Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Panamarenko - 1989 - KNOCKANDO! [FR, interview]
, 15 p.




__________

Hans Theys


Knockando !
Une conversation avec Panamarenko



- Hier, j'ai feuilleté un livre de Stephen Hawking, qui essaie de faire concorder la mécanique quantique et la théorie de la relativité.

PANAMARENKO : C'est ce que beaucoup de gens ont déjà essayé de faire. Einstein a récusé la théorie des quanta, en partant de l'idée qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous qu'on ne comprenait pas, un mystère qui n'était plus clairement explicable. La théorie des quanta est incompréhensible pour tout le monde. Elle fonctionne, certes, mais elle dépasse l'entendement. Et quand on veut faire concorder quelque chose qui dépasse l'entendement avec quelque chose d'autre qui le dépasse aussi, ça devient tellement théorique que ça en devient faux. A ce moment-là, on établit des schémas, des gabarits, par exemple.

- Qu'est-ce que des gabarits ?

PANAMARENKO : Un gabarit, c'est un modèle, une sorte de dédale ou de labyrinthe que l'on peut parcourir et dont on trouve enfin la sortie par hasard. Par la suite on suit toujours le même trajet, sans savoir pourquoi. Les souris font ça très bien : quand on poursuit une souris (rire) - j'en ai attrapé trente-deux, depuis ta dernière visite - elles prennent directement la fuite, et hop, elles disparaissent dans un trou. C'est automatique.

- Une belle image pour la pratique de la science.

PANAMARENKO : Oui, il y en a des tas d'exemples. Par exemple la supraconductibilité : ça s'est fait en plusieurs étapes. Il y a eu d'abord un gars qui manipulait de l'hélium liquide et qui a ainsi découvert par hasard que certains matériaux, l'aluminium, le plomb, etc., semblaient ne plus avoir une résistance électrique lorsqu'on les refroidit jusqu'à une température proche du zéro absolu. Onnes Kamerlingh, il s'appelait, un Hollandais. Comme il s'agissait d'un mouvement perpétuel, il n'a osé en parler à personne pendant deux ans. Ensuite, il a voulu fabriquer des aimants très puissants, mais il n'a pas réussi parce que le champ magnétique venait tout de suite rompre la supraconductibilité à cause des lignes magnétiques. Trente ans plus tard, quelqu'un embobine un fil de niobium sale, alors que des milliers de gens avant lui avaient embobiné des fils de niobium pure. Et ça a marché, parce que les impuretés du métal retenaient les lignes magnétiques. Mais ensuite tout s'est arrêté là, parce qu'on avait tout le temps besoin d'hélium liquide. On a alors mis sur pied une théorie pour expliquer comment fonctionnait cette supraconductibilité (cette théorie a reçu le prix Nobel) : les couples de Cooper. Comme les électrons allaient toujours par couples, un électron se trouvant à une distance relativement grande d'un autre électron se déplaçait toujours simultanément. Très compliqué... Mais jusqu'à cette époque, il fallait toujours de l'hélium liquide, et la température maximale à ne pas dépasser si l'on veut qu'il y ait supraconductibilité, était de 20 degrés Kelvin. Cinquante ans plus tard, il y a quelques années, on trouve des céramiques conductrices à 150 degrés Kelvin et qui ne fonctionnent plus selon la théorie de Cooper (qui entretemps a bien gagné son prix Nobel). Personne ne comprend comment c'est possible, et ça s'est découvert par hasard. Enfin, pas tout à fait par hasard bien sûr, puisque ces gens s'intéressaient à ces matières, mais ce n'est pas le résultat d'une théorie. Ici, il n'y avait pas la moindre théorie. Un peu comme avec la théorie des quanta. Là, on avait un même facteur qui revenait tout le temps, le facteur Planck, et quand on l'employait tout tombait juste. Mais tout ce que je suis en train de raconter ici, on peut aussi le trouver dans des bouquins, bien sûr (rire). Si ça continue comme ça ton article deviendra très long.

- Niels Bohr a dit un jour qu'à un certain stade les savants ne s'occupent plus que de poésie et d'images.

PANAMARENKO : Oui, mais la plupart du temps les choses sont présentées de manière telle - le plus souvent c'est aussi le cas avec l'art - qu'elles paraissent tout autres et beaucoup plus définitives. Dans leurs livres les critiques d'art et les savants présentent tout de façon beaucoup trop absolue. La mécanique quantique n'est en tout cas pas présentée comme si elle était un poème, chose pour laquelle les savants ont une grande aversion. Niels Bohr a peut-être dit ça, mais alors il ne le pensait sûrement pas. Naturellement, lorsque j'essaie de dire quelque chose à propos de l'univers, n'importe qui pourrait dire la même chose, sans avoir jamais auparavant réfléchi au sujet. Afin d'éviter ce nivellement, on fait de la science quelque chose d'institutionnel, de sorte qu'elle devient une horreur bureaucratique.

- L'histoire de la science est faussée aussi pour des raisons pédagogiques.

PANAMARENKO : Oui. On a toujours l'impression que les théories ont été conçues par un seul homme. Einstein en est un très bon exemple. La plupart des livres sur Einstein ne disent pas un mot de tous les autres qui l'ont précédé et qui ont fait tout le travail préparatoire, comme Hendrik Lorentz et FitzGerald, qui a mis sur pied toute la mathématique. Cette simple mathématique peut, en passant par le trou noir dont parle Hawking, vous mener à la relativité générale, de sorte que cela devient réel. Il y a pourtant toujours des gens qui... J'ai ainsi passé trois mois à engueuler par écrit quelqu'un du M.I.T., non pas parce que je voulais absolument avoir raison, mais parce que je ne comprenais pas pourquoi il faisait des fautes encore beaucoup plus grosses que moi, et en plus, de ces fautes institutionnelles, avec une arrogance inégalable. Cela fait naturellement une grande différence, que l'on sorte de l'un de ces instituts ou que l'on soit assis ici avec les perroquets. Parfois les gens te traitent vraiment comme si tu avais inventé l'eau chaude. Ce type, donc, observait et décrivait un objet en rotation en s'en éloignant, tandis que moi, j'observais l'objet en rotation pendant qu'il s'éloignait de moi. Pour lui, ça revenait exactement au même, et c'est justement ça, la relativité spéciale. La plupart des physiciens sont toujours aux prises avec les paradoxes de la relativité. Ils en sont restés au stade de l'étudiant. Peu importe qu'ils comprennent vraiment la relativité, tant qu'ils obtiennent leur diplôme et ils peuvent aller travailler quelque part dans une usine ou donner des cours dans une école, où ils continueront à répéter ce qu'ils n'ont eux-mêmes jamais digéré. Pour imparfait que ce soit, il vaut mieux digérer vraiment la moitié ou le dixième de ces choses que les apprendre par cœur à cent pour cent et puis être là comme cet astronome idiot du M.I.T., ce Lewin, qui disait que, de quelque manière que l'on considère un objet en rotation, cela revenait au même, puisque la formule est exactement la même. Evidemment c'est vrai, mais ce n'est que la mathématique, pas la réalité. Pour faire fonctionner la relativité, il faut trouver quelque part dans l'univers un point qui ait une vitesse absolue ou bien qui soit absolument immobile par rapport à un espace en expansion, aux planètes et aux galaxies. Si on ne trouve pas ce point absolu du mouvement, on n'a aucun poste d'observation et on peut raconter des fadaises comme ce Lewin. Je les connais, ces gens. Autrefois, quand je faisais des happenings, j'étais toujours entouré par ce genre de sinistres figures. La beauté, ça pendait comme ça dans le vide, ce n'était qu'un mot.

- Pas un vécu ?

PANAMARENKO : Non, seulement un nom...

- Quelque chose qu'on a appris par cœur...

PANAMARENKO : Oui, quelque chose qu'il faut maîtriser et qu'il faut faire accepter par les classes moyennes et les bourgeois. Au moment même ça donnait lieu à des discussions enthousiastes. "Oui, et alors on va fabriquer un grand bombardier delta, encore plus grand qu'un XB 70, et tout en triplex, parce que c'est assez solide, et puis avec six vieux moteurs Volkswagen encastrés derrière, parce que c'est pas cher, tu peux déjà en trouver pour 2000 balles pièce au cimetière d'autos..." Et le lendemain tu les voyais sagement occupés à peindre des petits tableaux tout mignons pour se faire bien voir de leur mère et de leur père et du directeur de l'académie. En fait c'était honteux, ces éternels tripotages et mensonges. Evidemment ce n'était pas vraiment de l'art, fabriquer un XB 70 comme ça, en fait il fallait être complètement cinglé pour faire ça. Ce qu'il fallait faire, pensaient-ils, c'était gribouiller de ces petits dessins de jadis sur des bouts de papier...

Quand j'avais quatorze ans, en 54, j'ai vu dans un Popular Mechanics ou un Electronics Illustrated une pin-up tenant une boîte d'allumettes. Il était écrit en dessous : "Ceci contient plus d'information que toute l'Encyclopédie Britannique". J'ai toujours voulu voir cette boîte. (Rires.) Un peu plus loin, dans la même revue, que j'ai encore, il y avait un robot avec des antennes sur la tête, plus ou moins capable de marcher, mais péniblement, à condition de bien veiller à ce que le sol soit tout à fait lisse, sinon le robot trébuchait. Ce genre de robots existe encore, et ils sont toujours aussi maladroits. Il faudrait quand même y faire quelque chose, je trouve. La façon qu'ils ont de marcher ! Si raides ! On dirait qu'ils ont des rhumatismes. Et en plus ils ont presque toujours des roulettes.

- Ça me fait penser à la poule que tu es en train de fabriquer...

PANAMARENKO : Douze poules. Des archéoptéryx.

- Je pensais que tu n'allais en faire qu'une seule, pour mettre sur une colonne, en France.

PANAMARENKO : Non, une douzaine. Comme une douzaine d'œufs. (rire) Il y aura plusieurs poules, parce qu'elles s'améliorent graduellement. En ce qui concerne cette poule pour la France, qui doit servir pour ce monument, ça va à peu près comme ça : "Voilà, j'ai ici une poule, si maintenant vous voulez mettre un socle là, je mets la poule dessus". En fait ce qui compte, c'est la poule elle-même, pas ce projet de sculpture... Par exemple, ma poule n'aura pas la même grandeur qu'une vraie poule. Elle sera plutôt de la taille d'un pigeon. Elle aura la taille qui est la meilleure (rire)... (Regard latéral.) Il y a encore des grosses souris dans la cuisine, je les vois d'ici...

Mais maintenant, je suis surtout en train de travailler à toute une gamme de moteurs, des nouvelles combinaisons...

- Comme le moteur à pastille pour tes sacs à dos volants ?

PANAMARENKO : Oui, c'est cela. Le moteur à pastille est une sorte de boîte plate, avec des palettes mobiles à l'intérieur, en fait une sorte de moteur à air, mais proportionné différemment. On a déjà souvent tenté de réaliser ce genre d'objet parce que ça paraît tellement simple. Il n'y a que trois parties : des palettes mobiles carrées, mobiles, un rotor placé de manière excentrique, dans lequel les palettes tournent, et puis un cylindre. Il faut calculer toute la friction, la chaleur, la dilatation etc., et avant qu'on s'en rende compte c'est déjà aussi compliqué que la technologie de pointe du Concorde. Mais maintenant je voudrais aller plus loin que le moteur à pastille. Il fonctionne un peu, mais je ne le trouve pas idéal. Je voudrais construire un moteur doux, quelque chose comme un moteur électrique, mais fonctionnant quand même au carburant...

- Que veux-tu dire par doux ?

PANAMARENKO : Plus ou moins dans le genre des turbines d'avion, quoique celles-ci soient si énormes qu'on ne peut plus vraiment les appeler douces. Et quand elles sont petites, elles tournent tellement vite qu'elles grincent. Mon moteur doux, par contre... Il y a quelque chose qui bouge dans une boîte à biscuits en plastique, et ça donne 50 CV., si on y met assez d'essence, au moins. On peut le tenir en mains sans problème et c'est une source douce tout à fait fiable, comme un moteur électrique ou une pile. Le problème des moteurs électriques est qu'ils sont trop lourd, parfois des centaines de kilos. Mon moteur ne peut peser que cinq kilos environ, pour 50 CV., et en plus il doit être silencieux. Je m'y approche de plus en plus grâce aux moteurs à palettes. Quand je connais ça très bien, je peux construire un autre modèle, en plastique, pour souffler de l'air, que l'on met en marche à l'aide d'une petite turbine, si petite qu'on peut la tenir entièrement dans la main, à l'insu de tout le monde. La turbine fait tourner la grande boîte et l'air qui sort de la boîte retourne dans la turbine. Ça se rapproche très fort de l'idéal, même si le rendement n'est que de 14 %. C'est la moitié des autres moteurs, mais ce n'est déjà pas mal, vu que celui-ci est froid, qu'il est en plastique et qu'il ne pèse que cinq kilos.

- Pratique à utiliser...

PANAMARENKO : On peut facilement le transporter sur son dos (rire) ...

- La première fois qu'on s'est vu, il y a deux mois, tu m'as parlé de la peur, qui semble empêcher beaucoup d'artistes de s'occuper de choses qui ne sont pas encore considéré comme de l'art.

PANAMARENKO : Il vaut mieux ne pas s'occuper du monde de l'art. Plus on s'en mêle plus on s'éloigne de ce que soi-même on veut faire. Au bout de quelques années on commence à se sentir malheureux. Le monde de l'Art Véritable, de l'Art Profond, Consacré et Officiel, de l'Art De Jadis, est en réalité un monde très triste. Tant qu'on s'occupe de ses propres petites aventures, on peut encore être optimiste, mais ne t'occupe jamais du monde de l'art, parce qu'il est trop laid et trop triste. Comme autrefois quand je faisais des happenings, avec toutes ces figures sinistres, et leur étroitesse mentale. En fait ces gens n'apprenaient jamais rien, ça restait toujours aussi obscur. C'était la même chose avec les profs de l'académie. Ils criaient à propos de tout que c'était absolument fantastique, et ensuite on se rendait compte que rien ne durait plus longtemps que le cri pour le dire. Rien de constructif. Je n'ai jamais compris comment quelqu'un qui a découvert un artiste, qu'il apprécie et qui est bon, peut par la suite s'occuper de plein d'autres marionnettes de l'art travaillant pour Big Brother.

Un collectionneur peut commencer raisonnablement bien ou tout de suite mal, mais à la fin, quand il devient vieux, il ne garde que des œuvres tout à fait futiles, esthétiques, qui en fait tendent de plus en plus à ne rien dire. Un tableau très mauvais dit beaucoup de choses, il en émane de la médiocrité et de la laideur. On peut aussi faire quelque chose qui en fait n'est rien, et alors votre œuvre se rapproche du presque rien. Comme la collection d'un collectionneur quand il prend de l'âge. Il y a des artistes qui collent dix brindilles en cercle sur un mur, dix brindilles qu'ils ont ramassées, et puis ils s'exclament "que c'est beau, que c'est superbe, que c'est formidable", alors que c'est dénué de toute vie, que c'est pseudo-intellectuel et pseudo-élitiste. Et ça reste là 20 à 30 ans au mur, cette croûte, et à leurs yeux ça exprime bien ce que la vie représente pour eux...

Et puis il y a les tableaux. Tous des 'ready-mades', des objets trouvés. On peut toujours ajouter une grosse tache de peinture ou un personnage ou en faire une composition, mais en fin de compte ce ne sont jamais que des variantes d'un emblème ossifié.

Je comprends qu'on puisse faire ça pendant un an, jouer avec des brindilles, et puis pour une fois changer on met aussi des cailloux, mais pendant vingt années de suite ? Je l'ai souvent constaté, ce n'est pas une plaisanterie : les collectionneurs qui ont un jour eu des vastes collections, ne conservent au fil des ans que les objets qu'ils sont encore capables de supporter. Ce sont donc ces trois brindilles au mur, et puis je me dis : "Bon, si maintenant il enlève aussi ces trois brindilles, peut-être que ça va devenir encore plus supportable". L'endroit le plus supportable dans une foire de l'art, c'est le stand vide dont le marchand a oublié de se manifester. Comme il est vide, il n'offre aucun motif d'irritation. On peut s'y asseoir pour fumer une petite cigarette, au moins si c'est permis. Mais comment des artistes arrivent-ils à s'atrophier à ce point ? Tout leur est trop difficile ou trop pénible. A la longue, leur travail se réduit à rien.

A l'origine l'artiste n'est qu'un technicien. Il maîtrise la technique de la beauté connue. On va à l'académie et on peint des tableaux. On voit que ça marche, on est déjà capable d'imiter un Picasso, donc on tente son coup avec une œuvre abstraite monochrome, ça ne peut de toute façon pas être mauvais, ou bien avec une toile lacérée au couteau ou bien parsemée de trous à l'aide d'un fusil. A ce stade on est initié, et l'on devrait aller plus loin, plus loin que l'art, pour atteindre d'autres domaines, pour atteindre les choses elles-mêmes, toutes les autres choses, qui portent en elles la beauté. La science s'est-elle limitée à un seul thème ? Ne devrait-il pas en être de même de l'art ?

Par exemple, un peintre en a assez de peindre tout le temps la même chose, il va donc peindre quelque chose de complètement différent. Au lieu de carrés, il va maintenant (il s'intéresse beaucoup aux oiseaux, particulièrement aux perroquets bleus) peindre des perroquets, mais l'effet reste le même. Il ne va pas se transformer en ornithologue artistique ni commencer à expliquer ce qu'est la beauté de ces oiseaux et ce qu'il a appris à leur sujet. Il va nous prouver à vous et à moi que la peinture ne consiste nullement à faire toujours la même chose, puisque voilà : il vient de peindre un train, et là, c'était encore un perroquet, et là-bas au bout, ce sont des carrés. En réalité c'est vraiment toujours la même chose, puisque les œuvres tant monochromes que figuratives ont toujours le même genre de beauté (si le tableau est réussi). Si l'on reconnaît quelque qualité à Broodthaers, cela n'est pas dû à cette moule ou à cet œuf, mais à leur contenu poétique, à leur atmosphère. Et cette atmosphère est différente de celle d'un tableau, parce qu'un pas a été fait en direction de quelque chose qui ne se laisse pas peindre. Il est très difficile de dire ici quelque chose de sensé à ce propos, parce que le monde de l'art est déjà tellement loin qu'il n'y a rien de plus difficile que de dire que la peinture, c'est toujours la même chose. Il est à présent considéré comme un dogme que tous les peintres sont différents. On ne comprend pas ce que je veux dire. Par exemple, ça n'a pas beaucoup de sens de peindre un ordinateur. Conclusion : les ordinateurs, c'est de la foutaise, puisqu'on ne peut pas les peindre. Mais si on considère les pièces détachées d'un ordinateur, on constate qu'en fait, il y a quand même quelque chose là-dedans. Je ne parle pas de la vente de ces ordinateurs ni de l'usage qui doit finalement en être fait, que ce soit pour fabriquer des porte-manteaux ou pour faire travailler les gens d'une manière scandaleuse... Dans ces petites pièces détachées, ces gigantesques puzzles résolus sur les possibilités de l'électricité, il y a quelque chose qui ne peut pas être représenté en peinture, et c'est de cela que je parle. Si on comprendrait ça... Mais il n'y a pas la moindre réception pour cela... Les gens achètent quelque chose pour mettre à leur mur, ils mettent cette chose à leur mur et ils appellent cela de l'art, de la même manière qu'ils appellent une chaise une chaise.

- Mais s'il peut émaner une certaine poésie de la construction d'un ordinateur...

PANAMARENKO : Il y a moyen d'en tirer de la poésie, en l'extrayant, ou en chatouillant...

- Est-ce que tu ne considères pas l'art, à tort, comme une forme qui doit exprimer quelque chose qui se trouve en-dehors d'elle-même ? La fascination ne peut-elle pas provenir de la peinture elle-même ? Tout comme les perroquets, la peinture a aussi un intérieur. Elle crée sa propre poésie dans les possibilités offertes par sa forme.

PANAMARENKO : Naturellement, mais ce qui est grave, c'est que tout l'ensemble des arts plastiques se réduit à quelques formes reconnues comme étant de l'art ou de la beauté. Et si l'art entend jouer le rôle important qui lui est dévolu, il ne peut pas continuer à se limiter au théâtre, au ballet, à l'opéra ou à la peinture. On parle de la peinture comme si c'était quelque chose d'absolu, alors que ce n'est qu'une discipline particulière parmi une série de millions de possibilités différentes, qui par ailleurs ne s'appellent pas opéra, ballet, théâtre ou cinéma, parce que là on retombe encore dans le même schéma. C'est pour cela que l'on observe ces étranges effets de répétition. Le ballet, en fait, est un étrange effet de répétition. Un protocole...

Il existe des artistes qui, chaque fois qu'ils font quelque chose, pensent à leur travail, pensent vraiment, et pensent bien, de sorte que ça se remarque. A quelqu'un comme ça, tu peux montrer ton travail et lui demander ce qu'il en pense. Tu t'arranges pour qu'il voie ton travail parce tu sais que son avis a du poids, parce qu'à ses yeux il n'y a pas de dogmes et parce qu'il n'est pas un fonctionnaire, qui se contente de faire semblant de connaître quelque chose à l'art.

Je veux parler de deux artistes : Beuys et Broodthaers. Je les cite comme exemple parce que je les ai connus personnellement, je ne veux pas dire par là qu'il n'y en a pas d'autres. Beuys considérait l'art au sens large, au sens élargi, et les critiques d'art, recalés pour les reportages de matchs de foot et les championnats du monde cyclistes, mais assez bons pour l'art, le disent, vingt ans après les faits : "Beuys a dit que l'art, ce n'est pas seulement la peinture, mais aussi la danse et l'opéra". Parce qu'entretemps ils ont déjà découvert que l'opéra est également connu comme une sorte d'expression artistique. Que dans l'esprit de Beuys il s'agissait d'un concept global coiffant toute une série de choses, cela, ils ne l'ont pas compris. Eh bien, si ton œuvre n'est pas enfermée dans une catégorie, elle vivra. Sinon, elle est minable et ennuyeuse. Il n'y a pratiquement rien dont on peut dire que c'est tout à fait bien, tout est toujours tellement... faux. Fait pour être exposé dans un musée. Attention, il n'y a rien de mal à exposer dans un musée, mais il n'est pas nécessaire de faire des œuvres spécialement dans ce but, et il n'est certainement pas nécessaire d'en faire spécialement pour mettre dans un living, parce que sinon, on en revient quand même vraiment à cette chaise dont nous parlions tantôt.

Si on s'est occupé de moteurs ou de poules pendant un certain temps, on peut toujours dire : "En fait, nous pourrions maintenant faire une bonne exposition avec tout cela". Mais si ces objets partent d'une forme déjà connue, alors il n'y a plus rien à apprendre. On ne veut plus rien découvrir sur un sujet et le travail se réduit à copier. Un boulot de spécialiste.

- Est-ce que tu travailles encore à ta cosmologie, à ton Voyage dans les étoiles ?

PANAMARENKO : Tu l'as lue, cette histoire cosmique ?

- Non. Elle est publiée ?

PANAMARENKO : Divers passages et extraits ont paru dans des catalogues, interprétés chaque fois d'une manière différente. Jamais bien, mais quand même un peu mieux à chaque fois...

En générale, je trouve que beaucoup de solutions théoriques ne sont pas vraiment belles, parce qu'elles paraissent incompréhensibles. Quelques questions, et tu te retrouves à tâtonner dans le noir complet. A ce moment-là tu peux évidemment inventer tous les schémas intellectuels possibles, puisque tu es dans l'obscurité complète. Ensuite il reste à espérer que l'un de ces schémas cérébraux compliqués convienne et donne la clé de la solution.

Pour moi ça m'est égal que la théorie des 'strings' soit possible ou non, ce qui compte c'est qu'elle n'est pas assez compréhensible pour être élégante. Tandis que ma théorie est très élégante... J'applique la théorie de la relativité à un objet qui a deux vitesses en même temps. Et ça doit marcher. Et sinon... (Rire.)

D'abord j'ai fait une théorie sur une trajectoire d'électron stable. Si tous les électrons avaient des trajectoires instables, leur mouvement les amènerait à tomber sur le noyau après un millionième de seconde. Alors, l'univers tel que nous le connaissons disparaîtrait, et il ne resterait que quelques boules çà et là, elles aussi très instables et qui exploseraient une fraction de seconde plus tard et ensuite à nouveau imploseraient. Mais un électron d'hydrogène se meut suivant une trajectoire stable et déterminée. Grâce à cette incompréhensible théorie des quanta, on peut calculer pourquoi cette trajectoire est stable, mais comme la théorie des quanta est incompréhensible il n'y a pas moyen de comprendre pourquoi c'est comme ça. En admettant qu'on puisse le calculer, parce que la méthode de calcul également est impossible à comprendre.

Un jour je me suis dit, tiens, que se passerait-il si cet électron se mettait à tourner sur lui–même ? Que se passerait-il si on le faisait rouler comme une roue sur le macadam ? Si on imagine un électron comme s'il roulait sur l'espace ou bien - on peut aussi appeler cela d'un nom fantastique pour donner air scientifique - sur un champ higgs - peu importe, ils peuvent le faire rouler sur Buren -, alors cet électron a d'un côté une vitesse nulle, à savoir à l'endroit où la roue touche le sol (sinon il glisserait par rapport au sol, alors qu'il roule). Il n'a donc point par point pas de vitesse, tandis que l'autre côté de l'électron a une vitesse double de celle du mouvement général de roulement. Bien sûr, tout ceci n'aurait aucune importance si cette fichue théorie ne donnait pas de résultats. Or, elle donne des résultats précis. Elle permet de calculer précisément le diamètre des électrons et d'établir exactement l'orbite de Niels Bohr.

On a donc un objet qui tourne et dont un côté raccourcit constamment parce qu'il avance plus vite et devient donc de plus en plus petit en vertu de la transformation de Lorentz (contraction, augmentation de la masse et ralentissement du temps). Que doit faire cet objet pour compenser cela ? Eh bien, c'est très simple, il faut qu'il tourne en cercle, un cercle dont il a créé lui-même la gravitation. L'électron décrit de lui-même cette trajectoire circulaire. Tous les bavardages à ce sujet sont de la théorie, mais si on fait les calculs, on obtient un résultat précis au moins jusqu'au dixième chiffre après la virgule. Comme les électrons sont extrêmement petits, ma théorie semble de l'imagination, mais il existe des chiffres tout à fait spécifiques concernant les atomes d'hydrogène, calculés par des gens qui ignorent tout de cette sorte de force, qui est un roulement relativiste. Le postulat de base est qu'un objet peut avancer dans l'espace en ayant deux vitesses différentes, l'une se trouvant dans un temps différent de l'autre.

- Je pensais que la terre, en tournant autour du soleil, ne se déplaçait nullement en rond, mais en ligne droite.

PANAMARENKO : Les raisons pour lesquels un électron est stable sur cette orbite fournissent justement une réponse à ce que tu dis là. Un électron qui décrit une orbite circulaire libère constamment de l'énergie. Quand il tourne autour d'un atome, il émet de la lumière et il se retrouve sur une orbite plus basse. Si aucune autre énergie ne s'ajoute, il se retrouvera sur l'orbite de repos. Pourquoi un électron, qui ne continue pas moins à tourner sur son orbite de repos, n'émet-il plus de radiation ? Parce que cet électron, tout comme la terre, pense qu'il va tout droit. En effet, du point de vue du roulement relativiste, tout donne à cette électron l'impression qu'il suit une ligne droite, car aucune force extérieure n'intervient.

D'ailleurs, le soleil aussi a deux vitesses différentes. Si on calcule ces vitesses à partir du rayon de giration du soleil, on obtient la trajectoire exacte du soleil autour de la voie lactée, parce qu'un côté du soleil va toujours plus vite que l'autre. Un spectateur placé au pôle nord de la voie lactée, comme un poste d'observation idéal, voit le soleil tourner autour de la voie lactée selon une orbite qu'il peut calculer précisément à partir de ces deux vitesses différentes.

Il est un fait qu'il n'y a pas assez de masse visible dans l'univers, pas assez de gravitation, afin de maintenir le soleil et les autres étoiles dans leur orbite actuelle : on appelle ce manque the missing mass. Or, mon mécanisme explique pourquoi il n'est pas nécessaire d'avoir une masse ou une gravitation si importante pour que toutes ces étoiles restent sur des orbites stables.

Cette théorie a au moins la vertu d'être compréhensible. De plus, les différentes vitesses sont exactes. La vitesse de l'orbite d'un atome d'hydrogène est égale à un cent-trente-septième de la vitesse de la lumière. Ces différentes vitesses permettent de calculer l'orbite. J'avais inventé une nouvelle formule pour cela, une toute simple (rit) et que l'on pouvait retourner. Totalement réversible...

- Quelle formule ?

 

PANAMARENKO :                 C2                                 C = vitesse de la lumière
                                               ____________                            w = f.p.2
                                             w2.R                             R = r

Si l'on divise l'énergie totale de l'électron par la constante de Planck, on obtient la fréquence de l'électron (f), qui fait partie de w. Pour R, il faut compléter avec l'orbite de Niels Bohr et l'on obtient ainsi le rayon de l'électron.

- J'aimerais bien terminer cette interview avec une question d'un intérêt plus général. Il y a peu, j'ai rencontré un petit garçon qui s’appelle Louis De Cordier. Il se demandait comment il se fait que des mouches volant dans une voiture qui roule, ne s'écrasent pas contre la vitre arrière. Peux-tu lui expliquer pourquoi cette mouche ne se retrouve pas contre la vitre ?

PANAMARENKO : Une mouche à l'intérieur de la voiture ? Parce que la voiture, tant qu'elle roule à une vitesse uniforme, n'a pas de mouvement du point de vue de la mouche. Mais si cette auto s'arrêtait et redémarrait brusquement, de sorte que le père du petit garçon serait plaqué contre le dossier de son siège, la mouche serait aussi entraînée vers l'arrière et plaquée contre la vitre. (Rire) Mais alors, le père doit avoir une Ferrari ou quelque chose comme ça...

- Ils ont une camionnette...

PANAMARENKO : Avec une camionnette, évidemment, on ne voit pas grand-chose (rit), à moins que ce ne soit une très grosse mouche...


Montagne de Miel, 25 février 2018

Traduction : Ludmilla Decastiaux