Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Marcel Broodthaers - 1996 - Le vide de Waterloo [FR, essay]
Texte , 17 p.




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Hans Theys


Le vide de Waterloo
Dix-sept notes en bas de page d’un texte perdu sur les films de Marcel Broodthaers



Avertissement

Le texte suivant contient plusieurs citations de textes non publiés de Marcel Broodthaers. Il s’agit de textes que j’ai pu consulter lorsque, en 1995 et 1996, j’avais accès aux archives complètes, établies par Maria Gilissen. En 2008, Mme Gilissen m’a confié que ces archives avaient disparu. Entretemps, mes notes originales ont également disparu. La seule chose qui me reste est leur traduction en néerlandais, effectuée par moi-même en 1996. Pour la publication en français du présent texte, je n’ai donc pas eu recours aux textes originaux. Les citations de Broodthaers que vous trouverez ont été traduites du néerlandais par Michèle Deghilage. Certaines d’entre elles, par exemple lorsqu’elles ont été tirées du texte « Dix mille francs de récompense », auraient pu être comparées au texte original, mais j’ai préféré ne pas le faire. Car, au final, le côté rigolo de l’affaire me plaît beaucoup. Nous voilà, en effet, face à une double disparition, elle-même doublée d’un travail de faussaire, qui correspond bien à la nature du travail de Marcel Broodthaers. La première disparition est celle du texte original sur le travail de Broodthaers, qui tentait de décrire cette œuvre dans toute sa complexité, avec toutes ses ramifications et connexions à travers tous les médias utilisés. Je crois me souvenir que l’écriture de ce texte m’a pris deux mois, mais que, finalement, il était devenu tellement compliqué lui-même que j’ai préféré le détruire et en garder seulement les notes en bas de page. Quant à la deuxième disparition, elle porte, bien entendu, sur les propos originaux du poète que j’avais justement voulu sauver de l’oubli en les recopiant clandestinement des tapuscrits et des manuscrits que j’ai vraiment tenus
Le titre du présent texte fait allusion au célèbre ouvrage de Paul Bourget « Essais de psychologie contemporaine », paru en 1883, où celui-ci explique l’œuvre des écrivains Stendhal, Flaubert et Baudelaire en se basant sur la défaite de Napoléon, qui aurait instillé un sentiment d’apathie, également appelé spleen, dans les esprits français. Or, la préoccupation permanente de Broodthaers pour Waterloo ne semble pouvoir s’expliquer qu’à partir de ce même livre, voire de ce spleen originel, qui lui aurait été légué par de secrètes voies littéraires.



1. Le cinéma comme mensonge – Le musée comme fiction

Ce qui passionnait Broodthaers dans le cinéma, c’était le mensonge, le trompe-l’œil ou l’illusion optique.
          Pour des raisons inconnues, nous semblons toujours oublier que les images de vidéo et de cinéma ne bougent pas pour de vrai, mais qu’elles reposent sur un effet d’optique extrêmement primitif. Le procédé consiste, tout simplement, à enchaîner 24 petites images immobiles par seconde. Une sorte de diaporama, composé de nombreuses diapositives, en fait.
          Or, un des aspects du cinéma qui passionnaient Broodthaers, me semble-t-il, c’est cet aspect vieillot. L’aspect boiteux de l’illusion. Le mensonge. Selon ses propres dires, le but de l’exposition où Broodthaers montrait pour la première fois le film Une seconde d’éternité, était d’opposer l’image statique à l’image dynamique. Outre le film, on pouvait également voir une reproduction en plastique de la 24e image et une pellicule enroulée, en forme de boucle, autour d’un carton blanc encadré.
          « Le Musée d’Art Moderne Département des Aigles, » écrit-il ailleurs, « est tout simplement un mensonge, une supercherie. » Le musée de Broodthaers était une illusion. Un tour de magie. Un pieux mensonge au moyen duquel il voulait remettre en question « la mise en scène de la vérité » dans les « vrais » musées. « Il existe une vérité du mensonge, » écrit-il, « la seule façon d’être un artiste, selon moi, consiste sans doute à être un menteur… »
          « Comme il est de notoriété, Broodthaers inaugura sa carrière officielle d’artiste plasticien par une déclaration de principe dans laquelle il déclarait également vouloir inventer quelque chose d’insincère. Et d’après moi, c’est la même idée qu’il réitère lorsqu‘il désigne, des années plus tard, son épouse Maria Gilissen comme la seule personne habilitée à déterminer, après sa mort, l’authenticité de ses œuvres d’art. « Il n’y a qu’à savoir, » écrit-il, « si l’art existe ailleurs que sur un plan négatif. »


2. L’œuvre en tant que toile d’araignée

L’œuvre de Marcel Broodthaers est comme une toile d’araignée en 3D. Tous les sujets et thèmes et toutes les solutions formelles s’entrecroisent et sont interconnectés. Lorsque vous tirez sur un fil conducteur, c’est toute la toile qui se met en mouvement. Rien que pour éclairer correctement ce fait, on a besoin de plusieurs angles. Il s’agit, en partie, de « jouer sur la réalité et sa représentation », comme l’exprime Broodthaers lui-même dans une de ses lettres ouvertes, mais c’est aussi lié à une certaine forme de pitrerie : une prédilection pour les synesthésies ou « correspondances » baudelairiennes, pour une approche pseudoscientifique (marxistico-sociologique), ainsi que pour les connaissances pseudo-encyclopédiques, les pseudotaxonomies et les énumérations. 
          Ainsi, il définit une soirée cinématographique comme une peinture; il nomme une peinture filmée une analyse, tandis qu’un diaporama ou un livre s’appelle un film. Au fond, il utilise des objets, des dessins, des dias, des photos d’objets ou même des gravures, mais aussi des livres, des couvertures, des catalogues, des vitrines, des cartes postales ou des images pour donner forme, de façon multiple, à quelques thèmes.
          Les films de Marcel Broodthaers parlent du sentiment de manque, de nostalgie et de mélancolie, de flots tumultueux et de peintures apaisées, mais aussi des pattes de mouche d’un lointain marin, de la gloire d’antan de l’Angleterre, de l’emboîtement apathique et désespéré d’un puzzle et de sonorités martiales dans un décor silencieux qui se mêlent à l’ouverture de Tristan et Iseut de Wagner. Nous ne sommes rien d’autre que glissements, mouvements, éternelles supputations et finitude silencieuse.
          Par ailleurs, le cinéma même est un miracle insaisissable et fragile, de sorte que le puzzle de Broodthaers a trait, à la fois, au cinéma et à nous-mêmes.
          Broodthaers était un débrouillard, un bricoleur et un combinard. En français, on désigne le fait de bricoler ou de se débrouiller par l’expression « système D ». Lorsque Broodthaers renvoie à cette expression, par exemple, lorsqu’il écrit « Le D est plus grand que le T », il renvoie également au Coup de dés de Mallarmé.
          Le poète déplace les mots dans la phrase, les gauchit légèrement et les soumet à une nouvelle mélodie qui évoque l’objet déjà connu d’une façon inédite, non contaminée par l’usage courant du langage. L’analogie avec le bricolage est évidente. Quand Broodthaers bricole avec du plâtre, des moules et un pupitre de musicien, il cherche le bon tempo, la bonne musique. La spécificité de l’œuvre de Broodthaers, c’est de montrer, d’une part, que l’artiste est doué pour bidouiller avec du plâtre et des moules, mais aussi qu’il a réfléchi, au préalable, à la signification du mot moule. En français, en effet, le mot « moule » au masculin, signifie gabarit ou matrice. La moule, au féminin, elle, est singulière, car elle produit son propre gabarit ou sa propre matrice, telle l’œuvre d’art idéale qui naîtrait de la matière de façon organique. 
          Ainsi, cet artiste bascule d’une considération typographique ( le « D » est plus grand que le « T ») dans un commentaire sur ses bricolages et dans la poétique de Mallarmé. Un(e) moule, c’est aussi bien un objet qu’un mot à deux sens. Le cinéma devient à la fois thème, symbole et instrument.
          Tout cela explique qu’il existe des centaines d’angles différents pour aborder l’œuvre de Broodthaers, mais aussi qu’il soit très difficile de trouver une seule approche qui rende compte des rouages de son œuvre. Comme elle se ramifie dans de nombreuses directions et que chaque œuvre a de nombreux pendants, compléments et contreparties, la meilleure forme pour représenter cette œuvre semble être une sorte de gigantesque gabarit mouvant, un atomium avec deux mille boules reliées entre elles, soit encore un site internet qui permettrait au spectateur ou au lecteur d’explorer des liens dans tous les sens.
          En 1995, Maria Gilissen, la veuve de Marcel Broodthaers, me pria de l’aider à composer un catalogue sur les films de son mari. Durant deux années, j’ai passé des heures, immergé dans d’immenses archives, à bricoler et à m’embrouiller, tandis que celle-ci rejetait systématiquement toute généralisation de la méthode de travail à adopter. « Oui, Monsieur Theys, cette méthode-là fonctionne bien, certes, mais nous avons déjà procédé de la sorte… » Il était hors de question de développer tous les négatifs, car, ici, nous avions déjà, par exemple, un carton de bière avec une belle esquisse et, là, une photocopie de qualité d’une photo qui s’était perdue, et là-bas, nous avions un vieux carton d’invitation auquel la photo était en fait destinée, mais Marcel l’avait finalement écartée. Au début, j’ai trouvé ces atermoiements apparents insensés, mais au bout de plusieurs mois, j’ai compris que c’était la seule manière d’aborder l’œuvre de Broodthaers et de la conserver le plus longtemps possible dans sa diversité originelle. Un an et demi plus tard, seulement, Maria Gilissen me concédait l’autorisation de découper les mauvaises copies de films pour pouvoir publier des « stills ». Une décision qui ne tombait certainement pas trop tard, car si elle avait accepté plus tôt, j’aurais sans doute beaucoup moins bien examiné le matériel.


3. Le vrai monde

Broodthaers était catholique. C’est pourquoi il présupposait l’existence d’un vrai monde. Tant derrière les mirages qui atteignent notre rétine que de ce côté-ci de nos globes oculaires. Le hic, c’est qu’il n’en aura jamais trouvé la moindre preuve. Toute son œuvre s’apparente à une tentative d’exploration enjouée, néanmoins menée avec persévérance, de « l’espace » entre sa rétine et les yeux « miroitants de la Beauté. Il se penche, tel un narcisse, au-dessus d’un seau d’eau sombre et tente, dans le reflet de son visage, d’en apprendre un peu plus sur son « for intérieur », qui ne semble pas vouloir devenir réel. Ainsi, il vit hors du temps, qui le dépasse sans scrupules. Non seulement il est né trop tard mais, en plus, il ne parvient pas à cerner sa personne, ni à cerner le présent. Il se trouve toujours à l’extérieur de l’événement. Il est un touriste qui cherche la poignée de la réalité.


4. Broodthaers en tant que touriste

 « Fantôme d’un Mallarmé que je n’ai pas compris, je suis touriste. Les lumières de la ville me touchent par de belles images. Finalement, je me suis mis au lit où je dors, en noir et blanc. Je fais du cinéma en tant que spectateur. »
          Un touriste est quelqu’un qui se trouve à un endroit où il ne participe pas pour de vrai aux événements. Un touriste regarde. Souvent, il ne parle pas la même langue que les gens autour de lui. Un touriste veut toujours être ailleurs, car il n’est jamais quelque part. Dans la réalité incomprise, il ne reconnaît que ce qu’il sait déjà. Il ne voit que sa propre image réfléchie. (« Je me regarde dans un film comme dans un miroir. »)
          Dans les années cinquante, le film était lié, pour Broodthaers, à une image en noir et blanc d’étrangers poètes, errant dans la ville, qui visitent les musées oubliés et fraternisent avec les joueurs d’orgue.
          L’image du voyage viendra s’y ajouter plus tard. Bourlinguer sur les mers, voyager dans le temps, rêvasser en regardant de belles images, un monde mystérieux sans fin, empli de chimères d’enfants à propos de bouteilles contenant des manuscrits.


5. Bruxelles, vue à travers les yeux des poètes (Un synopsis de 1956)

« Je suis d’un naturel très triste. Je porte des chemises blanches pour lutter contre les idées noires. Mais je me heurte partout à des idées. Si je jouais aux dés, alors j’aurais de la malchance à cause des points noirs. Je devrais pouvoir rire. Mais plus rien ne me fait encore rire. » Ces phrases forment l’introduction du synopsis, sans doute écrit par Broodthaers en 1956, d’un film sur Bruxelles « vue à travers les yeux de Lord Byron, de Charles Baudelaire, de Charlotte Brontë, de Verlaine, de Rimbaud, d’Hugo et des exilés de la Commune, de St-John Perse, de Claudel et de Francis Ponge. En contrepoint : les circonstances et les paroles des poètes face à la réalité humaine. »
          Tout comme le film sur Schwitters, le synopsis de 1956 renferme nombre d’éléments de l’œuvre ultérieure de Broodthaers.

« Décors, de préférence animés

 1. Le parc Royal
 2. Le Grand Miroir
 3. La Maison du Roi
 4. Le palais de Justice
 5. La bataille de Waterloo
 6. L’aérodrome
 7. Rues étranges
 8. Images des écrivains précités et du Bruxelles de leur époque
 9. Le musée des Instruments (lieu pour une interview) »

La plupart de ces « décors » resurgissent dans son œuvre ultérieure. Par exemple, le film Un voyage à Waterloo, dans lequel Broodthaers passe, notamment, devant le palais de Justice avec un camion de déménagement de la firme Menkes. L’idée de l’interview en tant que monologue désespéré revient dans le film Figures of Wax, où Broodthaers pose une série de questions à une statue de cire de Jeremy Bentham, dans l’interview qu’il fit d’un chat et dans une interview fictive de Magritte, ainsi que dans Dix-mille francs de récompense, une interview de lui-même basée sur une interview existante, jugée insatisfaisante.
          « Charles Baudelaire : durant l’essor du 19e siècle industriel, ce poète parle, avec une voix de circonstance, de ce qui préoccupe sans cesse notre conscience moderne, la destruction et les anges de la mort, l’oubli et le rêve. Mais que venait donc faire ce porteur de mauvaises nouvelles à Bruxelles ? Des conférences au Cercle Artistique qui siégeait au sein de la Maison du Roi. La caméra nous conduit à la salle de la poterie et de la porcelaine. (…) En romantique, il venge la réalité. Il se sent un éternel Étranger. La caméra s’est approchée de la fenêtre et fixe les nuages.
Lecture à voix haute de L’Etranger. (…) St-John Perse: La même solitude que Claudel. (…) Paul Claudel: Enfermé dans une solitude différente. (…) Rimbaud : un des mérites de Claudel était qu’il aimait Rimbaud. UneSaisonenEnfer (…) Image de ce livre, puis de mots imprimés. En alternance avec des images de rues étranges que parcourt le dernier joueur d’orgue. Conclusion en forme d’interview. « Le poète apparaît comme quelqu’un qui est, à la fois, différent des autres et complètement ordinaire. Tantôt solitaire, tantôt préoccupé par des questions sociales et humanitaires. (Hugo et les exilés de la Commune.) À certains moments de l’histoire, propulsé par les vagues humaines au rang de porte-parole, ou revêtant des postes diplomatiques, à d’autres moments méprisé ou condamné, à tort ou à raison. »


6. Le film comme musée

À la fin du synopsis de 1956, Broodthaers propose de tourner la dernière scène (une interview de lui-même) dans le musée des Instruments bruxellois de l’époque, « ce musée insolite et silencieux aux rares visiteurs (…) où l’on peut tirer des images originales. » Son premier film, LaClefdel’Horloge, il l’a tourné après l’heure de fermeture du Palais des Beaux-Arts et ses premiers films qui ont suivi la création de son propre musée (Inauguration et Un voyage à Waterloo) étaient consacrés tous deux à ce musée.
          Quelqu’un (dont j’ai, hélas, oublié le nom, mais il s’agissait certainement d’un savant Anglais) a commenté que Un film de Charles Baudelaire est, en fait, un musée en soi, où l’on conserve des moments du passé. C’est bien vu. Si l’on considère un musée comme un endroit où le temps s’arrête, ou comme un endroit où l’on peut tranquillement retourner dans le passé et puis revenir, indépendamment du temps réel et contraignant, on discerne alors aisément les correspondances avec la perception du temps propre au cinéma ou avec les possibilités d’utilisation quasiment illimitées du temps dans le film.


7. Le poème comme contrepoint

Plus tard, Broodthaers écrit qu’il ne réussit à terminer LaClefdel’Horloge, son film sur Schwitters, (deux ans après le tournage) que « grâce à un poème d’amour qui remplit le rôle de contrepoint traditionnel ». Dans l’ouvrage Pipeetformesacadémiques, c’est la pipe qui fait office de contrepoint. Le contrepoint est un boitement à contretemps, un contrecourant, une tournure imprévue, le cœur même du rythme, qui n’est régularité qu’en apparence. Dans LaClefdel’Horloge, un soi-disant documentaire sur le poète, peintre et maître-bricoleur Schwitters « se termine » par un poème d’amour ajouté à la fin. Le film montre, entre autres, des gros plans de Das Sternenbild. Les firmaments et constellations semblables réapparaîtront souvent plus tard, y compris dans les films.


8. Narcissisme et tautologie

« La motivation de chaque artiste est, en fait, le narcissisme, et peut-être aussi la soif de pouvoir, » écrit Broodthaers. Il est impossible de savoir avec précision à quelles significations du mot « narcissisme » il a pensé, mais on peut admettre qu’il voulait dire un besoin excessif d’affirmation de soi et d’attention. Je suppose qu’il a avant tout discerné une soif de célébrité en lui. Dans un article de presse datant de novembre 1963, il écrit à propos de Magritte : « Il est célèbre à New York. Toutes les peintures de Magritte sont célèbres à New York. Magritte est une célébrité. »
          Le narcissisme et le snobisme découlent de la circonstance selon laquelle notre vie intérieure prend forme à travers la fréquentation des autres. Le narcissique a peur du jugement des autres et se détourne d’eux. Il ou elle ne cesse de s’autoreprésenter. Ce faisant, nulle vie intérieure stable ne semble pouvoir naître. Broodthaers associe cet enfermement à l’extérieur de soi-même à l’habitude qu’ont les artistes de créer des artéfacts et de les soumettre à l’approbation d’un public, ainsi qu’aux frontières herméneutiques de la poésie et à la quête par Mallarmé d’une forme nécessaire, classique.
          Narcisse regarde exclusivement son image réfléchie. Il ne voit que son apparence qui miroite à la surface de l’eau. À l’exception de son apparence, il n’apprendra jamais rien d’autre sur lui-même. Son regard interrogateur est prisonnier d’une sorte de mouvement circulaire qui évolue hors de lui et qui ne parvient jamais à saisir le monde extérieur ou son supposé for intérieur. À chaque fois, son regard effleure son apparence. Il n’essaie pas de rendre son for intérieur réel ou de le rendre tangible en agissant. C’est pourquoi le narcissisme est lié à la tautologie. Pour le Wittgenstein tardif, toute notion que nous avons de la beauté est tautologique, car nous ne savons ce qui est beau qu’en apprenant à connaître de belles choses. Dans l’œuvre de Broodthaers, la tautologie occupe, néanmoins, une place spéciale ; en effet, à l’instar de Mallarmé, il est convaincu que la langue fixe une limite à l’expression et, à l’instar de Magritte, il explore tous les rapports possibles entre un objet et sa représentation ou entre un objet et son nom. « Moi, je tautologue. Je dis je, » déclare-t-il. « Je… dis… je… dis… je… » Telle l’aiguille d’un tourne-disque qui dérape sur une griffe, il balbutie au bord de la parole, tout comme Narcisse dérape sur le bord du regard.
          Ce monologue est diffusé par un enregistreur à bandes disposé à côté d’une cage contenant un perroquet. Broodthaers est le perroquet de Mallarmé et Magritte, mais aussi de lui-même. Chacun d’entre nous est le perroquet des sons qui circulent librement à travers notre propre boîte crânienne. Au fond de nous-mêmes, nous n’existons pas. Nous ne sommes rien d’autre que le produit de formes changeantes, de façons changeantes d’être regardés. La seule chose qui semble avancer, ce sont les paquebots des océans ; ils savent sur quel cap ils se dirigent, car le cap qu’ils suivent les amènera à un endroit où il fait chaud et où il y a des palmiers.
          Un exemple de tautologie dans l’œuvre de Broodthaers est l’emploi de ses initiales. Dans bon nombre de ses œuvres, cette « signature » remplace l’œuvre à proprement parler.
          Dans une édition de 1973, intitulée Magie et sous-titrée Art et Politique, on y lit notamment : « Être narcissique… être fasciné par son image comme par un serpent… Être artiste… L’écriture de l’artiste complète les images ou les remplace. Il appose sa signature. »
          Dans le film d’animation , composé de 24 images, Uneseconded’éternité, on voit, pendant une seconde, comment les initiales de Broodthaers prennent forme par l’ajout d’un trait à la fois. Ce petit film est projeté en boucle, de sorte qu’il dure une éternité.
          « J’ai voulu réaliser, pour moi-même, un film de 1 seconde (24 images) sur le modèle de Narcisse. (Je me regarde dans un film comme dans un miroir.) Pour moi, l’idée suffisait. »

1 seconde pour Narcisse
C’est déjà le temps de
l’éternité.
Narcisse a répété le temps
d’un 1/24e d’une seconde
jusqu’à l’infini.
La persévérance de la rétine
Chez Narcisse était d’une
durée éternelle.
Narcisse est l’inventeur du cinéma.

Peut-être que pour Broodthaers, le narcissisme de ce petit film ne résidait que dans l’adoration de son propre nom, mais dans le poème annexe, il établit tout de même un parallèle entre la forme en boucle du film et la contemplation de Narcisse. « Narcisse est l’inventeur du cinéma, » écrit-il. Pourquoi ? Dans le cinéma, tout est illusion. Même le mouvement apparent des images repose sur un petit truc optique boiteux. Qu’est-ce que le cinéma, sinon être obsédé par la reproduction d’une réalité absente ? Hormis les taches de lumière scintillantes sur l’écran, il fait sombre dans la salle de cinéma, la réalité se trouve à l’extérieur. Tout comme Narcisse, le spectateur ne parvient jamais à saisir la réalité. Peut-être est-ce là ce que Broodthaers voulait dire avec la phrase « Je fais du cinéma comme un spectateur. » (Voyez également les notes de bas de page sur le tourisme, les cartes postales et Baudelaire en tant qu’étranger.)


9. Cinéma Baudelaire

Le film Une seconde d’éternité a pour sous-titre : « Un film de Marcel Broodthaers d’après une idée de Charles Baudelaire ». À la question de savoir qu’elles étaient les raisons précises qui l’ont poussé à mettre ses films en rapport avec le poète français Baudelaire, la réponse n’est pas claire. Les seules références dont nous disposions sont deux titres de film et un vers extrait du poème de Baudelaire La Beauté , qu’il cite pour la première fois dans le texte Projet pour un texte et qu’il reprendra plus tard comme titre d’un recueil de Baudelaire autoédité.
          Pourquoi donc Broodthaers écrit-il que Une seconde d’éternité est basé sur une idée de Baudelaire ? À propos du film même, il écrit dans le court texte 24 Images par seconde: que « Le film se compose d’une série d’images immobiles qui se succèdent rapidement. Elles créent pour nous l’illusion du mouvement. »
          Dans le texte Projet pour un texte, sans doute le plus long de Broodthaers sur ce sujet, il déclare : « Je déteste le mouvement qui déplace les lignes. C’est pourquoi, quand je fais un film, pour un art cinématographique que l’on persiste à définir comme une discipline du mouvement, je dois continuer à répéter ce vers de Baudelaire. » 
          En 1973, Broodthaers édite un petit livre de Charles Baudelaire qu’il intitule Je hais le mouvement qui déplace les lignes . Ce titre est, en réalité, un vers extrait du poème de Baudelaire La Beauté. Dans ce poème, c’est une Beauté froide, immobile et inaccessible qui s’exprime et qui déclare notamment qu’elle a horreur du mouvement qui déplace les lignes (soient-elles dessinées ou écrites). Or, ce que Baudelaire veut dire à travers ce poème n’est pas très clair. Je crois que le poème évoque avant tout une image ironique d’un idéal de beauté à la façon des classiques sous les traits d’une Beauté implacable qui, tout comme la Vénus dans le poème en prose Le Fou et la Vénus reste inaccessible pour le poète. Mais qu’est-ce que « le mouvement qui déplace les lignes ? »
          La référence de Broodthaers à ce poème est une plaisanterie. Il suggère que Baudelaire ait eu une aversion pour le film, ce nouvel art à la mode et populaire qui, certes, met des lignes en mouvement à l’aide d’un petit truc optique, mais qui soustrait à notre regard la beauté classique et peut-être aussi le vrai monde. La plaisanterie réside dans le fait que dans le débat sur l’art pictural de son époque, Baudelaire a toujours préféré le coloriste Delacroix au maître de la ligne Ingres. « Un bon dessin, » écrivait Baudelaire, « n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile qui enserre une figure telle une camisole de force. Un dessin doit être comme la nature, vivant et animé. »
          Broodthaers, lui, préférait Ingres. (Et il voulait faire des films qui ne se meuvent pas.) Une des Peintures littéraires contient l’épigraphe « Baudelaire peint. » Voilà une affirmation typiquement baudelairienne, qui repose sur les correspondances : l’association d’impressions sensorielles. Baudelaire décrit la Beauté comme une femme froide qui ne supporte aucun glissement, mais son œuvre est corporelle, chaude et effervescente.
          « Ainsi, des concepts tels que le mouvement, la forme, la compacité, la fermeté et la durabilité révèlent la vérité ultime, » écrit Broodthaers, mais toute son œuvre est un balancement atermoyant, un renversement d’images, un croquis d’une photo d’une gravure, la photographie d’une projection, le dessin d’un mot et la verbalisation d’une image. Tout est retourné et déplacé, jusqu’à ce qu’il obtienne la bonne constellation, parfois traversée, si c’est réussi, par une sorte de frémissement. Regardez comment il combine des encadrements de peintures vides dans la Section Publicité de son musée ou comment il recouvre des vers de Mallarmé de bandes noires dont la grosseur dépend du corps des lettres cachées. Soudain, la cadence de ce poème devient visible. La surface de la feuille nous montre des constellations. Nous comprenons la remarque de Mallarmé sur les lignes blanches de Poe : « Le cadre intellectuel du poème se cache et se cantonne – se réfugie – dans l’espace entre les strophes et mélangé sous la couche blanche de la feuille : un silence plein de sens qui mérite autant d’être composé que les vers. »
          Comment exclure le hasard et obtenir une forme nécessaire quand on doit travailler avec une langue boiteuse ? Comment ôter le hasard du particulier pour le rendre universel ? Et peut-on encore rire alors ? La forme nécessaire semble liée, pour Broodthaers, à cet éternel atermoiement, ce tripotage et ce bricolage dans un palais des glaces sans fin. Et le frémissement qui traverse une constellation apparemment immobile est la variante contemporaine de la force suggestive dans le surnaturalisme de Baudelaire ou le parfum de « la rose absente de tous bouquets », comme l’exprime Mallarmé.
          Un film de Charles Baudelaire est le récit fictif d’un voyage qui, à un moment donné, remonte dans le temps, en réponse à l’appel d’un musée. Au début, on voit des vues détaillées d’une carte du monde et des légendes composées de dates qui se suivent et de mots distincts comme minuit, scorbut, midi, requin, mort. Arrivées à la moitié du film, les dates se mettent à décompter. Ensuite, les dates alternent avec le tic-tac d’un métronome et douze coups d’horloge, après quoi on entend une fillette répéter deux fois : « Enfants non admis ». Ce film semble vouloir nous dire quelque chose du genre : le monde entier a été créé pour se terminer dans un musée, tout comme Mallarmé affirmait que le monde avait été créé pour déboucher sur un livre.  Mais il y a sans doute un tas d’autres explications possibles. La seule certitude acquise est que bon nombre de films de Broodthaers parlent du voyage en tant que voyage d’exploration ou de conquête, exil mélancolique, rêve ou mort, mais aussi du film en tant que voyage illusoire.


10. Mallarmé

Mallarmé s’est efforcé d’épurer l’impétuosité romantique de la poésie de Baudelaire en une poétique personnelle classique. Une syntaxe désarçonnée soustrairait, la vraie fleur restant absente, la rose au blanc du papier. Pareille phrase, qui par son déséquilibre jazzy, extorque à la langue, au monde ou à une ligne blanche des aveux, peut également s’appeler un coup de dés ou une constellation, une pléiade. Tel est, d’après moi, le sens de la célèbre phrase « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. » Une grande partie de l’œuvre de Broodthaers consiste à reconsidérer sans cesse cette phrase, parce qu’en tant que poète, il recherchait le moyen d’écrire de la poésie à la suite des poèmes de Mallarmé. Et on se félicite qu’il y parvienne en confrontant l’allergie de Mallarmé pour le quotidien à l’évocation du « mystère » par Magritte, en représentant côte à côte des objets du quotidien. Les assemblages de coquilles de moule et d’œuf, tels des documents « sociologiques » qui s’avèrent soudain contenir une poésie texturée, incarnent la réponse de Broodthaers à la finitude de la poétique de Mallarmé.


11. Séries de photos et photos qui bougent à l’intérieur

Dans le catalogue MarcelBroodthaersinZuid-Limburg, où figurent de nombreuses photos prises par Broodthaers en 1960 et 1961, on trouve une longue série de photos d’une procession qui, par sa forme, évoque le film TheBattleofWaterloo, car celui-ci avait aussi été filmé d’en haut. « Quand on monte les photos l’une après l’autre, » écrit Alexander van Grevenstein, « on voit défiler sous nos yeux toute la procession tel un film. » Et ailleurs, il écrit encore : « Une fontaine est photographiée sous trois angles. L’agencement tient de l’aléatoire, mais offre une perspective irrésistible sur un moment poétique. (…) C’est un faux agencement qui, en tant qu’agencement, met justement en lumière le hasard. » Comme l’a remarqué Benjamin Buchlow, la même analyse vaut pour les photomontages de Broodthaers, dont Rhétorique et Ma Collection. « De toute évidence, la sérialité est rompue, » écrit-il.
          Dans ses photos du sud du Limbourg, Broodthaers semble, à plusieurs reprises, faire usage d’une répétition apparente pour montrer quelque chose. Ainsi, il y a trois photos où l’on voit chaque fois une autre personne passer devant la même statue en vélo et deux photos où l’on voit d’abord un motocycliste, puis un cycliste prendre un virage. La répétition impose au cadre le rôle de décor et souligne les différences entre les deux conducteurs. On pourrait ranger tous ces exemples dans l’univers mensonger du film, parce que l’effet obtenu se base sur la juxtaposition de plusieurs images. Or, la force de Broodthaers consiste justement à cerner un mouvement semblable en une seule image, ce qui est tout à fait différent que suggérer le mouvement au moyen d’une série d’images « statiques » successives. La plus belle illustration de ce procédé est fournie par deux photos représentant chacune trois archers, où de petits glissements opérés à l’intérieur des mêmes photos permettent de créer un aperçu filmique. Sur la première photo, on voit, de gauche à droite, comment le premier archer positionne sa flèche, comment le deuxième, lui, bande son arc et le troisième, enfin, on le voit au moment où il vient de décocher sa flèche. Sur la deuxième photo, le premier archer est sur le point de décocher sa flèche, tandis que le deuxième évalue son tir et que le troisième se retourne l’air satisfait.


12. La constellation et le glissement

UnvoyageenMerduNord, paru simultanément en tant que livre et en tant que film (le livre est qualifié de film et le film propose une lecture du livre), montre en alternance une photo en noir et blanc d’un voilier voguant et des prises de vue d’un détail d’une peinture d’amateur, représentant des bateaux de pêche rentrant au port et dans le coin inférieur gauche, une bouteille flottant à la surface. Ce livre est un bel exemple de la façon dont Broodthaers jouait avec la syntaxe d’une série d’images. Tantôt, une page contient quatre images, tantôt qu’une seule, tantôt encore des agrandissements de détails. Broodthaers essaie de suggérer une sorte de mouvement à l’aide de la mise en page, mais brise en même temps l’image et la recompose en une séquence déformée et forcée pour en extraire un élément resté invisible auparavant.
          La même peinture a également servi de sujet, d’une part, à la série de dias intitulée Bateau tableau, dans laquelle pas moins de 80 diapositives mettent en lumière toutes les parties de la toile, en ce compris sa tranche, et, d’autre part, au film intitulé Analyse d’une peinture, pour les besoins duquel la peinture en question était ornée d’un cadre doré.


13. Interlude à propos de briques

Le mur en briques, un élément récurrent dans l’œuvre de Broodthaers, est un exemple de constellation. Un mur en briques ou un mur carrelé est comme la surface d’une feuille. Le Coup de dés, recouvert de bandes noires, est comme un mur dont plusieurs pierres sont marquées, comme dans certaines bandes dessinées. Toutes les images et les œuvres contenant des briques renvoient à la « constellation » du Coup de dés . Le mur en briques dans le jardin du Musée, le mur carrelé du métro parisien dans Au-delà de cette limite…, la pelle décorée d’un motif de briques et le panneau de rue créé pour la rue de Magritte où l’image de la pipe de Magritte est composée de briques. (C’est une des images où Magritte et Mallarmé se rencontrent.)


14. Se moquer du film (un médium statique)

Tout comme la grande exposition sur les aigles montrait des centaines de procédés utilisant des représentations d’aigles dans l’art et la publicité avec pour effet double et simultané de soustraire l’aigle à la vue et de le montrer de « toutes les manières possibles », dans ses films aussi, Broodthaers montre des procédés sans cesse différents pour créer ou évoquer l’illusion du mouvement.
          Le générique du film Le poisson montre un mouvement de caméra continu, de haut en bas, parcourant une longue bande de papier sur laquelle sont dessinées les images d’un générique.
          Le film Mauretania montre des plans rapprochés d’une carte postale représentant le célèbre paquebot. Les cheminées du bateau sont inclinées vers l’arrière, sans doute pour renforcer le profil (aéro)dynamique du bateau ; dans le film, elles suggèrent le mouvement.
          Slip-test ou Dissolves est un petit film où toutes les énièmes images, l’image se faufile par-dessus l’écran, comme si le projecteur déraillait. Les images montrent deux lutteurs qui tentent vainement de s’étreindre.
          Sex-film (1971-1972) consiste en une projection de 33 diapositives : des pellicules vierges sur lesquelles Broodthaers a écrit et dessiné au feutre des points d’exclamation, des petits cœurs transpercés, d’épaisses virgules et de petits mots comme W.- C.
          Le film The Last Voyage montre une série de diapositives colorées à la main pour une lanterne magique; elles racontent la petite histoire d’un père mourant qui montre à sa petite fille, à travers la fenêtre, le bateau qui emportera son âme.


15. L’art comme conquête de l’espace

 « Voici mon rêve, » écrit Broodthaers en 1961. Nous sommes au 19e siècle. Vers 1875. Je porte un costume à carreaux et des guêtres compliquées et je marche dans cette même Bond Street.Avec un moral anglais. Dans la valisette en croco que je porte avec élégance se trouvent les cartes de ce monde qui doit être conquis pour les vilains yeux de la reine Victoria. Avec un moral d’ici à là. »
          En 1964, Broodthaers scelle 50 exemplaires de son recueil de poésie Pense-Bête dans un tas de plâtre, rendant l’ouvrage illisible. Il s’attend à ce que le spectateur interprète cette intervention comme une interdiction. Qui veut lire le recueil doit démolir la sculpture. À son grand regret, personne ne semble avoir envie de lire le texte. « Personne n’a semblé marqué par l’interdiction, » dit-il dans son auto-interview Dixmillefrancsde récompense, « jusqu’alors, je vivais plutôt isolé sur le plan de la communication, parce que mon public était fictif. Soudain, il est devenu réel, du moins là où il était question d’espace et de conquête. »
          Plus tard, Broodthaers parle à plusieurs reprises de l’art comme une appropriation mentale ou économique de l’espace. (Lisez, par exemple, le texte Il parle, qui se termine par ces mots « La conquête de l’espace ».) En matière d’art, en effet, l’enjeu est parfois de se voir attribuer le plus d’espace possible dans les musées. C’est pourquoi il faut échafauder des manœuvres et développer des stratégies militaires.
          À la Documenta 5, Broodthaers délimita une partie du sol peint en noir, sur lequel il peignit les mots « Privat Eigentum », « Private Property » et « Propriété Privée ».
          En biffant et en remplaçant deux lettres, il s’approprie une carte du monde (Carte du Monde Politique), rebaptisée en CarteduMondePoétique. Il confectionne un atlas (La conquête de l’espace. Atlas au service des artistes et des militaires), où les contours du territoire de plusieurs pays sont tous représentés à la même échelle. Ou bien il réalise le dessin Boire la dernière goutte sur le fond de l’océan, qu’il joint à une carte du relief des fonds marins. Son dernier film, The Battle of Waterloo fut tourné en partie dans un « décor » qui s’intitulait Une conquête de Marcel Broodthaers. Le film montre, entre autres, une parade militaire et une jeune dame qui essaie de compléter un puzzle de la bataille de Waterloo.
          Le temps et l’espace sont deux conditions indispensables au mouvement. Le film est donc un faux mouvement. En effet, il n’y a pas de temps (mais uniquement une succession de moments) et il n’y a pas d’espace (il n’y a que deux dimensions).  Un filmdeCharlesBaudelaire nous montre une carte du monde avec la reconstitution d’un voyage maritime, qui, à un moment donné, remonte dans le temps, attiré par l’appel d’un musée. Dans ce musée, les enfants ne sont pas admis. Plusieurs films de Broodthaers sont construits autour d’interdictions semblables. Dans le film Arsin, nous voyons différents paysages délimités par de petites pancartes portant l’inscription « Défense d’entrer » et « Passage interdit ». Dans le film « Défense de fumer », on voit comment Broodthaers laisse échapper de la fumée hors de sa bouche et dans le film Au-delàdecette limite vos billets ne sont plus valables, on le voit, tout confus, errer dans le métro.


16. Cartes postales

À la sortie d’un musée, le visiteur a souvent l’occasion d’acheter des cartes postales représentant les œuvres exposées. Les touristes aussi envoient des cartes postales pour donner une idée d’un lieu qu’ils ont visité à ceux qui sont restés à domicile. Dans son Musée d’Art Moderne, inauguré le 27 septembre 1968, Broodthaers expose une cinquantaine de cartes postales représentant des peintures. Parmi celles-ci figurent pas moins de deux reproductions de portraits de Napoléon. Dans le film Un voyage à Waterloo, Broodthaers montre un kiosque avec un présentoir à cartes postales. Plus tard, il demande à Maria Gilissen de bien vouloir imprimer les photos en noir et blanc qu’elle a prises pendant le tournage de ce film sur du papier photo préimprimé comme une carte postale. Il achète, en outre, plusieurs cartes postales représentant le Lion de Waterloo. Il affranchit l’une d’entre elles avec le cachet du musée ; sur une autre carte, il colle deux étiquettes du musée, comme s’il voulait s’approprier le site. (Dans le film, on remarque qu’il a également collé des étiquettes sur le camion de Menkes, sur la hampe du drapeau et sur le tube du canon.) Sur une de ces cartes, il écrit une lettre ouverte, qui commence par « Chers amis » et qui, du reste, ne contient que des points, une virgule, un point-virgule, un point d’exclamation ainsi que ses initiales. Les points sont, en réalité, de petits cercles, comme les petits points dans le film Le poisson est tenace ou comme les petits points noirs sur certains dés.
          Broodthaers a recouru à plusieurs reprises aux cartes postales. Le film Mauretania montre des travellings et des gros plans d’une carte postale représentant le célèbre paquebot. Dans Histoire d’Amour , nous voyons des cartes postales colorées en bleu représentant une mer tempétueuse et une autre carte postale portant la légende : « Je n’ai qu’un regret. C’est de ne pas trouver ici de cartes plus jolies à vous adresser. » Dans Ah, que la chasse soit le plaisir des rois, nous voyons, entre autres, des cartes postales (représentant des chiens).
          Quant au film Paris (Carte Postale) , il ne montre pas de cartes postales, mais plusieurs vues de Paris (une vue de la tour Eiffel, de la Seine, d’un pont de chemins de fer) avec, de temps à autre, des légendes qui surgissent ou qui, parfois, sont projetées séparément sur un fond noir : « Postkarte, postcard, cartolina postale, levelezö-lap, briefkaart, unione postale universale, Weltpostverein, carte postale. »
          Les cartes postales dans l’œuvre de Broodthaers sont une variante des reproductions photographiques de gravures dans Un jardin d’Hiver.


17. La réalité de la perte

« C’est alors que j’ai également compris qu’organiser des expositions après sa mort est devenu impossible, malgré les palmiers, les tapis rouges et les aigles. Ce ne seront forcément que des manifestations stériles, parce que la cohérence poétique, que seul l’artiste peut apporter, manque. On devrait dorénavant carrément interdire les expositions de son œuvre, pour toujours. » Piet Van Daalen, l’auteur de ces mots, a bien connu Broodthaers. D’autres personnes qui ont également bien connu l’artiste affirment souvent la même chose. En quoi cette cohérence poétique pourrait-elle consister, si celle-ci est incapable de survivre à la disparition de l’artiste ? D’abord, je crois que c’est avant tout l’artiste qui manque aux anciens fidèles. Je pense, par ailleurs, que ce qui disparaît en premier avec l’artiste, c’est son sens de l’espace, qui est déterminant pour la visibilité et la charge poétique d’une œuvre d’art. Le deuxième aspect qui se perd sans doute rapidement, c’est l’humour. Walter Swennen me confia un jour que quand Broodthaers appréciait une œuvre, il s’exclamait : « C’est rigolo, non ? » Or, une fois l’artiste mort, ce côté amusant ne se vend pas bien. Les commissaires, non plus, ne savent pas très bien quoi en faire. De plus, le sérieux et le rire se rejoignaient chez Broodthaers, comme un anneau de Möbius. Quand il retravaille le Coupdedés de Mallarmé en recouvrant les vers de bandes noires, l’effet recherché est à la fois amusant et sérieux. Ses plaisanteries sont à prendre au sérieux et son sérieux produit un effet comique.
          Parmi les expositions qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux des proches de Broodthaers, il y eut l’exposition à la Galerie nationale du Jeu de Paume, en 1991. J’avoue que je ne prête pas beaucoup de crédit à leur jugement. Sans doute ont-ils été tout simplement un peu trop bousculés lors du vernissage très couru de cette exposition et réduisent-ils dès lors « la cohésion poétique » au silence d’un petit nombre de visiteurs, comme au temps où quasiment personne ne s’intéressait à l’œuvre de l’artiste.
          Lorsque j’ai pénétré dans ce musée à neuf heures du matin et que j’ai essayé, par-ci par-là et de façon quelque peu routinière, d’attirer l’attention de ma fillette de douze ans, Fenna, sur un élément amusant ou très accessible, j’ai été petit à petit saisi par une sorte de cri silencieux qui surgissait de ces images encadrées, de ces photos collées et de ces mots isolés. La solitude s’est incarnée dans cet endroit, pensai-je. Car tout semblait crier, à travers des bouches qui ne produisaient plus de sons : je suis Seul, je suis Seul, je suis Seul, je ne peux pas Vous parler, car Vous êtes loin, et c’est pourquoi je ne fais que Bricoler. Enfin, je suis arrivé dans la salle présentant UnJardind’Hiver. D’abord, j’ai vu les reproductions photographiques des gravures, dont cette gravure avec plusieurs dromadaires dans une oasis, et puis le film, qui montrait la même installation (quelques chaises pliantes et palmiers de chez Pittors, un moniteur avec une vidéocaméra) que celle dans laquelle je me trouvais, si ce n’est l’image diffusée par le moniteur. Sur ce moniteur dans ce film, on voit alors comme Broodthaers amène un chameau à l’intérieur du Palais des Beaux-Arts. Selon moi, ce film parle d’une absence étourdissante, d’une éternelle aspiration à un ailleurs, de l’impuissance de l’artiste à saisir le soi-disant vrai monde avec les vrais objets, et de la façon dont cette mélancolie, ces rêveries et cette impuissance sont rendues tangibles.
On voit une reproduction photographique d’une gravure d’un animal qui ressemble à un chameau, stationné dans une oasis exotique, et l’on se trouve au milieu d’une mise en scène avec quelques pots contenant des palmiers venus des pays chauds et des chaises de café, les plus ordinaires qui soient, comme celles qu’on louait autrefois pour l’une ou l’autre réunion informelle. Il ne s’y passe rien, si ce n’est que le projecteur commence à tourner et montre comment cette « installation » a, un jour, vécu. Et que voit-on ? Un film qui montre une image vidéo sur laquelle un homme avance avec un vrai chameau. Le vrai chameau semble devenu moins réel que les dromadaires représentés sur la gravure. Mais l’inverse se produit en même temps. C’est grâce, justement, à ces deux caméras et à la double projection (d’abord l’image vidéo du chameau sur le moniteur et puis l’image du moniteur dans le film) qui forment une sorte de double écran entre le spectateur et l’événement « réel », c’est justement grâce à cette distance, que l’événement entier semble devenir plus réel. Et ce qui devient réel, c’est un sentiment de perte.
          Comment quelqu’un qui aspire à une chose hors de sa portée parce que celle-ci est déjà passée ou parce qu’elle ne se passera jamais parle-t-il ? Comment un tel individu parle-t-il de ce manque, de cet éternel décalage avec lui-même, de ce sentiment d’être un observateur, un outsider, de cette impression qu’aucun sentiment ni aucune pensée ne pourront jamais être exprimés ou compris à la perfection, qu’il est impossible d’échanger vraiment des sentiments avec quelqu’un ou de partager des idées avec lui pour se rendre ainsi « réel » ? Le tripotage nerveux avec les doigts du rêveur solitaire s’est lentement métamorphosé en un tripatouillage hystérique avec des coquilles de moule, des mots et des images. Finalement, ces doigts se sont simplement mis à glousser, au milieu de tous ces bruissements et froissements de ces petits papiers futiles, toujours de plus en plus silencieux, jusque dans l’œil de l’éclat de rire.


Montagne de Miel, 8 novembre 1996


Traduit par Michèle Deghilage