Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Stefan Dreher - 2005 - Alles over Angie [NL, interview]
, 6 p.




__________

Hans Theys


Tout sur Angie
Une conversation avec Stefan Dreher



Stefan Dreher (°1966) a étudié à la Folkwang Hochschule für Musik, Theater und Tanz à Essen (Allemagne) sous la direction de Pina Bausch. On a pu le voir souvent aux côtés du chorégraphe Pierre Droulers, dont il a été le fidèle assistant et un interprète remarqué depuis plus de dix ans. Après un premier solo convaincant (Gehen, 1997), il se lance dans une voie qui l’amène à une chorégraphie pour neuf danseurs, intitulée Station to station, où Dreher devient le maître d’œuvre d’un travail collectif où se mêlent danseurs aguerris, comédiens et plasticiens, et à une chorégraphie pour un nombre variable de danseurs intitulée Angie.
          Angie est une chorégraphie sur la libido, la séduction et la renaissance. On y voit trébucher, nager, aboyer, nettoyer, dégager des ægagropiles, sucer le pouce, frapper des hommes, tirer une corde, perdre l’équilibre, apprendre à marcher, avoir des mouches dans les yeux, avoir le cœur brisé parce qu’on est tout seul. On y voit des femmes qui portent des hommes, vieillir, oublier, avoir une grosse bite, perdre, frapper des femmes, manger des hommes, faire l’amour, accoucher et caqueter. On y voit des extra-terrestres, des étrons et des serpents.
La chorégraphie a pour sous-titre « une comédie instantanée évoluant par épisodes » parce qu’elle part d’un ensemble très précis de thèmes et de mouvements combiné à une chaîne ininterrompue d’improvisations reflétées et commentées par les danseurs. Chaque épisode est autonome et différent, et fait référence aux épisodes précédents ou à venir. Les quatre premiers ont été présentés aux Halles de Schaerbeek, à Bruxelles, en février 2005.


Dreher : Si les gens se suffisaient à eux-mêmes, ils ne bougeraient sans doute plus. En tout cas, moi, je ne bougerais plus. Voilà pourquoi je pense que l’origine de mon intérêt pour la danse réside dans l’insuffisance. Danser, c’est vouloir devenir visible, vouloir être là pour quelqu’un d’autre. C’est aussi une façon de se réinventer, d’être vraiment présent en chaque moment différent. Essayer de suivre des modèles, mais aussi de rompre avec des schémas préétablis. C’est l’une des raisons pour lesquelles je pense que cette chorégraphie parle de renaissance.

- Nous essayons de nous perfectionner à travers l’imitation, mais le but ultime est d’être différent des autres.

Dreher : Station to Station, la chorégraphie pour neuf danseurs que j’ai créée l’an dernier, était consacrée à l’apprentissage. Un danseur lançait un mouvement et les autres tentaient de l’imiter. Plus leur imitation était précise, plus les différences entre les corps devenaient visibles. Certains mouvements étaient si difficiles que personne ne pouvait les imiter correctement. Le résultat était magnifique. Souvent, les mouvements mal imités étaient plus beaux que les originaux. Rien de plus intéressant sur scène que l’échec. Sur scène, il ne faut pas être un héros ou un génie. Le gagnant est celui qui perd. Cela vaut certainement pour les clowns et les comiques, mais aussi pour les danseurs. Le mouvement imparfait est plus fascinant que le mouvement maîtrisé et prévisible.

- Tu utilises l’image d’oiseaux maladroits qui dansent…

Dreher : Oui, je me souviens d’un documentaire sur la parade de certains oiseaux. Les oiseaux font la parade pour attirer des compagnons. La première chose qui m’ait frappé, c’est leur conscience d’être regardés. Instinctivement en tout cas, ils se savent observés. Sans observateur, la parade n’aurait pas de sens. Ce qui m’a frappé ensuite, c’est que ces oiseaux bougent très élégamment, mais qu'ils sont en même temps très maladroits. Ils trébuchent et tombent continuellement. En plus, ils sont aussi très sérieux, ce qui les rend encore plus comiques.
          Je crois que toute danse est une forme de parade. Dans la danse contemporaine, cela se voit dans les approches humoristiques et sensibles du corps, mais aussi dans le rapport entre les danseurs et le public. Une chorégraphie, dans sa totalité, devrait être une parade par rapport au public. Lorsque ma fille Fanny danse – elle a bientôt deux ans –, elle n’a aucune conscience d’un concept de mouvement, mais elle se rend parfaitement compte qu’elle est regardée. Elle ne commence pas à danser sans avoir vérifié si quelqu’un la regarde. Elle flirte avec son papa en basculant les hanches. Mais, parce qu’elle ne sait pas vraiment ce qu’elle est en train de faire, elle est drôle.

- Tes improvisations et tes chorégraphies sont également très drôles à regarder…

Dreher : Ah oui, je les prends très au sérieux.

- Elles sont aussi très émouvantes.

Dreher : Je suis heureux que tu les ressentes ainsi.

- Tu sembles pratiquer une sorte de mécanique joyeuse des mouvements, du rire et des émotions.

Dreher : Dans le monde réel, tout semble avoir un sens. J’aimerais beaucoup que tout ce qui se passe sur scène en ait un aussi. Mais, en même temps, je sais que ce souhait est ridicule. Comme les oiseaux.

- As-tu ressenti une semblable ambiguïté dans les écrits de Jung ?

Dreher : Exactement. Son style est prodigieux : poétique et systématique. On croit tout ce qu’il écrit. Par exemple, que la découverte du feu par frottement de deux bouts de bois fut un accident sans rapport avec la volonté de faire du feu. Selon lui, quelqu’un a inventé un rituel qui consistait à frotter deux bouts de bois. Le but de ce rituel était de sublimer la sexualité et de créer une distance entre le jeune homme qui s’y prêtait et sa famille. La ressemblance entre le frottement et certains mouvements sexuels, dit Jung, garantissait la force du rituel. Le résultat en fut la découverte involontaire du feu.

- J’ai dû mal à imaginer un mouvement sexuel qui ressemble au frottement d’un bâton entre deux mains…

Dreher : Peut-être, mais là n’est pas la question. Le clou, c’est que même la plus infime ressemblance avec un acte sexuel peut conférer à un mouvement une poésie ou un pouvoir mythique.

- Alors que des mouvements sexuels n’ont rien de particulier, bien entendu. On trouve partout des mouvements semblables dans la nature, sans devoir craindre une signification sous-jacente. Je ne pense pas que le battement de notre cœur ou les mouvements de la mer essaient de nous expliquer quelque chose.

Dreher (rires) : Les exemples de Jung sont très drôles. Je me souviens d’une tribu où les jeunes hommes se levaient la nuit pour courir en rond en enfonçant leurs lances dans la terre. En sublimant leur énergie sexuelle, ils ont inventé l’agriculture par hasard.
          D’après Jung, notre force créatrice et notre libido – qu’il considère comme identiques – proviennent de la séparation d’un être originaire, androgyne. Le seul moment où nous créons vraiment, de manière comparable à la nature, c’est lorsque nous créons un enfant. Toute autre action apparemment créatrice est une sublimation ou, dans les pires cas, une suppression de nos facultés créatrices. Une sublimation est une façon réussie de vivre avec notre force créatrice (avec le fait de n’être qu’homme ou femme, la moitié inassouvie d’un être séparé en deux), par exemple lorsque nous prenons soin de nos enfants.
          Les gens incapables de gérer leur libido font des choses étranges, comme nettoyer de manière obsessionnelle. Ce qui est comique, c’est que l’acte de nettoyer implique des mouvements répétitifs qui font penser aux actes sexuels. C’est du frottement. Plus on essaie d’étouffer la libido, plus elle semble devenir visible. L’acte de nettoyer est donc une négation du sexe, mais il est plein de sexe à la fois… On peut nettoyer son corps, mais aussi toute une pièce, dans les moindres recoins…
          En outre, quelqu’un qui nettoie exécute une sorte de danse. La personne prend les poses les plus particulières – penchée, agenouillée, couchée sur le dos ou sur le ventre… C’est une chorégraphie magnifique, pleine d’énergie, pleine de répétition joyeuse et de diversité nécessaire…
C’est un va-et-vient, d’avant en arrière, vers le haut et vers le bas, dedans et dehors… J’avais envie de créer une chorégraphie avec ce genre de mouvements.

- En fait, tu as utilisé les images de Jung comme point de départ de la chorégraphie ?

Dreher : Je me suis demandé si je pouvais les utiliser pour rendre la parade plus visible dans mon travail. Cela ne doit pas nécessairement être vrai. Ce sont des choses que je teste.

- En ce sens, il existe un lien avec la nature générale de ton travail. Tu tâches de trouver une façon sensée d’introduire des mouvements qui ne sont pas vraiment des mouvements de danse. Tu ne veux pas que les danseurs « expriment » quelque chose. On a l’impression que tout mouvement pourrait être bon.

Dreher : J’adore regarder les gens et cadrer leurs mouvements. Un mouvement encadré est toujours beau. J’aimerais créer une beauté semblable sur scène. Sans beauté, sans spectateur ému, un mouvement n’a pas de sens.

- Souvent, tu pars d’un geste quotidien, mais tu lui enlèves sa fonction ou sa signification pour en faire un pur mouvement…

Dreher : En effet, je n’aime pas les mouvements de danse parfaits, parce qu’ils réduisent la véracité de la chorégraphie. J’aimerais créer une véritable présence sur la scène. J’aimerais que nous, les danseurs, soyons vraiment là. J’aimerais que nous nous réinventions à chaque moment. Chaque mouvement peut être une sorte de renaissance. Quelqu’un initie un mouvement et les autres réagissent. Nous n’exécutons pas des schémas, nous sommes ici et maintenant et nous réagissons directement. Nous continuons à faire des projets et à prendre des décisions, bien entendu, mais nous ne collons pas à nos plans. Dès que nous commençons à agir automatiquement, nous changeons le plan. La transgression se fait aussi rapidement que possible.

- De l’extérieur, les danseurs semblent oublier ce qu’ils étaient en train de faire.

Dreher : C’est juste. Nous donnons l’impression d’oublier sans cesse ce que nous étions en train de faire. Mais, en même temps, nous essayons de ressentir ce que font les autres pour pouvoir décider qui nous allons suivre, de quelle façon, et quelles figures nous allons tisser dans l’espace. Le résultat est une sorte de pulsation où des groupes se font et se défont. Des vagues de mouvements. Des figures géométriques. Tout semble s’effondrer et, soudain, surgit autre chose. Le groupe devient comme un être vivant. Toutes les choses au monde bougent de la même façon : par division et jonction, par expansion et contraction.

- Une des images que tu utilises pour parler de ton travail, c’est celle d’une volée d’oiseaux migrateurs…

Dreher : Oui : ils ne se regardent pas, mais semblent ressentir la présence de l’autre. Soudain, l’un d’eux change de position. Un accent minime qui se déplace rapidement et qui semble corriger la forme de la volée.

- Au début de chaque épisode de Angie, chaque danseur reçoit un certain nombre de cartes…

Dreher : Chaque carte représente une situation donnée, un son, un geste ou un mouvement, comme trébucher, nager, rire, caqueter, etc.

- Et les cartes sont mélangées et distribuées au début de chaque épisode ?

Dreher : En effet. Chaque épisode est différent. J’essaie de remplacer la copie et la répétition par une libre adaptation d’un ensemble de règles très précis.

- Le deuxième épisode m’a fait penser à l’étude comparative de la bicyclette et du cheval de Stephen Leacock.

Dreher : Raconte…

- Il constate que les pédales d’un cheval n'autorisent pas une bonne poussée circulaire, mais il ajoute que faire du cheval en roue libre est une expérience tout à fait extraordinaire.

Dreher (rires) : L’image du cheval en roue libre me plaît parce qu’elle implique le déplacement d’un mouvement (ou d’un concept de mouvement). Nous n’avons à notre disposition qu’un nombre limité de mouvements. Vue sous cet angle, notre obsession à nous, danseurs et chorégraphes, de vouloir toujours en trouver de nouveaux est assez dérisoire. Nous disposons d’une collection fascinante de mouvements quotidiens que nous n’utilisons que rarement sur scène – se brosser les dents, par exemple. Il suffit de les montrer sur scène pour les rendre intéressants.
          D’autre part, lorsqu’on entre dans l’espace abstrait du plateau, imiter simplement le mouvement de quelqu’un qui se brosse les dents n’a aucun sens. Il faut utiliser ces mouvements pour créer du nouveau.

- En fait, les danseurs sont mus par l’invitation de réagir aux mouvements de leur collègues ?

Dreher : L’idéal serait que nous, danseurs, arrivions à bouger sans idées préconçues, sans idée tout court, afin d’aboutir à un ensemble de mouvements qui ne soient pas limités par des réflexions sur la danse, la représentation ou le sens.
          Idéalement, nous ne devrions pas savoir que nous sommes en train de faire du cheval en roue libre ou ce que cela pourrait vouloir dire… C’est au public de le ressentir ou de le voir. Les émotions et les idées viennent après, comme des projections sur un flux de mouvements en spirale.

- La semaine dernière, tu m’as raconté que tu avais passé un merveilleux après-midi à danser les yeux bandés…

Dreher : En dansant ainsi, je me sentais libéré du regard des autres. Je ne me sentais plus regardé, ni par un homme ni par une femme. Ma voix est devenue plus basse. C’était comme de l’énergie pure, du pur mouvement… Et, en même temps, j’avais l’impression que c’était comique à voir.

- Tu m’as dit aussi que tu aimerais que Angie devienne de plus en plus décomposée…

Dreher : Oui, ce serait magnifique… Comme une volée d’oiseaux migrateurs… Ou comme du brouillard…


Montagne de Miel, 25 février 2005