Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

xpo - 2010 - Xanadu - Carla Van Campenhout - Alles over Xanandu! [NL, interview]
, 23 p.




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Carla Van Campenhout


Tout sur Xanadu !
Entretien avec Hans Theys



Le rêve d'une seule grande collection belge

- Vous voyez, dans cette présentation de la collection, l'occasion de plaider en faveur d'une seule grande collection qui serait gérée par plusieurs musées ?

Hans Theys : Oui. Lorsque j'ai collaboré en 1995 et 1996 avec Maria Gilissen, l'épouse de Marcel Broodthaers, qui gère à ce jour encore son héritage artistique, elle m'avait confié que les grandes installations de Broodthaers, dont Section de publicité, réalisée pour la Documenta V, ne trouvaient pas acquéreur. Et quand j'ai commencé à travailler pour le S.M.A.K. en janvier 2007 et que j'ai été associé au projet de création du cabinet Broodthaers, j'avais constaté que personne ne comprenait que retracer fidèlement l'œuvre de Broodthaers à l'aide de Pense-Bête, une casserole de moules, une toile composée de coquilles d'œuf et quelques affiches était tout simplement impossible. C'est pourquoi j'avais proposé d'utiliser ce projet pour ériger en problème les dysfonctionnements relevés dans la gestion, flamande ou belge, des collections artistiques. Dans le cadre du projet de cabinet Broodthaers, j’avais proposé d'entourer des œuvres, comme Grande Casserole, de maquettes, de simulations en 3D et autre documentation, de sorte que le spectateur puisse voir comment l'œuvre avait été exposée initialement.
    Cette même année-là, je m'étais adressé à Philippe Van Cauteren, Bart de Baere et Philip Van den Bossche (les directeurs des musées à Gand, à Anvers et à Ostende) en leur proposant, de manière volontairement naïve, de réfléchir à la possibilité que les musées belges s'accordent mutuellement des prêts permanents et ce, pour une période d'essai de dix ans. Ce faisant, jeunes, amateurs d'art et touristes venus de New York ou de Tokyo n'auraient plus à se rendre dans sept musées différents pour voir des œuvres de Luc Tuymans, Panamarenko, Marcel Broodthaers, Raoul De Keyser, Dirk Braeckman, Berlinde De Bruyckere ou Ann Veronica Janssens. Toutes les œuvres d'un grand artiste pourraient alors être exposées dans un même endroit. Les termes du contrat prévoiraient, par exemple, que toute œuvre non exposée par un musée puisse l'être par un autre musée. Et ainsi de suite. Les trois directeurs eurent la même réponse : depuis des années, cette question faisait l'objet d'une concertation au niveau ministériel, mais leurs efforts n'avaient pas encore abouti.
    Je trouve que c'est une mauvaise idée de vouloir fusionner les écoles et les musées en de grands ensembles. Toute fusion implique une perte de diversité. Le gain financier supposé d'une telle fusion ne compense pas la perte en capacités intellectuelles. Toute vision a besoin d'opposition. Le S.M.A.K. se voit renforcé par l'existence du MuHKA et du Mu.ZEE. C'est pour cette même raison qu'une politique d'acquisition centralisée n'est pas souhaitable non plus. Les caprices et les préférences personnelles des directeurs permettent justement de réaliser des acquisitions particulières. Il n'empêche que la gestion de certaines parties de la collection entière pourrait se faire conjointement. Et même si cela n'est pas possible, j'aime rêver ou réfléchir à cette idée-là. C'est pourquoi j'ai demandé à Bart de Baere du MuHKA à Anvers, ainsi qu'à Philip Van den Bossche du Mu.ZEE d'Ostende et à Menno Meewis du Middelheim à Anvers s'ils voulaient donner quelques œuvres en prêt pour le projet XANADU. Ils ont accepté tous les trois. Ainsi, au Mu.ZEE, j'ai demandé en prêt les magnifiques œuvres de Panamarenko acquises par Willy Van den Bussche. Ce sont des œuvres des années quatre-vingts qui complètent bien la collection du S.M.A.K. Au MuHKA, j'ai demandé à emprunter des œuvres de Walter Swennen : trois toiles et une sculpture. Quant au Middelheim, il nous prête une sculpture de Bernd Lohaus et Afwasbak de Panamarenko. Il s'agit d'une œuvre très particulière. En effet, c'est après avoir vu cette œuvre en 1979, lors de la rétrospective consacrée à Panamarenko au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, que Koen Deprez décida, à l'âge de seize ans, de devenir artiste.


La collection, un problème passionnant

- Vous proposez d'ériger la collection en « problème » pour une autre raison encore.

Theys: Ce que l'on attend des musées en Belgique, c'est qu'ils acquièrent des œuvres, mais aussi qu'ils les décrivent, les conservent, les restaurent et les exposent. Or, pour la plupart des musées, montrer la collection est problématique. Leurs collections aussi sont problématiques. Face à cette situation, il faut donc appréhender la collection comme un problème. Il faut en embrasser le caractère problématique et se lancer dans une réflexion tout en sachant pertinemment qu'il n'existe pas de solutions univoques et que toute approche vaudra mieux que de nier le problème.
    Il existe une multitude de raisons qui expliquent la difficulté des musées à montrer leurs collections. La première raison, et la plus banale, réside dans le fait que la plupart des pièces d'une collection ont été achetées par les prédécesseurs des directeurs actuels et que ces derniers sont donc parfois moins enclins à montrer ces pièces antérieures. La deuxième est que bon nombre d'œuvres vieillissent vite. Elles perdent leur force. La troisième réside dans les budgets d'achat tellement étriqués que nos musées sont dans l'incapacité d'acheter des œuvres majeures. La quatrième est l'absence de politique d'achat qui permettrait aux différents directeurs d'harmoniser leurs achats entre eux et en fonction de leurs collections. Et enfin, la cinquième raison, c'est qu'on ne peut jamais acheter l'intégralité d'une œuvre. Ni d'un seul artiste et sûrement pas de tous les artistes. Ni même de tous les artistes de la ville où se trouve un musée. Ainsi, le MuHKA ne possède aucune œuvre majeure de Panamarenko et le S.M.A.K. ne possède pour ainsi dire rien de Berlinde De Bruyckere. Cependant, on dépense souvent beaucoup d'argent pour acquérir des œuvres étrangères, ce qui est compréhensible, bien que tout le monde sache que nous ne pourrons jamais acheter une installation vraiment majeure de Paul McCarthy ou de Mike Kelley, par exemple. Au MOCA de Los Angeles, j'ai vu une splendide présentation de collection avec des œuvres de Jeff Koons et de Damien Hirst. En Belgique, pareille chose est impossible.

- Comment s'y prendre pour ériger la collection en problème ?

Theys : Même lorsque nous possédons plusieurs œuvres d'un seul artiste, de Raoul De Keyser ou de Walter Swennen, par exemple, il nous semble difficile de montrer ces œuvres ensemble, parce qu'elles datent de différentes périodes de la vie de l'artiste. C'est pourquoi nous nous limitons en général à une seule œuvre. Personnellement, il me semble intéressant d'essayer de montrer toutes les œuvres d'un seul artiste. Dans le cas de Raoul De Keyser, par exemple, cela semble difficile parce que son œuvre couvre une période de près de cinquante ans et que le style actuel de son œuvre n'est apparu qu'au milieu des années soixante-dix. Mais qui sait observer très attentivement ses œuvres de jeunesse y décèlera les prémices des œuvres plus tardives. Je pensais que le temps était venu de montrer cela. La diversité de la collection se transforme alors en atout majeur. C'est la raison pour laquelle nous montrons, sur trois pans de mur, une série de treize toiles, qui constituent un essai visuel. Le premier pan de mur montre trois œuvres de la première heure, le deuxième une série de huit œuvres plus récentes et le troisième, une œuvre à nouveau du début, mais que l'on déchiffre mieux grâce à cet accrochage. Dans cette dernière œuvre, on distingue trois sortes de « lignes » blanches : une ligne non-peinte qui forme le périmètre d'un but de football, une ligne blanche nettement délimitée et une ligne éraillée, qui annonce les œuvres ultérieures. On retrouve le même genre de ligne fendillée sur les boîtes peintes, dont un exemplaire sera exposé également.
    Dans la réserve du S.M.A.K., j'ai fait aménager une salle d'essai, où j'ai expérimenté différents agencements. L'accrochage des œuvres de Raoul De Keyser a été réalisé en collaboration avec Tamara Van San et Dirk Pauwels. Nous l'avons ensuite photographié et soumis à Raoul De Keyser, qui m'a fait savoir qu'il y est très favorable. Je l'ai également montré à deux artistes peintres, Johan De Wilde et Walter Swennen, ainsi qu'à Hans Martens. Actuellement à la tête du HISK, il a travaillé par le passé pour le S.M.A.K. et m'a beaucoup aidé pour XANADU !


Un accrochage radical

- Ensuite, vous avez également travaillé avec Walter Swennen dans la salle d'essai ?

Theys : Ce qui me passionne dans ce type d'approches ouvertes, où l'on prend une décision en mesurant toutes les conséquences possibles, c'est qu'on ne cesse de découvrir de nouvelles formes de diversité. En déballant les toiles, il est vite apparu que la combinaison fortuite de quelques toiles de Walter Swennen dans la collection du S.M.A.K. était moins problématique que dans le cas de Raoul De Keyser. L'ensemble paraît tout aussi hétérogène, mais comme chaque toile de Swennen est une tentative de création d'un espace pictural complètement neuf, ses expositions n'ont jamais prétendu être des présentations homogènes de toiles. L'accrochage réalisé par Swennen dans la salle d'essai s'est finalement avéré assez classique. J'aimerais me risquer à un accrochage plus radical. J'attends donc l'arrivée des œuvres prêtées par le MuHKA pour faire un nouvel essai.

- Que voulez-vous dire par « radical » ?

Theys : Un artiste peintre s'efforce de créer des œuvres inédites. Souvent, elles sont radicales, comparées à celles existantes. Elles font reculer les limites de ce qui est considéré comme beau. Pour les non avertis, cela apparaît être dur. Dans les années quatre-vingt-dix, il arrivait de temps à autre qu'un galeriste interdise à Swennen d'exposer les toiles que l'artiste jugeait les plus passionnantes. Dans le meilleur des cas, on les accrochait dans le bureau, en marge de l'exposition officielle. Bien sûr, le but n'est pas de concevoir la toile la plus moche possible ou même de faire de l'anti-art. (Ce n'est pas non plus ce que voulait le mouvement dada, par exemple. L'anti-art n'existe pas; le terme est utilisé par des théoriciens qui ne comprennent pas comment évolue l'art.) Seulement, il faut toujours un certain temps pour s'habituer à une nouvelle texture. De même, les agencements d'exposition peuvent, eux aussi, évoluer. J'essaie d'accrocher les toiles de façon à inciter au plus vite le spectateur à observer la façon dont elles ont été peintes. Cela donne un accrochage plus radical, mais également plus passionnant : c'est-à-dire plus proche de la radicalité des toiles mêmes. En 1994, lorsque j'ai réalisé un catalogue sur l'œuvre de Swennen pour le MuHKA, j'avais réalisé des pages doubles pour montrer comment ses toiles étaient construites. Je veux essayer de faire la même chose ici, avec l’accrochage.

Lors de la visite de Swennen au S.M.A.K., je lui ai demandé de se joindre à nous, c'est-à-dire moi, Johan De Wilde et Tamara Van San, pour regarder des œuvres d'Angel Vergara. J'avais l'intuition que les deux peintres présents allaient surtout s'intéresser à une toile en particulier, une toile qui produit un effet assez radical. Swennen, ancien professeur de Michel François et d'Angel Vergara, lorsqu'il était en poste à l'E.R.G. dans les années quatre-vingts, fit remarquer qu'une des qualités de l'œuvre résidait dans le traitement égal de toute la surface. Il se souvenait d'une toile d'Angel Vergara, encore étudiante, représentant une vache qui occupait toute la surface de la toile.

- Pourquoi posez-vous ce genre de questions aux artistes ?

Theys : Quand on regarde quelque chose à plusieurs, on voit plus que lorsqu'on regarde seul. Les peintres observent ensemble leurs œuvres. Mais, moi, je ne suis même pas peintre. Si je veux vraiment savoir ce qui intéresse les peintres, je dois donc autant que possible observer les toiles avec eux, ne serait-ce que pour avoir une confirmation de mon intuition. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui je vois beaucoup plus qu'il y a dix ou vingt ans. Le fait d'écouter ce que disent les peintres ne m'empêche cependant pas de me distancier de leurs propos. Comme je viens de le dire, dans le cas des toiles de Swennen, je veux essayer de créer un accrochage plus dur que celui qu'il a réalisé lui-même. Proposer une nouvelle perspective à un artiste peut être utile. Tout artiste a besoin de quelqu'un qui soit capable de regarder et de dire en toute franchise ce qu'il ou elle ressent ou pense en contemplant une œuvre ou en visitant une exposition. Et cela ne vaut pas seulement pour les artistes, d'ailleurs. Personne ne peut réfléchir ou agir de manière sensée sans se concerter avec les autres. Plus leurs réactions sont pertinentes, plus votre travail s'améliore.


Les artistes belges

- Pourquoi montrez-vous tant d'œuvres d'artistes belges ?

Theys : Parce que ce sont les œuvres que je connais le mieux et qu'elles sont en général de qualité. Nous avons certes une œuvre de Warhol, mais pas très importante. Une œuvre majeure de Warhol est époustouflante. Et comme je connais mieux la création belge, je peux prendre certaines libertés. Je pense savoir jusqu'où je peux aller quand je me lance dans un accrochage radical des toiles de Walter Swennen. Grâce à ce savoir, je peux également veiller maintenant à ce que Laatste Steen de Luc Deleu soit définitivement intégré dans les murs du musée, à ce que Bernouilli de Panamarenko soit accrochée au plafond, à ce que David Claerbout crée une nouvelle installation et à ce que Braeckman montre une œuvre spécialement conçue pour l'exposition à l'aide d'une technique d'impression tout juste mise au point.

- Pourquoi avez-vous décidé de montrer autant d'œuvres de Panamarenko ?

Theys : Avant tout parce que son œuvre continue de m'émouvoir. Quant à la quantité d'œuvres, c'est lié au point de départ que j'ai choisi pour cette présentation : la volonté de montrer pour certains artistes toutes les œuvres que nous avons dans la collection. L'idée a tout de suite séduit Dirk Braeckman, qui estime que cela arrive trop rarement. En ne montrant d'un artiste qu'une seule œuvre à la fois, on perd le sens d'une collection. Le jeune public, qui a vu très peu d'œuvres, n'arrive pas à comprendre l'évolution d'un artiste et de son œuvre. Il leur est impossible de comparer la texture des œuvres. Le public âgé, lui, ne se souvient plus très bien à quoi ressemblaient les œuvres anciennes. Savez-vous que le grand critique d'art, Roger Fry, retournait tous les ans en Italie pour revoir les chefs-d'œuvre ? C'est une des raisons d'être d'une collection, justement. Lorsque j'ai demandé à Panamarenko de suspendre temporairement son inactivité définitive pour m'aider à accrocher Bernouilli (un peu comme quand le roi Baudouin fut déclaré temporairement inapte à régner, mais dans l'autre sens, bien sûr), il m'a répondu que pour lui, les présentations de collection étaient plus importantes que les expositions temporaires. On pourrait croire qu'il dit cela parce qu'il est âgé, mais pourquoi Dirk Braeckman dirait la même chose ? À part cela, l'intérêt de XANADU n'est pas seulement historique, bien sûr. Il ne s'agit pas seulement de montrer ce qui existait avant, mais aussi ce qui devrait encore être possible de nos jours. Quand on mesure pleinement ce que des artistes comme Panamarenko ont accompli dans les années soixante et le début des années soixante-dix, on voit malheureusement aussi tout ce qui s'est perdu depuis lors. Cette liberté ! Il est important que les jeunes puissent ressentir la liberté qui traverse ces œuvres.

- Qu'est-ce qui vous émeut chez Raoul De Keyser?

Theys : La même chose. Sa façon de concrétiser une certaine forme de liberté. Il réalise encore des toiles et, en ce sens, il n'a pas reculé les limites comme Panamarenko et Luc Deleu, mais ses toiles respirent une liberté qui est d'une élégance et d'une légèreté inimaginables. Tout simplement bouleversant ! L'œuvre de De Keyser est également magnifique parce qu'on peut y lire toute son évolution. C'est émouvant de voir comment quelqu'un se fraie sa propre place, mais également comment les germes de cette émancipation sont présents dans son œuvre ancienne. C'est, d'ailleurs, une des missions qui incombent au musée. Un conservateur de musée peut consacrer une primeur dès sa naissance, avant même qu'elle n'obtienne du monde extérieur sa reconnaissance en tant qu'art. Les musées se contentent trop souvent de confirmer des modes au lieu d'encourager les artistes qui font dans la nouveauté. Dans un entretien avec Hans Ulrich Obrist, Johannes Cladders définit le rôle d'un musée d'art contemporain comme étant celui de montrer des œuvres pour en faire des œuvres d'art: « to turn works into works of art ». Panamarenko est très reconnaissant du soutien que Jan Hoet a apporté à son œuvre. Quand on crée une œuvre comme celle de Panamarenko, on a besoin de personnalités, comme Joseph Beuys et Jan Hoet, qui la montrent dans le circuit des musées ou tout autre contexte officiel. C'est ce que Beuys a fait en exposant Das Flugzeug à l'académie de Düsseldorf. Jan Hoet l'a fait de différentes façons, notamment en participant à l'exposition itinérante de 1978, pour laquelle il était également coauteur du premier catalogue raisonné sur l'œuvre de Panamarenko. Et quelle belle sélection belge il a réalisée pour la Documenta IX! La sélection de Luc Tuymans a permis à l'art belge de passer dans la cour des grands. Tout le monde en recueille encore les fruits à ce jour. Un choix tout sauf évident à opérer en 1992. Et Raoul De Keyser était bien sûr aussi de la partie.

- Pourquoi ne montrez-vous qu'une seule œuvre de Luc Tuymans?

Theys : Les autres œuvres sont en tournée. Actuellement, elles résident aux États-Unis. Le S.M.A.K. dispose, entre autres, de Mwana Kitoko, une œuvre fabuleuse !


Prêts d'œuvres permanents

- Vous avez également profité de cette exposition pour régler quelques prêts d'œuvres permanents.

Theys : Il s'agit principalement d'œuvres plus petites de Beuys, dont Erdtelefon. Leurs propriétaires, Bernd Lohaus et Anny De Decker, ne les avaient plus vues depuis un certain temps et voulaient savoir si elles avaient besoin d'une opération de restauration. Le bilan s'est finalement avéré très positif. Le département en charge de la collection du S.M.A.K., placé sous la direction de Frederika Huys, accomplit un excellent travail. La réparation et la restauration de Hanneton (Meikever) de Panamarenko, ainsi que la restauration de The Aeromodeller et de Petits jardins (Hofkes) ont très bien donné. Il y a quinze ans, Panamarenko était opposé à toute restauration de son œuvre, mais le travail de Frederika Huys l'a convaincu de l'importance de le faire. J'étais là lorsque Frederika lui annonça qu'elle avait découvert un petit étang sur un des Petits jardins et qu'elle avait trouvé le moyen de lui rendre sa transparence. Panamarenko ne comprenait pas de quoi elle parlait. En examinant ensemble l'œuvre, je découvris deux minuscules tuyaux en cuivre. « À quoi auraient-ils bien pu servir ? » demandai-je à Panamarenko. « À fixer deux petits tuyaux », répondit-il, sans la moindre hésitation. D'un coup, tout lui était revenu à l'esprit. « Il y avait deux petits tuyaux censés imiter des roseaux, » dit-il. « Où peut-on se procurer ce genre de petits tuyaux ? » demandai-je. « Dans un magasin d'aquariums. »

- La collection compte-t-elle beaucoup d'œuvres qui, en réalité, n'appartiennent pas au musée ?

Theys : Oui. Tout d'abord, il y a des œuvres qui en fait appartiennent à la Communauté flamande. Elles sont exposées dans les différents cabinets ministériels, mais elles sont également réparties entre les collections des différents musées. Ensuite, il y a les prêts d'œuvres permanents des collectionneurs privés. Autrement dit, des œuvres qui font partie d'une collection privée, mais qui sont confiées à un musée pour une période prolongée. C'est une pratique qui présente tant des avantages que des inconvénients. Sans ces prêts permanents, nos musées exposeraient nettement moins d'œuvres, c'est certain. Mais cela complique aussi leur mission en créant un surcroît de travail: plus d'obligations en matière d'exposition, de conservation et de restauration des œuvres. Un autre désavantage, c’est que cette pratique nous empêche de voir les trous dans la collection et le grand manque de moyens.
    Certains collectionneurs m'ont raconté qu'ils confiaient leurs œuvres aux musées pour ne pas devoir payer l'assurance jugée trop onéreuse. Ils casent leurs œuvres dans différents musées pour ainsi répartir les risques. En mélangeant des pièces privées à la présentation de la collection, non seulement je donne une image erronée de la collection du musée, mais en plus j'augmente aussi la valeur des pièces privées, et cela me met mal à l'aise. Nombre de prêts permanents ne sont d'ailleurs pas de véritables pièces majeures : ces dernières ne sont jamais confiées aux musées. En général, nous avons à faire à des œuvres moins importantes qui doivent leur renom au fait qu'on les accroche de temps à autre dans un musée.


La salle

- Quels aménagements de la salle avez-vous proposés ?

Theys : Le moins d'interventions possible. On a dégagé un maximum de fenêtres afin de gagner plus de lumière du jour et de mieux saisir la structure du bâtiment. Deux longues cloisons ont été supprimées, de sorte que la lumière du jour pénètre davantage dans le musée et que l'on se repère plus facilement. La suppression de la longue cloison dans l'aile droite n'a pas été simple comme opération. La plupart des gens ne savaient même pas qu'on pouvait l'enlever. Mais cette intervention était essentielle. Les quelques assistantes de salle à qui j'avais soumis mon idée l'ont tous approuvée. Elles m'ont même appris que les passages trop exigus dans l'aile droite avaient toujours été sources de problèmes. Grâce à cette intervention, nous disposons d'une vaste salle nouvelle avec une belle lumière et dotée de quatre petites ailes. Ça donne très bien. L'idée de supprimer l'autre cloison vient de Christa Van Den Berghe, assistante de salle, qui, tout comme ses collègues, connaît très bien les endroits où ça coince dans le musée.
    Sur le plan spatial, je me revendique surtout d'Ann Veronica Janssens. Plus on dévoile l'architecture du bâtiment et plus on fait pénétrer la lumière du jour, mieux c'est. Sauf si vous voulez évoquer un univers mental, comme Paul McCarthy ou Guillaume Bijl, bien sûr. Les salles qui, au départ, étaient sombres, le sont restées et les salles potentiellement lumineuses ont gagné un maximum de luminosité. Quant à la nef centrale, c'est la salle la plus ingrate : elle est toujours sombre en raison du contre-jour créé par la forte lumière du jour dans les deux longs couloirs. C'est pourquoi nous avons divisé la nef centrale en trois parties. La partie du milieu fait office de couloir, non de salle. Les deux autres sont aménagées en boîtes à chaussures sombres où l'on peut voir des projections de films de David Claerbout et des photos de Dirk Braeckman. Le musée possédait certes une œuvre de Claerbout, mais je lui ai demandé si, exceptionnellement, on pouvait plutôt projeter plusieurs de ses films. Il a décidé de créer une nouvelle installation qui projeté quatre films alternativement. Quant à Dirk Braeckman, nous possédons six ou sept photos de lui. Je lui ai demandé soit de montrer une photo très particulière avec un cadre noir qui se trouve dans son atelier, soit de réaliser une photo inédite à l'aide d'une nouvelle technique qu'il a mise au point au cours de ces derniers mois. Nous montrons quelques anciennes photos encadrées et une toute nouvelle photo à grande échelle.

- Quelles sont les autres œuvres que vous comptez montrer ?

Theys : L'exposition précédente nous a légué deux salles peintes en noir. J'aimerais les garder telles quelles. De toute façon, elles n'ont pas de fenêtres. Dans l'une des salles, j'aimerais exposer une sculpture et quelques dessins de Thierry De Cordier. Comme les œuvres de De Cordier ne sont pas spatiales, qu'il s'agit d'espèces d'icônes, j'avais l'intuition qu'elles ressortiraient bien dans une salle sobrement éclairée, agencée de manière un peu théâtrale. Frank Maes confirma mon intuition en me confiant que lui et De Cordier avaient déjà exposé un de ses tableaux dans un cadre semblable. Du reste, nous montrons Wirtschaftswerte de Beuys, la sculpture suspendue de Bruce Naumann, des sculptures de Bernd Lohaus, Les deux côtés de ma porte, plusieurs fois (De twee kanten van mijn deur, verschillende keren) de Koen Theys et encore bien d'autres œuvres.

- Vous collaborez également avec l'artiste Tamara Van San pour cette exposition ?

Theys : En effet. Van San sait vous expliquer clairement pourquoi elle trouve telle œuvre forte et telle autre, pas. Regarder la collection avec elle est donc non seulement agréable, mais aussi instructif. De plus, elle est très compétente pour créer des agencements d'œuvres ou les évaluer. Tout comme Dirk Pauwels. À nous trois, les décisions seront plus faciles à prendre les derniers jours avant l'exposition, lorsqu'il faudra mettre au point l’accrochage. C'est très utile d'avoir quelqu'un qui vous confirme dans votre jugement ou qui vous contredit en termes clairs.

- Pourquoi Philippe Van Cauteren vous a-t-il invité à orchestrer cette présentation de collection ?

Theys : Je ne sais pas. Je ne connais pas très bien Philippe Van Cauteren. Je ne lui ai parlé que deux fois au cours de ces dernières années. Je sais, en revanche, qu'il a vu quelques-unes de mes réalisations, notamment l'exposition Small Stuff dans la Herman Teirlinckhuis, à Beersel, en 1999. Je crois qu'il a voulu me donner la chance de montrer ma vision des choses. Philippe Van Cauteren est capable de vous donner une grande liberté. Quand il donne cette liberté à d'autres, ça vous agace parfois. Vous avez, en effet, le sentiment que certains artistes ont besoin de plus d'opposition pour aboutir à un bon résultat. Mais quand c'est vous qui avez droit à cette liberté, autant dire que vous êtes content. Je m'efforce néanmoins de ne pas en abuser, notamment en veillant à organiser mon opposition moi-même. Je sollicite l'avis de tous les collaborateurs du musée, mais aussi de Frank Maes et de Hans Martens et de tous les artistes concernés. Van Cauteren ne m'a imposé qu'une seule restriction : mon contrat stipule que je ne peux pas montrer d'œuvres ne faisant pas partie du musée, sauf s’il m'autorise une exception. Il sait que sans cela, je n'hésiterais pas à inviter une cinquante d'artistes à venir présenter une œuvre. J'essaie toujours de partir de l'urgence. Il est consternant de voir que nos musées ont acheté si peu d'œuvres d'artistes belges de moins de cinquante ans et que de nos jours encore, ils achètent peu d'œuvres de jeunes artistes qui repoussent les limites, comme Kati Heck, Nick Ervinck, Vaast Colson, Michiel Ceulers ou Tamara Van San.

- Pourquoi qualifiez-vous le travail de ces artistes de transgressif ?

Theys: En deux mots, je dirais que Panamarenko s'efforce d'égaler la guitare métallique et les femmes métalliques de Picasso, mais dans un tout autre registre. Kati Heck réinvente la sculpture en bois du 15e siècle, Nick Ervinck prolonge la pensée formelle d'Henri Moore et d'Hans Arp. Quant à Michiel Ceulers, il essaie de porter l'œuvre de Raoul De Keyser et de Walter Swennen encore plus loin. Tamara Van San radicalise les formes de Louise Bourgeois, d'Eva Hesse ou du jeune Panamarenko. Une de ses œuvres préférées, par exemple, n'est autre que l'empreinte en plâtre d'une boulette de papier, réalisée par Picasso.
    Les artistes transgressifs explorent des pans inconnus de la réalité et créent de nouvelles formes, qui sont lisibles à partir des failles qu'elles entretiennent avec les formes existantes. Ils réincarnent l'ancien en quelque chose de neuf. En général, les artistes qui cartonnent tout de suite ne font que copier de nouvelles formes au lieu de les transcender.

- Avez-vous déjà réalisé des expositions pour d'autres musées ?

Theys: La plus grande exposition que j'ai jamais réalisée était une rétrospective de l'œuvre de Panamarenko à Tokyo en 1992. Nous avons élaboré cette exposition ensemble, chacun s'occupant de la moitié de l'espace d'exposition. Au départ, nous avions quatre-vingts sculptures et au final, nous en avons exposé cinquante. Ensuite, cette même exposition s'est rendue dans quatre autres musées, que nous avons visités ensemble pour planifier le travail. Les plus belles expositions que j'ai personnellement réalisées sont One By One à Beersel en 2004 et The Moss Gathering Tumbleweed Experience à Anvers, Milan et Breda en 2007. One By One a duré quatre mois, et a connu trois vernissages. À chaque vernissage, on voyait toujours plus d'œuvres de Paul Hendrikse, d'Olivier Stevenart, de Damien De Lepeleire, d'Ann Veronica Janssens et de Vaast Colson. Quant à l'exposition Tumbleweed, durant dix mois, elle n'a cessé de s'étendre et de se scinder en différentes parties et a connu pas moins de sept vernissages. Nous avons commencé avec cinq œuvres de cinq artistes et nous avons terminé avec cent vingt œuvres de cent artistes. Certains des artistes étaient déjà plus agés, d'autres étaient encore très jeunes. Les uns étaient connus, les autres, d'illustres inconnus. Dans mes expositions, leurs œuvres se rencontraient et se renforçaient mutuellement. L'inconvénient d'une exposition telle que Tumbleweed, c'est bien sûr qu'on ne peut montrer qu'une ou deux œuvres de chaque artiste. Mais dans le cas de One By One, de splendides constellations ont ainsi vu le jour, comme le Cabinet d'Ann Veronica Janssens, vendu plus tard à l’Institut d'art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes.


16 juin 2010