Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Xiao Xia - 1991 - Les temps modernes [FR, essay], 1991
Texte , 5 p.




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Hans Theys


Les temps modernes
Autour de Xiao Xia



I

Mardi 19 février 1991. Dix heures du matin. Brrr. Il fait froid ici. Je regarde l’assemblée d’objets sur la tablette de ma fenêtre. Surtout la cuvette de W.C. en argile rouge que Fenna a modelée quand elle avait dix ans.

Il y a quelques mois Bellino Fazzari m’a raconté que Xiao Xia, qui collectionne des films, se tord de rire chaque fois qu’il voit Les temps modernes de Chaplin. Pourquoi ce film fait-il rire quelqu’un ? Quelle est la différence entre Les temps modernes et tous les autres films ? Quels critères emploie-t-on pour se composer un univers à soi ?

Lorsqu’en 1915 Marcel Duchamp acheta une pelle à neige, il révéla, sans le vouloir (1), l’impudence et la surabondance croissante des objets (2). Et si ce n’étaient les objets qui se mettaient à pulluler, c’était que la force du regard commençait à faire défaut. La preuve qu’il n’avait pas conscience de la portée de son achat, c’est qu’il a ajouté des phrases à ses objets trouvés. (3)

Le héros sans nom (4) des Temps modernes est pris pour le meneur d’une manifestation, parce que, ayant ramassé un drapeau rouge tombé d’un camion, il est poursuivi par une foule de grévistes.

Walter Benjamin, un des premiers penseurs à affronter l’émiettement, a écrit que l’an 1841 vit la parution en France de “soixante-seize physiologies nouvelles”. Ces physiologies étaient de petites études qui décrivaient un à un tous les soi-disant types humains (5). “Quand l’écrivain s’était rendu au marché, il regardait autour de lui comme dans un panorama”, dit Benjamin. Les choses ne pouvaient plus être saisies en un seul coup d’oeil, mais l’étude de détail de portée universelle semblait pouvoir compenser ce manque de clarté (6).

(Vendredi 22 février 1991. Xiao Xia a pris quelque part un bonzai effeuillé qu’il veut réveiller à la vie. Il lave l’argile durcie et plante les petites racines dans de la terre noire et meuble.)


II

Il paraît que nous n’avons qu’une seule défense contre ce fleuve de désarrois qui nous submerge : non pas l’explication englobante, mais la profondeur. Voici une thèse contestable, mais c’est la position claire et distincte qui nous sert de point de départ pour examiner (encore une fois) l’Art de Peindre (7).

Walter Benjamin considérait le film comme un véhicule de la libération des masses, permettant l’éducation et la prise de conscience. D’après lui, la distance entre le résultat illusoire (et reproductible à l’infini) et les circonstances de tournage artificielles est telle qu’elle rend possible “un regard immédiat sur la réalité”. “La reproductibilité technique de l’oeuvre d’art change le rapport entre l’art et les masses”, écrit-il. “L’attitude la plus retardataire, par exemple en face d’un Picasso, se mue en la plus progressiste, par exemple à la vue d’un film de Chaplin.” Ce raisonnement nous attendrit, non seulement parce que Benjamin semble croire vraiment à la mission émancipatrice du cinéma, mais aussi parce qu’il dénie ce rôle salutaire à la peinture.

Vous vous trouvez dans le magasin à jouets des Temps modernes, mais vous êtes incapable de faire du patin à roulettes. Xiao Xia doit patiner pour vous, car tel est son rôle.

“Une des fonctions révolutionnaires du cinéma sera de montrer que l’utilité artistique et l’utilité scientifique (1) de la photographie, séparées dans le passé, sont identiques.” Benjamin croyait que les gros plans et le ralenti nous révéleraient le monde tel qu’il est vraiment, dans toute sa signification artistique, mais surtout scientifique.

(Noël 1930. En présence de Chaplin, Buñuel essaie de démolir un arbre de Noël, pour avoir entendu lire un poème patriotique. Une certaine Léonor lui dit: “Louis, c’est un sale coup”. “Pas du tout”, répond-il. “Tout sauf cela. C’est un acte de vandalisme et de subversion”. Dans un monde sans sens, l’acte terroriste et l’acte surréaliste se rejoignent dans un ballet comique.)


III

Pour Benjamin, la “politique esthétisée” des fascistes devait être contrée par “un art devenu politique”. Ses essais tentent de réunir quelques expériences originales en un système de défense bancal et désolé. Ils illustrent de façon comique l’impossibilité de cette soumission à un système. Plus il essaie de subordonner la photographie ou le film à la réalité ou à l’émancipation des masses, plus il s’éloigne de la réalité, moins ses écrits sont adéquats.

Que s’est-il passé ? Le flaneur Benjamin va voir L’opinion publique et La ruée vers l’or et il s’étonne : les gens semblent prendre position en riant contre les abus montrés et ils semblent aussitôt comprendre ce qui lui a demandé de longues études. A partir de ce moment, il s’oppose à ceux qui veulent “ranger le cinéma parmi les arts” – en accentuant sa valeur cultuelle (9), et qui ne veulent pas comprendre que, bien au contraire, c’est le cinéma qui a changé l’essence de l’art. “L’art”, écrit-il, “s’est délivré de l’emprise des belles apparences” (10).

Eh bien, on ne se délivre pas des apparences, on les subit. Le taudis que l’on voit dans Les temps modernes n’en est pas un. Au lieu de rapprocher la réalité, le cinéma l’a exilée derrière des décors et des mises en scène à l’infini. (On ne peut pas changer l’essence de l’art, on peut seulement découvrir un autre aspect de son cauchemar.)

L’homme a besoin de chaleur, dit Xiao Xia. Voilà pourquoi il peint des abeilles dorées qui butinent et font de la cire. Selon moi, une oeuvre d’art ne produira de la vraie chaleur qu’en brûlant.


IV (FIN)

Reste ce que Giorgio Agamben a appelé “l’appropriation de l’irréalité” : pousser à l’extrême l’aliénation et la déshumanisation. Faire un art qui ne parle que de l’art. Un art qui se ferait sans nous, comme la négation absolue de la Vie (11). Un art qui se ferait sans nous ! Voilà une idée ! Et maintenant j’ai envie d’aller manger une pomme.


Montagne de Miel, 3 septembre 1991


Traduit par Michel Kolenberg
 


 

Notes :

1        Souvent Xiao Xia produit des œuvres fortes, aux compositions impressionnantes. Voici une grande maîtrise technique, un sens de la poésie et une intuition infaillible de ce qui plait. Et puis quoi encore ? Se distinguer et surtout prendre position par rapport aux autres artistes ! Eh bien, toute grande oeuvre d’art trouve d’elle même sa place dans l’histoire de l’art (non pas en résumant toutes les considérations possibles, ni en dénouant le Grand Noeud Des Fils Conducteurs), et cela le plus souvent malgré les intentions de l’artiste (voir la pelle de Duchamp).

2        Agamben remarque que les Petites misères de la vie humaine de Grandville (publié en 1843) “nous donne l’une des premières représentations d’un phénomène qui devait devenir de plus en plus familier à l’homme : la mauvaise conscience à l’égard des objets. Dans un robinet qui fuit et que l’on ne peut fermer, dans un parapluie qui se retourne, dans une botte impossible à chausser comme à ôter, de sorte que le pied y reste obstinément pris (...) Grandville découvre prophétiquement, au-delà de la simple mésaventure fortuite, la marque d’un nouveau rapport entre hommes et choses”. (Giorgio Agamben, Stanze)

3        “Cette phrase, au lieu de décrire l’objet comme l’aurait fait un titre, était destinée à emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales”, a-t-il écrit plus tard. Duchamp était un joueur de scrabble. (Il adorait les jeux de mots et les anagrammes.)

4        Les seuls qui parlent dans ce film sont le patron de l’usine et un enregistreur. Quand le héros doit chanter, il a oublié les paroles.

5        “Depuis le camelot des boulevards jusqu’aux élégants au foyer de l’Opéra, il n’y a pas une figure de la vie parisienne que le physiologue n’ait croquée.” (Walter Benjamin, Charles Baudelaire)

6        Xiao Xia m’a parlé d’un livre (dont on a fait un film) qui montre l’évolution d’une société par les changements que subit un salon de thé.

7        Je ne parle pas de peintures. On doit subir une oeuvre d’art, on doit la scruter, renifler et goûter, on doit avoir envie de la manger. On peut aussi la taxer, à l’aide d’un magazine illustré ou dans un catalogue. Mais on n’en parle pas dans un texte.

8        Dans la terminologie marxiste, “scientifique” veut dire “politique”.

9        D’après Benjamin, la valeur cultuelle s’oppose à la valeur d’exposition. “La valeur cultuelle d’une oeuvre d’art (d’une Vénus antique, par exemple) résidait dans son fondement dans le rite, qui lui conférait sa valeur d’usage première et originale.” En avançant que le cinéma refoulait la valeur cultuelle de l’oeuvre d’art au profit de sa valeur d’exposition, Benjamin avait prévu que la véracité et l’authenticité de l’oeuvre d’art perdraient de plus en plus en importance (pour son statut d’oeuvre d’art, voir Duchamp et Warhol), mais non qu'un culte de la valeur d'exposition naîtrait et que montrer, montrer pour vendre, et même faire semblant de montrer quelque chose, deviendrait le rite dominant du 20ème siècle.

10      Si ces acrobaties à l’aveuglette ont prouvé quelque chose, c’est bien que l’esthète Benjamin devait échouer dans sa tentative de soumettre ses trouvailles à une providence salutaire. Il était le produit du même éclatement et de la même dévalorisation de la réalité qui a garanti le succès des idéologies totalitaires.

11      La plus grande oeuvre d’art serait la Mort.