Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

xpo - 2010 - Xanadu - Carla Van Campenhaut - Xanadu! [FR, gallery text]
Texte , 11 p.




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Carla Van Campenhout


Xanadu !
Quelques mots de Hans Theys à propos de certaines œuvres exposées



Nous commençons par la salle avec les œuvres de Panamarenko (1940). Je dois préciser que les œuvres très exceptionnelles de Panamarenko que possède le S.M.A.K. datent des années 60 et 70. C’est pourquoi j’ai demandé au Mu.Zee d’Ostende de nous prêter quatre de leurs pièces de cet artiste. Le musée d’Ostende possède de très belles œuvres des années 80 et du début des années 90, comme Flying Cigar Called Flying Tiger, un vaisseau spatial surfant au-dessus de champs magnétiques. Avec des bobines en cuivre fabriquées par l’artiste. C’est une œuvre typique des années 80, lorsque Panamarenko réalisait des vaisseaux spatiaux magnétiques. Il y a aussi une œuvre comme Vaisselle, une de ses premières créations, comme Crocodiles et Petits jardins. Ces œuvres sont ce que nous appelons des objets poétiques. Ce sont des œuvres dans lesquelles Panamarenko donne forme à des ‘choses vues’ (comme il les appelle) avec des matériaux nouveaux.
Dans les années 60, les artistes du pop art se sont par exemple mis à utiliser des peintures servant pour les carrosseries de voitures et des matériaux comme le polystyrène ou le polyuréthane. Panamarenko utilisait lui aussi ces matériaux, comme dans Bottes avec neige (1966): une brassée de branches, une petite valise et deux chaussures recouvertes d’un tas de mousse polyuréthane comme s’il avait neigé pendant la nuit.
Vaisselle est une œuvre exceptionnelle qui donne forme à une chose vue par Panamarenko pendant son service militaire. Il représente un évier qu’il a vu quand il était soldat. L’objet a d’un côté quelque chose de magique, comme Crocodiles (1967), car comme tu vois sur la photo, il est impossible d’en estimer les dimensions. Tu penses toujours que l’évier est beaucoup plus petit qu’en réalité, comme tu penses toujours que les crocodiles sont plus grands qu’en réalité. C’est souvent caractéristique d’une sculpture remarquable : elle a une taille inestimable, comme les pyramides : tu ne peux pas t’imaginer leurs dimensions si tu ne les as vues qu’en photo. Ce qui est remarquable, c’est que les objets sont toujours beaux, qu’ils soient petits ou grands. La taille des pyramides importe peu ; elles sont magnifiques. Vaisselle et Crocodiles ont aussi cette qualité. La beauté de Vaisselle réside d’un point de vue strictement sculptural dans la forme de l’évier en fer-blanc qui fait penser à des sculptures de Picasso.
L’illusion d’une réfraction de lumière d’un objet qui se trouve dans l’eau et d’immersion de l’objet dans l’eau est ici créée en collant une petite bande de carton comme contour de l’objet. C’est selon moi un tour de force, une manière incroyablement simple de rendre un bel effet de lumière. C’est contradictoire, car il essaye de rendre la lumière avec un bout de carton. Dans ce sens, on peut presque y voir un signe avant-coureur de l’œuvre d’Ann Veronica Janssens, un signe avant-coureur des sculptures de lumière que l’on connaît aujourd’hui mais qui n’existaient pas encore à l’époque. D’autre part, l’œuvre Vaisselle me fait toujours penser à Luc Tuymans – qui détestait quand ses parents parlaient de la Seconde Guerre mondiale à table et qui non seulement a peint une chambre à gaz mais aussi une vaisselle. Ces images suscitent le même sentiment morbide, parce que dans la vaisselle, les tasses et les couverts sont plus proches des doigts de ta mère que toi-même. Si ta mère est peu accessible, l’évier est une sorte de paradis : l’évier, c’est chez soi. Je pense que cette image de l’évier à l’armée a touché Panamarenko parce qu’il lui faisait penser à sa mère, sans même qu’il en soit conscient. C’est pourquoi je pense aussi que cette œuvre peut nous émouvoir sans qu’on sache vraiment pourquoi. Elle émeut non seulement parce qu’elle est belle et parce qu’elle offre une belle image sculpturale de réfraction de lumière, mais aussi parce que c’est une vaisselle.
Une autre œuvre exposée ici est Crocodiles. Une œuvre d’une simplicité incroyable. Les petits crocodiles eux-mêmes sont constitués de deux bandes de plastique superposées et cousues avec une machine à coudre de pêcheur. Il n’y a aucune tentative de créer l’illusion d’un volume. Ce sont simplement deux morceaux de plastique remplis de gravier de béton. Et on songe à des crocodiles couchés. Il faut alors regarder le bac dans lequel ils sont posés. Le plus étonnant est que ce bac est recouvert de petits carreaux de faïence, mais aussi que les carreaux du milieu n’y sont plus. Je pensais que la sculpture était beaucoup plus puissante parce qu’il n’y avait plus de carreaux au fond. Je me suis donc dit : cette œuvre s’est probablement cassée pendant un transport, des carreaux se sont détachés. Panamarenko a vu que c’était mieux ainsi et il a donc démonté ce fond. Je lui ai demandé si ça s’était vraiment passé ainsi. « Oui », m’a-t-il répondu, « c’est ainsi que çà s’est passé. Deux carreaux étaient tombés et j’ai trouvé que c’était mieux ». « Mais vois-tu pourquoi c’est mieux ainsi ? », m’a-t-il demandé. « Parce ce que les crocodiles sont fictifs et les carreaux sont réels », ai-je répondu. Les crocodiles ne peuvent pas gagner contre les carreaux. » « Oui, c’est bien ça. Un vrai bac était trop fort par rapport à la suggestion de crocodiles. Mais il n’y a pas que ça », a-t-il ajouté. « Les traces de colles des carreaux enlevés font du sol comme une peau de crocodiles. Ces traces en font une sculpture aboutie.’
A l’entrée de l’exposition, à gauche de l’accueil, nous voyons une plateforme volante de Panamarenko. Cette œuvre porte le nom de Bernouilli, un mathématicien français. C’est une œuvre exceptionnelle car elle ne procède pas d’un mécanisme, mais d’un dessin, qui appartient du reste à la collection du S.M.A.K. Ce dessin représentait un Paradox, un engin qui se soulève tout seul en soufflant de l’air dans des parachutes. Un voilier ne peut naturellement pas avancer avec une hélice sur le pont soufflant de l’air dans les voiles. Panamarenko a pourtant réalisé plusieurs dessins et sculptures basés sur ce principe séduisant. Ici, il a équipé ce vieux Paradox d’un moteur à explosion fonctionnant à l’essence, de deux grandes hélices, de deux cages en acier qui protègent les pilotes des hélices et de deux petits ballons pour l’équilibre. Presque tous les engins de Panamarenko se conduisent en déplaçant le poids du corps d’avant en arrière ou de gauche à droite. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile d’imaginer une commande alternative. Ce que fait Panamarenko en fait dans toutes ses créations, ce n’est pas d’essayer de réussir quelque chose qui ne réussit jamais. Il se demande par contre pourquoi quelque chose ne pourrait pas réussir d’une manière inhabituelle. Lorsqu’il réalise un sac à dos volant comme Hazerug (1992-1998) avec un moteur Suzuki, il met à l’envers ce moteur Suzuki parce qu’il est plus beau ainsi. Ça ne marche pas, car la bougie se noie. Il cherche alors pendant des années à faire marcher ce moteur mis à l’envers. Quelqu’un qui s’y connaît en moteurs voit immédiatement que ce moteur est mis à l’envers. C’est une gageure, mais cette gageure donne lieu à une étude approfondie à travers laquelle Panamarenko apprend énormément. Après dix ans d’études et d’expérimentations, il sait pourquoi ce moteur Suzuki ne peut pas fonctionner à l’envers. Toujours il fait un apprentissage en partant d’une chose mal utilisée à cause de raisons esthétiques. C’est ça qui est drôle, c’est toujours pour des raisons esthétiques. Ce moteur Suzuki n’est pas très beau si on ne le place pas tête en bas et c’est là que commence une fantastique quête qui peut durer très longtemps et qui peut déboucher sur quantité de solutions formelles et techniques.
Maintenant, le caractère particulier de Bernouilli est aussi qu’il n’a pas été développé à partir d’une technique, mais à partir d’une illustration. Presque toutes les œuvres de Panamarenko sont le produit d’un questionnement technique ou d’un mécanisme. Le sous-marin, par exemple, part d’un générateur diesel appelé Lister qui pèse très lourd (500 kilos) et dont on ne peut pas équiper un avion. Comment a-t-il pu donner forme à la beauté de ce générateur ? En en faisant un sous-marin.
Umbilly (1976) par exemple, est le produit d’un mécanisme moteur qu’il a développé avec un ressort en macrolon se rabattant. Flying Wing (Propellerless Pedal Driven Pure Jet Air Carft, type Anti-Induction) a été réalisé à partir de systèmes de pédales qu’il a développés, des systèmes permettant de propulser des avions avec les pieds et les mains. Bernouilli est particulier en cela qu’il a été développé à partir d’un dessin.

Nous voyons aussi dans la grande salle Panamarenko des œuvres de Joseph Beuys, Marcel Broodthaers et Bruce Nauman. Cette dernière sculpture a été choisie par Panamarenko, qui la trouve la plus belle de la collection du S.M.A.K. Elle constitue aussi un contrepoids sculptural au socle. Derrière, tu vois des œuvres de la jeune artiste Tamara Van San (1982), une des jeunes artistes qui m’ont le plus touché ces dernières années, parce qu’avec une énorme confiance dans la forme, elle essaye de créer de nouvelles textures, de nouveaux rythmes, de nouveaux objets, donnant ainsi lieu à de nouvelles analogies : des choses nouvelles qui ne ressemblent pas à des choses connues. Elles ne ressemblent qu’à elles-mêmes. Ce sont des choses qui ont été ajoutées au monde comme quelque chose qui se situe hors du monde. Tu découvres dans ces analogies les plus belles structures, qui font penser à la manière dont les coraux et les plantes poussent ou dont les oiseaux ont pris leurs formes spécifiques au fil de l’évolution. Et en même temps – et c’est ça qui est exceptionnel – tu sens toujours quelque chose de brut, de non abouti, de nocturne qui semble percer à travers la peau de l’objet. C’est ici, dans ce déraillement, que tu sens que quelqu’un l’a emporté sur la nuit ou a gagné un instant la lumière sur la nuit. C’est dans ces moments que je puise ma force.

Puis nous arrivons dans la salle avec les œuvres du peintre Raoul De Keyser (1930). Ce sont à mes yeux les tableaux les plus émouvants actuellement réalisés en Belgique. Pourquoi m’émeuvent-ils ? Parce que contrairement à Walter Swennen qui a trouvé assez vite une forme qui lui est propre, on peut voir comment Raoul De Keyser a dû conquérir, trouver, découvrir, créer une forme. On le voit bien dans cette présentation de la collection où nous avons rassemblé quatorze œuvres du peintre. Il y a parmi elles quelques pièces très anciennes qui relèvent en quelque sorte du pop art flamand, un pop art tordu à la flamande, qui dans son approche statique est à mille lieux de la facture ultra légère des tableaux actuels de Raoul De Keyser. Le défi de cette présentation ne réside pas dans la distinction entre ses œuvres anciennes et nouvelles comme le veut la coutume, mais dans leur accrochage côte à côte de manière à percevoir d’où vient l’artiste et là où il a abouti.
La meilleure manière de le voir est de regarder les lignes blanches sur les tableaux. On voit d’abord un tuyau d’arrosage peint d’une manière plutôt graphique et pseudo-réaliste. Pseudo-réaliste parce qu’il s’agit d’une représentation figurative, quoi que sans volume, d’un tuyau d’arrosage. Tout au bout de l’accrochage à droite, on voit un tableau représentant une cage de foot avec en dessous deux bandes blanches. En regardant de plus près la cage de foot, on verra que le blanc n’est pas peint, mais ‘laissé en blanc’. On voit en dessous deux bandes blanches, dont l’une a un bord assez linéaire, assez droit, alors que l’autre a un bord effiloché. C’est dans ce bord effiloché qu’est née l’œuvre de Raoul De Keyser.
Si tu regardes maintenant la boîte au milieu de l’espace, tu verras dessus aussi une ligne blanche au bord dentelé. Tu verras comment il peint une ligne qui n’en est plus une, mais une sorte de surface effacée, une surface effilochée, un trait de pinceau ou une série de traits de pinceau. De Keyser dit à ce propos : « Il faut traverser le tableau. Il faut aller d’un point à l’autre. Il faut le faire d’une manière directe, d’une manière dansante ou d’une manière saccadée, à la recherche d’une forme de résistance ». Il fait ainsi référence à un homme qu’il a connu et qui traçait les lignes d’un terrain de football à la brosse. Il dit à ce propos : « Je l’ai souvent observé pendant qu’il travaillait, en regardant surtout la manière dont l’herbe résistait aux contours géométriques nécessaires pour créer une ligne. » Raoul De Keyser tente en fait de peindre comme si de l’herbe poussait sur sa toile. Il s’imagine qu’il y a de l’herbe, il transforme les handicaps en toutes sortes de formes, allant ainsi d’une manière plus difficile d’un bout à l’autre de la toile. Et puis d’une manière très souple, dansante, légère. Tout cela on le voit très bien en examinant les différentes formes que prennent ces lignes dans ses tableaux.
Cet accrochage des œuvres de Raoul De Keyser constitue en fait le pivot de l’exposition. C’est l’axe autour duquel tout évolue. Pourquoi ? Parce que je me suis dit qu’une présentation de collection devrait pouvoir rendre l’aspect réel d’une collection. Dans la réalité, c’est un amas assez hétérogène, confus d’objets réunis presque par hasard, ne provenant pas d’une seule période, d’une seule exposition ou d’une seule approche. Les œuvres ont été prêtées par des collectionneurs privés, elles sont la propriété de la Communauté Flamande ou elles ont été achetées ou négociées une nuit d’ivresse par l’un ou l’autre directeur… Je me suis dit qu’il fallait se servir de l’hétérogénéité, du hasard de cette collection pour montrer à quoi ressemble une collection dans les coulisses d’un musée. Et puis, partant de là, faire un accrochage très difficile, très excitant et qui aiderait le spectateur à découvrir la texture des tableaux de Raoul De Keyser. C’est pourquoi ces tableaux sont accrochés de cette manière. En regardant de gauche à droite, on découvre l’aventure de la bande blanche. En examinant toutes ces lignes blanches qui reviennent sans cesse, le spectateur peut peut-être comprendre ce qu’il y a d’exceptionnel ici. En regardant de plus près les différentes manières dont ces ‘lignes’ ont pris forme, il peut voir ce que fait Raoul De Keyser.
Le rez-de-chaussée du S.M.A.K. est en trois parties : l’aile gauche, la nef centrale et l’aile droite. Entre ces trois parties, se trouvent deux longs et hauts couloirs inondés de lumière naturelle par le haut. Avec cette lumière du jour – un peu verte en raison du filtre dans le verre – on dirait que la nef centrale est toujours un peu plus sombre. Sous quelque angle qu’on regarde, la partie fortement éclairée du couloir fait contre-jour. Il est donc difficile d’exposer des tableaux ou des sculptures de manière optimale dans la nef. Elle suscite toujours chez moi un sentiment sombre. Je trouve que le musée a commis une grande erreur en murant les grandes ouvertures qu’avait fait McCarthy. Je voulais restaurer cette ouverture, mais je n’y ai pas été autorisé. J’ai donc décidé de diviser la nef centrale en trois parties : deux d’entre elles sont devenues de grandes boîtes à chaussures, la partie centrale est devenu un couloir permettant de passer de l’aile gauche à l’aile droite. Les deux boîtes à chaussures abritent des œuvres de Dirk Braeckman (1958) et de David Claerbout. Pourquoi ? D’abord parce que ce sont deux salles sombres, sans lumière naturelle, quelque chose que je n’aime pas en principe. Deuxièmement parce que je pensais que ces salles se prêtaient mieux à des œuvres apparemment sombres. David Claerbout et Dirk Braeckman font des œuvres apparemment sombres. Une autre raison pour exposer les œuvres de Dirk Braeckman est que nous avons sept photos de lui dans la collection du S.M.A.K. et qu’elles nous ramènent au thème que j’ai évoqué chez Raoul De Keyser, c’est-à-dire que je veux montrer à quoi ressemble la collection dans la réalité. Braeckman lui-même a trouvé l’idée fantastique, parce qu’on ne montre presque jamais plus qu’une photo de lui dans notre pays, si bien que le public peut difficilement se faire une idée du chemin qu’il a parcouru. C’est un grand problème de l’art contemporain : la plupart des gens n’a vu qu’une exposition ou une œuvre, il y a trente ans… Personne ne peut se former une idée de l’œuvre intégrale. Braeckman était donc content que nous voulions montrer sept photos de lui, mais il était aussi content parce que je voulais aussi exposer des photos plus anciennes dans un cadre noir. J’ai vu ces photos pour la première fois dans son studio. En voyant une photo de ce type dans un cadre noir, le débutant peut selon moi mieux comprendre que ses photos ne sont pas noires. Braeckman vient en outre de développer une nouvelle technique d’impression avec une grande imprimante numérique qui a été adaptée pour imprimer avec diverses encres grises. Il vient juste de faire des expériences sur du papier japonais pour une commande en France. Il a aussi réalisé le mois dernier une série entièrement nouvelle de photos dans le sud de la France. Je me suis dit que ce pourrait être fantastique de montrer à côté de son travail plus ancien (pour enrichir les sept pièces de collection) une toute dernière création avec une nouvelle technique d’impression. En très grand format, comme une très grande photo qu’on pouvait voir à New York, de sorte que cet apport prend un sens architectural pour les couloirs très hauts de plafond.
Avant 2008, je n’avais vu qu’une photo de Braeckman et je m’étais fait une image fausse de son travail. Je pensais qu’il se limitait aux thèmes ou sujets qu’on voit sur ses toiles, comme les chambres d’hôtel miteuses aux tapis tachés, aux couvre-lits sales et aux tapisseries mouchetées : des environnements assez claustrophobes encore renforcés par la réflexion du flash, un élément célèbre des photos de Braeckman. Me promenant dans Chelsea en octobre 2008, je fus attiré par une magnifique photo dans la vitrine de ce qui se révéla être une galerie : la Robert Miller Gallery, qui présentait une exposition solo de Dirk Braeckman. Passant de photo en photo, je fus ému par les textures tendres que prennent ces photos lorsqu’elles sont imprimées. En regardant ces photos, on sent déjà que tous ces gris sont des gris qui coulent, qui fuient. Comme une sorte de profondeur. On dirait parfois qu’un tableau monochrome fait un trou dans un mur et évoque une sorte d’espace fuyant. La même chose se produit avec les photos de Braeckman. Les photos elles-mêmes comme texture, comme facture, créent un espace très doux, très coulant, chaud, tendre et infini dans lequel on peut apparemment pénétrer. Ces impressions contrastent avec l’interprétation littérale de ce que ces photos paraissent être. C’est ça, l’art.

Puis nous arrivons dans la nouvelle salle contenant des œuvres d’Ann Veronica Janssens, de Bernd Lohaus et de Didier Vermeiren. Nous montrons trois œuvres. La première est Corps Noir, de 1994, une demi-sphère en plexiglas faisant trois choses. Pour bien voir, il faut se tenir à environ un mètre de distance. On voit d’abord l’objet lui-même. C’est un très bel objet qui semble se dissoudre dans la lumière, une forme inattendue, simple et belle. Puis on voit que c’est aussi un miroir reflétant une image à l’envers. Troisièmement, on voit aussi une sorte de bulle de savon s’en échappant, une bulle de savon optique dans lequel on peut comme qui dirait passer la tête ou la main. C’est en fait de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit pas seulement de l’objet ou du miroir, il s’agit surtout de l’illusion optique. Les sculptures d’Ann Veronica Janssens – lorsqu’elles prennent une forme concrète – sont généralement une sorte de seuil montrant autre chose (appelée super space par Janssens) : la manière dont coule la lumière, la manière dont la lumière transforme un espace…
La deuxième œuvre d’Ann Veronica Janssens montrée ici est toute nouvelle. Elle a été faite la semaine dernière à l’usine. Il s’agit d’un disque en aluminium noir, Disque Noir. C’est une variante de divers disques en aluminium gravés qu’elle a réalisés autrefois et qui étaient sensés refléter un volume lumineux conique. Ce volume lumineux est très visible avec cette œuvre et c’est très beau. Là aussi, tu peux regarder l’objet lui-même – avec les sillons – mais après, il faut un peu essayer de voir la manière dont une sorte de cône lumineux s’élève du centre. Là est le cœur de l’œuvre.
La troisième œuvre d’Ann Veronica Janssens est constituée de quatre enjoliveurs gravés en forme concentrique, une variation des disques gravés. Il y a quelques années, j’ai installé ces enjoliveurs sur ma modeste voiture et j’ai roulé deux ans avec, si bien qu’ils étaient très endommagés et sales. Je les avais suspendus dans mon blockhaus et, en les voyant, Janssens a fait la remarque qu’avec la saleté et la poussière, ils reflétaient très légèrement la lumière et devenaient ainsi presque immatériels. Les enjoliveurs furent exposés en 2007 lors de sa première rétrospective à Leverkusen. J’ai trouvé là une belle occasion de montrer ici trois variantes de la même sculpture, une belle sculpture de 1994 qui a été longuement étudiée à Los Angeles par un artiste de renom qui l’a ensuite copiée, et deux variantes, la deuxième toute récente et la troisième nettement usée.

Le travail de Bernd Lohaus (1940) m’émeut toujours plus. Lorsque j’étais plus jeune, je ne comprenais pas très bien la dimension minimale de son travail, mais plus je vieillis, plus j’en apprécie la valeur. La plupart des gens ne connaissent pas bien l’œuvre de Lohaus. Ses œuvres les plus connues sont de grandes sculptures avec de lourdes poutres, mais il n’en a fait que sept, alors qu’il a réalisé des centaines d’autres œuvres, dont beaucoup avec des cordes. Il a fait fabriquer ces cordes par des cordiers du port d’Anvers – qui savaient encore faire de vraies cordes dans les années 60 et 70 – et des artisans spécialisés en Suisse. Pour en apprécier la finesse, il faut regarder l’œuvre Große Kordel. Tu y vois une grosse corde qui essaie d’être un carré. Une œuvre amusante, minimaliste. La corde pend presque dans la forme d’un carré au bout de deux boucles et plie un peu en dessous. Les extrémités de la corde ont été tressées ensemble par les cordiers. C’est apparemment une corde épaisse banale, mais c’est en fait une réflexion sur ce qu’est une surface, ce qu’est un tableau, ce qu’est une fenêtre, ce qu’est une embrasure ou une action sculpturale, ce qu’est l’architecture… et cela combiné à une attention pour les qualités texturales d’une corde et ce qu’on peut faire avec une corde.
Ce n’est pas un hasard si Lohaus a réalisé très tôt dans les années 60 des petites œuvres qu’il a appelées Coudrages et dans lesquelles il avait cousu des motifs à la machine à coudre sur du papier ou du tissu. Il a fait aussi beaucoup d’œuvres avec de la corde que personne ne connaît. Une d’entre elles, qui figure dans la collection du S.M.A.K., s’appelle Rahmen (cadre). C’est un cadre de tableau carré autour duquel une petite corde a été entourée. Große Korde a été montrée en 1968 au musée Van Abbe et je l’ai exposée ce printemps à Project Space 1646 à La Haye. Pour le reste, cette œuvre n’a jamais été vue du public. J’ai encore ajouté une autre pièce à la collection, une œuvre que j’avais vue dans l’atelier de Bernd et dont j’étais tombé amoureux sur le champ. Elle consiste en deux planches posées en oblique contre le mur à un angle d’environ 15° et dans chaque planche, une corde a été intégrée en haut. Une des cordes repose sur la planche, l’autre pend derrière sa planche et semble caresser le mur avec une grande tendresse. Une sculpture d’une beauté incroyable.

On voit aussi ici une œuvre de Peter Buggenhout (1963), qui décrit lui aussi ses sculptures comme des analogies : des textures qui ont été ajoutées à la réalité, pas des traductions d’idées, pas des métaphores. Des sculptures magnifiques, qui procèdent de tentatives de générer autant de surface que possible, par exemple en rongeant du polystyrène ou en pressant ensemble des structures creuses puis en les saupoudrant de poussière d’aspirateur filtrée. Ses sculptures se développent ainsi comme de mystérieux coraux. Pour mieux le comprendre, il faut les considérer sous l’angle de la liberté formelle de la peinture, qui rend possible une liberté sculpturale rafraîchissante.

Nous arrivons ici dans la salle du peintre Walter Swennen, né en 1946. Y sont accrochés plusieurs tableaux, dont sept de la collection du S.M.A.K. et trois du M HKA à Anvers. La particularité du travail de Swennen est qu’il tente à chaque fois de créer un nouvel espace pictural. Qu’est-ce que c’est au fond, un espace pictural ? C’est une sorte de réflexion comique sur le fait qu’un tableau est une surface sur laquelle on crée une illusion spatiale en y ajoutant de la matière. Lorsqu’on peint une pomme, on essaye de créer l’illusion que cette pomme est ronde ou a un volume. Il y avait en Amérique dans les années cinquante des peintres qui voulaient faire des tableaux plats ne faisant plus semblant de créer un semblant d’espace mais qui assumaient leur état : nous sommes plats. Ces tableaux sont un peu issus des tableaux de Mondriaan qui peignait des surfaces rouges, jaunes et bleues, avec la difficulté qu’une surface bleue a tendance à passer à l’arrière-plan et une surface rouge à l’avant-plan. Mondriaan tentait en fait de faire des tableaux où les trois couleurs restaient sur le même plan. Il y est parvenu en peignant des lignes noires entre les couleurs. Trente ans plus tard, des artistes comme Barnett Newman, Rothko et Jackson Pollock voulaient peindre des toiles plates, consciemment plates. Walter Swennen est quelqu’un qui réfléchit à ces questions, généralement avec humour. Chaque tableau est une nouvelle aventure.
Je te propose d’examiner le tableau avec l’image d’un lion apparemment noir. En t’approchant, tu découvriras une sorte de fond jaunâtre sur lequel un lion fantastique a été peint, à l’exception de l’œil. En fait, après avoir peint le lion, Swennen a enlevé avec son doigt ou un pinceau la peinture à l’emplacement de l’œil, si bien que ce qui vient le plus en avant plan au niveau du dessin – à savoir l’œil – vient en fait du fond du tableau. Swennen fait ça souvent. A la page X de ce journal, on peut voir que le reflet sur le seau de charbon provient en fait de l’arrière-plan. Tu as donc un tableau avec un fond jaune, sur lequel un lion noir a été peint puis gratté à la brosse. L’artiste a déposé le tableau à plat par terre et l’a brossé très fort, comme s’il avait nettoyé la cuisine. Il a frotté plus fort ce qu’il voulait moins noir. Résultat : tu ne sais plus très bien si ce noir est appliqué par-dessus ou brille par transparence. Tu ne le vois pas non plus parce que le noir qui s’est détaché en frottant a détaché sur le fond, créant une lueur noire sur le jaune. L’avant-plan et l’arrière-plan se mélangent un peu, sauf dans l’œil du lion. Puis Swennen ajoute des éléments rouges et blancs. Une manière de créer un espace pictural peut consister à inverser l’avant-plan et l’arrière-plan, de sorte qu’on ne sait plus ce qui a été peint en premier et en dernier. Mais on peut aussi créer un espace pictural en utilisant diverses textures, diverses épaisseurs de peinture. Tout le tableau est assez transparent, assez léger. Ce lion flotte presque comme un spectre de fumée grise sur l’arrière-fond. Et puis tu as ces bandes blanches et rouges en traits gras, comme si elles avaient été appliquées au couteau à la manière des paysagistes de Montmartre. Une couche épaisse de peinture à l’huile – mais ce pourrait tout autant être une couche épaisse de laque – créant un contraste entre une peinture de texture matte et une autre avec un aspect brillant. Cet éclat et cette épaisseur se détachent, ce qui crée un espace fictif entre les bandes blanches et rouges et ce qui se trouve derrière ou dessous. Tu as l’impression qu’elles planent devant le tableau. C’est en fait le troisième élément pictural. Tu as l’arrière-plan jaune, le lion noir effacé et les éléments rouges et blancs. Pourquoi le rouge et le blanc ? Parce que ce lion nous fait penser à la Flandre. Walter vit à Anvers et ne supporte pas le Vlaams Belang et les flamingants. Il a été scandalisé par la décision de Johan Sauwens de repeindre tous les feux de signalisation de Flandre, qui étaient rouges et blancs, en jaune et noir. C’est un acte stupide, non seulement d’un point de vue politique, mais en raison du fait que le rouge et le blanc sont des couleurs liées à la circulation routière. Elles font partie d’une convention. C’est un code de la route qu’on ne change pas comme ça du jour au lendemain. C’est pour cette raison que ces couleurs se retrouvent aussi dans le travail de Luc Deleu par exemple, qui utilise très souvent du rouge et du blanc.
Il y a encore une chose à savoir à propos de Swennen, quelque chose qui revient très souvent dans ses tableaux. Ce sont les bords, qui empêche l’image de dépasser (virtuellement, bien sûr) les bords du tableau. Le tableau avec le moulin à vent par exemple: en haut on voit une bande non peinte qui pousse le tableau vers le bas. Les tableaux de Swennen ont souvent un petit bord de ce genre. Sur le tableau avec le bloc de bois et la scie verte, on voit à droite une surface brillante bleue, à droite et à gauche il y a aussi deux petites lattes noires qui sont restées accrochées au tableau. C’est beau de voir qu’ici, ce bord typique de Swennen prend la forme des bandes rouges et blanches évoquant en haut un blason (un blason flamand aux couleurs rouges et blanches de la circulation). Tu vois en même temps du côté gauche du tableau une bordure jaune pâle où la boue noire causée par le grattement du lion n’a pas taché le fond.
Walter Swennen est un grand amateur de jazz. Nous sommes un jour allés voir avec sa femme Nan un portrait filmé du célèbre pianiste Theolonious Monk. On dit de Monk que quand il serrait une main, il y mettait un contrepoint. Sa main restait suspendue à mi-vol, puis reprenait son mouvement. Lorsqu’il jouait sa propre musique, il faisait venir les notes un peu en retard. Il travaillait avec des contre-rythmes et c’est aussi ce que fait Walter. En regardant ses tableaux, on peut toujours y trouver un contre-équilibre, un mouvement nouveau, tactique et inattendu qui fait perdre au tout son équilibre pour mieux le rétablir.

Je peux aussi te proposer d’examiner Tumdedum, le tableau au fond blanc et bleu clair sur lequel ont été peintes des lettres vertes et où flotte une petite étoile rouge. Même trisection… Swennen m’a dit un jour que quand dans un bon tableau, on peut souvent compter jusqu’à trois. Les lettres ont une texture étrange car elles ont d’abord été peintes sur une toile en plastique, pressée ensuite sur le tableau, si bien qu’on obtient une autre texture que le fond (blanc et bleu) et que l’avant-plan (l’étoile). On a ainsi trois types de textures.
Tu peux aussi voir sur le petit tableau au fond noir un bonhomme orange et des petites surfaces blanches : trois éléments encore une fois.
Quelle est la signification du bonhomme orange ? Swennen utilise souvent le dessin. Des dessins qui sont souvent ratés d’une manière ou d’une autre. Des dessins de ses filles Julie et Els ou des dessins qu’il trouve sur les couvertures de livres, ou sur un emballage, une vitrine ou un camion qui passe. Un dessin raté devient lui-même un tableau car l’espace est mal rendu. C’est là une manière de regarder ce petit bonhomme orange. C’est en fait une sorte de basculement dans l’espace.

Finalement nous arrivons dans la salle des œuvres de David Claerbout (1968). Pour la première fois, il a fait ici une installation montrant en alternance quatre films différents. C’est tout à fait nouveau car en art contemporain, si tu fais des films qui sont montrés comme installations, tu ne veux pas que des films différents soient projetés l’un après l’autre. Tu veux que tes œuvres soient considérées comme des sculptures autonomes. Je trouvais pourtant un peu déplacé à l’égard du visiteur de réserver un espace de cette taille pour montrer un seul film et j’ai demandé à Claerbout s’il n’avait pas envie de faire quelque chose d’entièrement nouveau. Il a répondu qu’il pensait depuis des années déjà à la possibilité de créer des installations pouvant montrer plusieurs projections simultanément et qu’il était heureux d’avoir maintenant une raison de les réaliser. Un des quatre films qui seront montrés est The Stack, une œuvre de la collection. Un autre est le film récent Sunrise, qui a été projeté il y a peu à la galerie Micheline Szwajcer à Anvers : un film très beau et très émouvant qui montre pour moi la naissance de la lumière. La salle a été peinte entièrement en gris à la demande de l’artiste et les films sont projetés sur un fond gris qui adoucit les contrastes et rend la naissance de la lumière plus palpable parce que les projections semblent s’arracher péniblement à la surface grise. Le film lui-même, Sunrise, est réalisé avec peu de couleurs. C’est un film en couleur, mais presque toutes les couleurs ont disparu si bien qu’on pense avoir affaire à un film noir et blanc. On y voit l’histoire d’une femme qui nettoie une résidence moderniste avant l’aube, avant que les riches habitants du lieu se lèvent. Elle doit travailler pratiquement comme une taupe dans le noir et après son travail, on la voit rentrer chez elle en vélo au lever du soleil. On voit là une image qui me rappelle un passage émouvant de la Recherche de Marcel Proust, dans lequel le héros, assis dans un train à une petite gare se voit offrir une talle de lait par une jeune fille et remarque comment la lueur rouge naissante du soleil éclaire son visage.
On peut retenir en regardant Sunrise que la maison moderniste est très particulière. Il fallait que ce soit une maison moderniste, mais elle ne devait pas être connue parce qu’on voit alors un film dans une maison connue et ce n’est pas le but. Claerbout a trouvé cette maison par l’intermédiaire du très riche partenaire d’un grand architecte, mais personne ne connaît la maison. Il a donc pu l’utiliser d’une telle manière qu’on identifie une organisation de lignes verticales et horizontales. La caméra se déplace toujours sur des rails, en mouvements linéaires, horizontaux. Le film naît du contraste entre ce monde sans couleurs avec ses lignes verticales et horizontales (le rêve du contrôle et de la raison qui menace d’engloutir un personnage sans défense) et ce magnifique paysage aux brumes organiques (Ann Veronica Janssens!) exalté par la musique de Rachmaninov, avec une femme qui n’est plus anonyme mais prend un visage à la lumière du soleil levant : je voulais montrer ce contraste dans cette salle obscure où je ne pouvais malheureusement pas faire entrer la lumière naturelle.


2 juillet 2010