le ballon se viderait de lui-même. Tiraillé entre la tension et la détente, il est forcé de contenir.

L'expiration dans le plâtre est le moulage d'une expiration qui a été attrapée dans un ballon. C'est l'empreinte d'un nuage d'air chaud, informe et invisible.

Parfois la photo des petites mains empilées est exposée à côté d'un trousseau de morceaux de terre pendus à des ficelles. Les morceaux de terre ont été arrachés avec les mains, dont ils portent les traces. Ce sont des témoins du creux de la main.

« Les poches sont des espaces aveugles, » dit françois. « On ne regarde pas dans une poche. On y met la main."

Michel François parle de l'artiste comme de quelqu'un qui baille, qui se gratte et qui tourne en rond dans son atelier, les mains dans les poches. Sur le lavabo, le savon l'attend. (Un savon est un ustensile voué à la disparition. Plus il est utile, plus vite il disparaît.)

Seul témoigneront de ce passe-temps, de cette 'inaction', les sculptures, comme des résidus d'une sorte d'attente attentive, d'une lente provocation des choses, qui restent muettes, mais qui finiront par se donner, par se plier ou par se recroqueviller, jusqu'à ce que l'on puisse les ramasser, séparer ou regrouper.


V. L'intérieur et l'extérieur (Le monde et les bras)

Le monde se divise en ce qui est à la portée de nos sens et ce qui ne l'est pas. Nous ne pouvons parler de nous-mêmes qu'en parlant du monde et nous ne pouvons parler du monde qu'en parlant de notre propre expérience. L'art est une tentative continuelle d'élargissement de notre champ d'expérience. J'appelle artiste une personne qui réussit à transmettre le goût de l'expérience.

Cependant, l'expérience n'est rien d'autre que cet éternel va-et-vient entre l'intérieur et l'extérieur, entre nos impressions et les événements, les objets ou les images qui les ont provoqués, entre notre vie intime et notre vie publique.

En se dilatant, le ballon cache le visage du souffleur. L'air chaud vient de l'intérieur du corps. La surface du ballon se met à refléter les alentours. On voit apparaître la réflexion de l'atelier, d'une fenêtre, de l'extérieur. Le ballon explose et on se retrouve face à face avec le souffleur.


VI. L'intérieur et l'extérieur (L'éponge et le caillou)

Une fenêtre courbe fermée par derrière pour en faire une sorte d'aquarium est remplie avec des petites boules de polystyrène. Les petites boules empêchent la lumière de traverser la fenêtre, mais la blancheur du polystyrène devient une nouvelle sorte de lumière.

Une vidéo nous montre une femme et un enfant qui prennent un bain de petites boules de polystyrène expansé. Un tas de petites boules de polystyrène, c'est de la mousse de bain retournée comme une chaussette. La mousse est faite de bulles d'air entourées d'une fine couche de liquide. C'est une structure blanche autour de creux sombres. Les petites boules sont des volumes blancs, entourés d'un espace plus sombre.

De loin nous voyons une ligne blanche qui sépare deux plans. Vue de près, nous voyons une colonne de petits coquillages enfilés. La colonne devient un axe autour duquel tourne l'espace. C'est un axe creux, comme une éponge étirée.

Vue de loin, la surface d'une sculpture en polystyrène nous semble lisse. Nous voyons une belle forme, qui ressemble à un grand coussin en écume de mer. Lorsque nous nous rapprochons de l'œuvre, nous voyons que cette forme a été obtenue en grattant le polystyrène avec les doigts, de sorte que la surface montre les petites boules dont est fait le polystyrène. Nous avons l'impression de voir l'intérieur d'une sculpture en polystyrène, retournée par un curieux.

« Parfois lorsqu'on regarde un caillou (ou n'importe quelle matière) on se demande si, à l'intérieur, c'est aussi de la pierre, » dit François. « On peut voir de l'extérieur que c'est présent et dur, condensé comme un caillou. Mais parfois, on a besoin de vérifier. Alors on casse le caillou pour voir ce qui se passe à l'intérieur. D'habitude c'est aussi un caillou à l'intérieur. »

Une éponge est à la fois creuse et pleine. C'est une masse qui peut se remplir d'eau ou d'air. Une éponge est autant éponge à l'intérieur qu'à l'extérieur. Elle ne ment pas. Elle se laisse 'vérifier'. En ce qu'elle se laisse vérifier, l'éponge ressemble à la pelote de ficelle et à la 'Boule élastique', deux masses qui ont pris forme par un enroulement ou une addition qui forme un lien entre l'intérieur et l'extérieur.

(Nos corps sont des éponges qui se remplissent et qui se vident. Parfois nous avons l'impression d'être séparés du monde extérieur, mais nous ne sommes rien d'autre qu'un lieu d'échange, un non-lieu défini par une structure temporaire. Nous sommes entre l'intérieur et l'extérieur. Nous ne sommes ni l'un, ni l'autre. Nous sommes 'entre'. Nous sommes entre une prétendue introspection et le regard des autres, entre le passé et le futur, entre nos corps et les mots.)


VII. Le chapelet et l'inventaire (Fin)

Les glisseurs de la cascade passent comme les perles d'un chapelet.

Si nous regardons du haut vers le bas la colonne de pièces de monnaies enfilées, nous voyons une corde qui s'effiloche, qui saigne sur le sol. Le lit composé de blocs d'argile pourrait facilement se défaire, ce n'est qu'une concentration momentanée, c'est un chapelet devenu noyau.

Il existe une version de ce lit où il est entouré de morceaux de terre qui lui ont été arrachés. A leur tour, ces morceaux de terre forment un chapelet, une chaîne de décomposition, de décrépitude, comme les grumeaux tombés à côté du bloc de chocolat, comme les pièces de monnaie entassées à la base de la colonne, comme les minuscules poils blancs qui subsistent quand la pelote de ficelle s'est déroulée.

Les chapelets avec les boules en terre, les empilements d'assiettes trouées, les séries de poches remplies de plâtre, les entassements de boîtes de conserve, les trousseaux de bouteilles vides ou de 'solitaires' (des morceaux de terre sculptés dans la main), les guirlandes avec les ampoules ou avec les morceaux d'assiettes, les enroulements, les enfilements et les petites mains empilées forment le tracé d'un entêtement répété, d'une énumération brisée, d'un inventaire infini d'un passe-temps précaire.

Mises en relation avec les parties du corps correspondantes, accrochées à des hauteurs différentes, combinées avec des photos ou rangées sur des étagères, les sculptures s'imposent comme des objets indispensables ('Some things to be buried with', comme a été appelé une des installations), des provisions, des prothèses ou des ustensiles nécessaires à la survie et au loisir.

Qui a ramassé les bouteilles vides ? Quelqu'un qui vient de les vider et qui veut continuer la fête tout seul, en faisant une musique de lumière ? Ou quelqu'un qui veut faire quelques économies, quelqu'un qui en a besoin ou qui veut les vendre ?

Dans la 'Résidence terrestre', une sorte de cabane, de monument funéraire ou de baraque foraine, se rejoignent la violence et le repos, l'économie et le gaspillage, l'utilité et la décoration. Les boîtes à conserve sont chromées. L'enterrement s'est bien passé. L'ennui ou la fête peut commencer.


Montagne de Miel, 30 mars 1996