Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Sébastien Reuzé - 2015 - Wanderings of a Photographer [EN, interview]
, 4 p.




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Hans Theys


Errance d’un photographe
Entretien avec Sébastien Reuzé



Je me trouve dans l’atelier de Sébastien Reuzé (1970). Un des murs est couvert de panneaux métalliques sur lesquels sont aimantées des photos de tailles différentes. Ci et là se trouvent des objets couverts de cristaux : des joysticks ou des objets militaires. De la décoration de l’ancien bâtiment pour fonctionnaires dont l’atelier fait partie, Reuzé a sauvegardé le tapis plain gris à rayures orange et le faux plafond hygiénique. Ce choix correspond à son souhait de montrer sa dernière série de photos dans un environnement froid et technologique qui réfère à l’esthétique de J.G. Ballard. Reuzé me raconte que parmi les écrits sur l’art, il préfère les entretiens. Voici le nôtre.

Reuzé : En 2010, j’ai constaté qu’il y avait des analogies entre mon travail et l’univers de Ballard. Ça faisait quelques années que j’avais une pratique éclectique, qui n’était pas consacrée à un gros sujet, et que je voulais développer ma pratique au sein d’un projet écrit : La Noë. Je cherchais un sujet qui puisse paraître documentaire et qui me permettrait de fictionnaliser des choses réelles. Ainsi est née une trilogie sur des formes de violence contemporaines.


Trilogie

Le premier volet s’est inspiré du roman The Concrete Island. En résumé, c’est l’histoire d’un publiciste dans la quarantaine qui a un accident de voiture. Il se retrouve en contrebas de trois bretelles d’autoroute et dans une certaine mesure, il se complait là et finit par abandonner le consumérisme, le confort moderne, sa femme et sa maîtresse. Mon travail est consacré à une famille qui s’isole socialement et géographiquement dans une forme non dite de contestation politique et de refus du présent. On sent que ce renfermement sur le clan produit quelque chose de très tendu, un appauvrissement et finalement, une forme d’abandon de soi. On voit des gens qui vivent dans un environnement vert, dans un petit paradis prison, mais tous les signaux qui apparaissent dans le travail sont connotés négativement. Je pensais à des gens comme Terrence Malick et Boris Mikhailov. Il ne s’agit pas d’une traduction littérale du roman, mais d’un travail que j’ai entrepris avec une famille et qui se présente sous la forme d’une projection de diapositives : quatre diaporamas, 320 diapositives projetées simultanément avec des temps de pose différents pour que les associations ne soient pas toujours les mêmes.

Le deuxième volet s’est inspiré d’un roman de Ballard qui s’intitule Kingdom Come (en français : Que Notre Règne Arrive). L'auteur invente une ville dans la banlieue ouest de Londres, au sud de l’aéroport de Heathrow. La ville s’appelle Brooklands et il y a des émeutes. Ballard met en parallèle le consumérisme, la publicité (tous les moyens de promotion de la consommation), des événements dans un centre commercial, la vie de la classe moyenne, la compétition sportive et le racisme.

Au cours de l’été de 2011, je me suis installé à Londres pour quelques mois afin de développer ce travail. Je vivais dans un quartier qui s’appelle Hackney. J’étais justement en train de me demander comment je pouvais filmer une voiture incendiée lorsque ça a pété, sous ma fenêtre. Mais ça n’avait pas de sens pour moi de filmer de vraies émeutes. Ce qui m’intéresse, c’est de peindre un paysage psychologique, un monde parallèle. Cela dit, une voiture en feu, c'est très beau et très riche de sens. Les voitures sont des marqueurs sociaux très importants et ce sont des objets dessinés qui coûte beaucoup d’argent. Une Pontiac est une œuvre d’art, issue d’une véritable sensibilité. Les voitures sont comme une architecture mobile qui s’inscrit dans le réel, qui ajoute une géométrie au paysage. C’est aussi un animal mécanique, qui a remplacé le cheval. Une voiture saccagée remplace le squelette emblématique qui émerge du sable du désert. Finalement, j’ai mis en scène l’incendie d’une BMW dans un studio, ici à Bruxelles. On l’a allumée avec un cocktail Molotov. Cela a donné un plan séquence d’une heure, qui est devenu ma version de Kingdom Come. À part cela, j’ai aussi fait un film intitulé Brooklands, qui est un montage de photographies et de films montrant l’escalade des tensions urbaines censées advenir dans la ville de Brooklands. Ces deux films, ainsi que le journal Brooklands Morning composent le coffret relatif à ce second volet de la trilogie.

Le troisième volet de la trilogie s’intitule Indian Springs. Il ne s’inspire pas directement d’un roman de Ballard, mais d’une compréhension du travail. Cela consiste en une série de photos encadrées qui racontent la journée fictive d’un pilote de drones. À vrai dire, je ne suis pas vraiment versé dans la littérature ou la science-fiction, je ne m’intéresse pas spécialement aux navettes spatiales. Ce qui m’intéresse chez Ballard, c’est l’anticipation de quelque chose de possible, de pas vraiment vrai et de plausible. Ici, on constate que la robotique militaire, et le pilotage des drones en particulier, sont très proches des jeux vidéos. L’écran, par nature, fictionnalise le réel, c’est une interface qui fait comme si ce qu’on voyait sur l’écran n’était pas vrai, mais inventé. L’écran se comporte comme un filtre qui nous éloigne de la réalité. Et tout d’un coup, il y a des individus qui se lèvent le matin, prennent leur café, partent, arrivent à la base dans leur Camaro ou Ford Mustang, saluent les mecs et prennent place derrière leur écran pour causer la dévastation. Je ne m’apitoie pas sur la mort de gens innocents. Ce que je pense, c’est que cette interaction avec l’écran fait disparaître le quart vivant des individus, cette ramification familiale, ce champ social dans lequel ils vivent. Indian Springs n’est pas un boulot de haut niveau intellectuel ; il contient par nature toute sa charge fictionnelle.  Ça peut être lu en très peu d’images.


Colorblind Sands

Indian Springs a engendré un nouveau travail sur le road movie photographique américain. L’idée du road movie provient de l’errance psychologique d’un gars qui dérive alors qu’il est censé représenter l’ordre. Cette errance pourrait aussi être celle du photographe. Cela faisait très longtemps que je voulais travailler sur la tradition du road movie photographique américain. Au début de ma pratique en photographie, j’ai été très marqué par le travail de Garry Winogrand. J’étais très conscient qu’il était difficile de succéder à des travaux comme celui-ci, ou celui de plein d’autres gens. Je pensais que pour travailler sur ce thème, il fallait questionner le médium, et pas seulement faire de jolies images comme on en voit si souvent. Je pensais, par ailleurs, qu’il était intéressant que ce travail s‘inscrive dans la suite des précédents et qu’il y ait des liens possibles dans la lecture. J’ai donc travaillé avec ce même pilote, qui en quelque sorte déserte (cela n’est, évidemment, ni dit ni montré) et dérive dans les espaces désertiques du Sud-Ouest des États-Unis. Parfois, les mêmes images, tirées autrement, se retrouvent dans Indian Springs, et dans Colorblind Sands.

 

Cette fois-ci, j’ai travaillé avec un recueil de nouvelles intitulé Vermilion Sands. Ce recueil nous offre presque une synthèse de la sémantique et de l’esthétique ballardiennes. Visuellement, j’emprunte la description d’une station balnéaire sans eau, sans mer, qui se situe quelque part dans ce qui pourrait être le désert du Sud-Ouest des États-Unis. Mon travail est ancré dans la même région, dont je fais une lecture pouvant se rapprocher des descriptions de Ballard. Concrètement, il s’agit de dizaines de photos analogiques, de formats différents. Elles seront présentées sur des panneaux en métal accrochés au mur, agencés comme dans un bureau ou une université. Je recherche une esthétique presque administrative pour éviter d’être moralisateur, pour créer une atmosphère ambiguë, avec des images belles et jolies, généralement tirées sur papier photographique dans une chambre noire. Les drones sont des animaux technologiques, très beaux, et en même temps, ce sont les armes les plus horribles, mis à part les bombes atomiques et les mines antipersonnel. Ce sont des fleurs empoisonnées, des carnivores géants. Je me trouve dans la position d’un photographe documentaire et je photographie cette fleur démente, cette icône du présent, en me posant des questions sur le sens de cette entreprise. Les drones sont des symboles économiques et politiques, car ils représentent le pouvoir d’un État qui a les moyens de les concevoir. Ce sont les symboles absolus de l’idée de l’horreur. Le but du projet est de créer une ambiguïté sur la vérité de ce que montrent les photos. Je cherche une forme narrative, parce que je ne suis pas journaliste. Pour ma part, c’est plus intéressant de parler de ça en rompant avec la forme traditionnelle du discours objectif du documentaire.

L’ambiguïté au niveau du sens se prolonge dans la forme des photos. Parfois, il s'agit de tirages analogiques (parfois manipulés) qui ont été scannés et imprimés au jet d’encre, parfois il s’agit de tirages analogiques agrandis en chambre noire. Ce travail a pour vocation de montrer la matière analogique comme matière physique malléable qui peut être accidentée, qui peut subir les aléas du temps, mais aussi comme un matériau qui évoque beaucoup plus (comme la peau, par exemple). Ça parle du tirage, de la sémantique de la couleur et de la chambre noire : la plastique photographique, le possible d’un médium. Au demeurant, c’est un travail qui est tourné vers le futur, plutôt que vers le passé. Je ne considère pas la photographie analogique comme un médium archaïque. J’aimerais que le médium photographique soit considéré dans sa matérialité, qu’on considère la poussière sur les diapositives comme faisant partie du médium. La photographie pourrait être un médium qui va au-delà de la seule représentation photographique. Dans les autres disciplines artistiques, le médium sert un projet ; en photographie, le projet doit souvent contribuer au médium. Dans le passé, j’ai fait des objets photographiques, comme des drapeaux sérigraphiés avec des photos de mouettes. Maintenant, cet ensemble de photos, aimanté aux panneaux en métal, pourrait bien être considéré comme une certaine forme de photographie : ça effacerait les frontières entre la photographie et les autres médiums artistiques. Ce décloisonnement m‘intéresse.

J’ai appelé la série Colorblind Sands par allusion à Vermilion Sands et parce que je suis daltonien. L’apprentissage du tirage en couleurs a été très difficile et énervant pour moi, parce que les couleurs dominantes étaient difficiles à reconnaître. Je vois les couleurs moins saturées que les autres, moins magenta, moins sensuelles. Pour la même raison, j’ai commencé à travailler sur les couleurs, par exemple en tirant des photos en une seule couleur. Cela dit, je n’aime pas l’allégeance de la photographie à la peinture, où la photographie essaie d’être de la peinture. Le principe de cette expo, c’est de rendre présent le travail de l’atelier. Je ne veux pas que ça donne l’impression d’être trash ou sale, je veux simplement rendre visible la dimension vivante du support et je voudrais rendre visible la recherche et le laboratoire. Je ne veux pas que ça devienne une idée illustrée par plusieurs exemples. Je voudrais que le travail se montre comme la vie, avec ses erreurs. Je voudrais que ça foisonne.


Montagne de Miel, 25 août 2015