Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

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ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Xiao Xia - 2017 - Un pirate libre et moderne [FR, essay]
Text , 8 p.




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Hans Theys


Un pirate libre et moderne
À propos de l’œuvre de Zang Xiao Xia



Dans le présent texte, j’aimerais parler du peintre et de la personne de Zang Xiao Xia, pour autant que nos rencontres passées me le permettent. Ces rencontres ont débuté il y a près de trente ans, à l’automne 1988, lorsque le peintre Damien De Lepeleire et moi-même l’avions invité à collaborer à une revue. Je l’ai perdu de vue vers 1997.
En 2010, j’ai été invité à donner une série de conférences auprès de plusieurs universités de Shanghai. Comme cela me semblait incongru de me rendre dans son pays à son insu, j’informai Xiao Xia de ma visite par l’intermédiaire de Bruno Simpelaere. Durant ce séjour de deux semaines, où Xiao Xia me fit découvrir une série de trésors artistiques de Shanghai, Nanjing et Suzhou, j’ai vécu quelques-uns des moments les plus émouvants de toute mon existence, qui jettent une lumière particulière sur la personnalité et l’œuvre de cet homme exceptionnel.



Qui est Zang Xiao Xia ?

Personne ne sait qui est Zang Xiao Xia. Tel un ermite inaccessible, il fuit la vie mondaine. Sans doute parce qu’il estime qu’ainsi, il signifiera plus pour le vrai monde, qui n’est pas sujet aux modes, et qui continue d’exister en toute tranquillité, du moins provisoirement, car même les montagnes ne sont rien d’autre que des vagues lentes.

Zang Xiao Xia. En chinois, le nom de famille précède le prénom, ce dernier se composant souvent de deux parties. En Occident, les gens se différencient plus par leur nom de famille que par leur prénom, car bon nombre de gens portent le même prénom. En Chine, c’est l’inverse : un très grand nombre de gens portent le même nom de famille et on les distingue, dès lors, les uns des autres par leur prénom spécifique. « Xiao Xia » signifie littéralement « petit été ». Il s’appelle ainsi parce qu’il est né en mars.

Le père de Xiao Xia était un peintre traditionnel. Cela signifie qu’en tant que peintre, il avait un parcours bien précis à accomplir, qui dure toute une vie. Dans la tradition chinoise, on devient maître en s’appropriant les techniques anciennes, en copiant les maîtres anciens et en s’exerçant durant toute une vie. Durant les cinq dernières années de sa vie, le père s’est fait assister par son fils, qui a été initié, dès sa petite enfance, aux différentes techniques.
          Durant notre première rencontre, en guise de prise de connaissance, je vis comment Xiao Xia découpa un petit dragon dans une barre de craie de Briançon. Ses mains jonglaient avec la craie qui se transforma rapidement en une figurine, l’artiste ne jetant que de temps en temps un œil à ce qui se passait entre ses mains.
          Xiao Xia parlait peu de lui-même. Il laissait parler ses actes. Ainsi, pour faire connaître physiquement la cuisine chinoise d’une richesse et d’un raffinement sans fin, il avait créé une version toute personnelle de la sauce bolognaise. Celle-ci s’inspirait de la version originale de ce plat, qui consiste à faire mijoter un certain type de saucisse dans de la tomate jusqu’à ce qu’elle se désagrège et absorbe toute la tomate. Dans la version de Xiao Xia, il n’y avait pas de tomate, rien que de minuscules dés de céleri vert, d’échalote, d’ail et du hachis émietté qu’il faisait mijoter dans un petit poêlon avec un fond d’huile d’olive. C’était divin. Un autre jour, il me prépara une soupe avec les feuilles d’une botte de radis, que l’on a coutume de jeter en Belgique. Le goût de cette soupe était presque insaisissable, tout comme le goût des variétés de thé impériales, qui sont préparées de telle sorte qu’il ne reste que le souvenir d’une saveur, que seules les personnes ayant un palais entraîné parviennent à goûter.

Xiao Xia me raconta une légende sur l’invention du thé par l’empereur Chen Nung. Un jour, ce dernier avait fait une sieste sous un arbre à thé, un verre d’eau tiède posé à côté de lui. Durant cette sieste, une feuille tomba dans le verre. À son réveil, l’empereur découvrit la divine saveur de thé qui, évidemment, était quasiment imperceptible. Nul doute que nous pouvons également interpréter ce récit comme une parabole sur la manière dont naissent les choses particulières : non en les contraignant, mais en étant prêts et suffisamment ouverts pour les accueillir. Ainsi, l’artiste chinois ne recherche pas l’originalité au sens occidental du terme, ni au sens d’une espèce d’excentricité personnelle, mais il cherche à pratiquer les choses avec persistance, de sorte que ces choses finissent parfois, de leur propre initiative, par se montrer différemment, ne serait-ce que parce que l’artiste pratiquant porte, malgré tout, les marques de son temps.  


La peinture de Xiao Xia

Je ne m’y connais pour ainsi dire pas en arts traditionnels chinois. Tout ce que je sais, je le dois à Xiao Xia, qui a dû réduire toutes ses connaissances à l’essentiel afin de pouvoir les transmettre en français simple.

La première contribution de Xiao Xia à notre revue consista en une représentation schématique dans laquelle il essayait d’exprimer le rapport entre Marcel Duchamp, Joseph Beuys et plusieurs autres artistes. D’une façon semblable, il s’efforça de réaliser des peintures qui, tout en provenant de la tradition chinoise, pouvaient quand même se prétendre « modernes ». Aujourd’hui, je crois qu’il y parvenait mieux que ce dont j’avais conscience à l’époque, parce que je n’étais pas encore capable alors d’interpréter la texture d’une peinture.

En guise d’exercice de réflexion, on peut classer l’histoire de la peinture occidentale en deux courants. D’une part, il y a la peinture grecque, dont il ne reste pratiquement rien, mais qui a été réinventée au 15e siècle et qui a connu son apogée au 17e siècle : la reproduction en peinture de la façon dont la lumière nous montre le monde, à travers une collection d’objets volumineux qui sont disposés dans un espace profond. Citons l’exemple de la fresque hellénistique, à Vergina, qui représente l’enlèvement de Perséphone par Hadès ou l’exemple de La chasse au lion, une ébauche réalisée par Rubens sous forme de grisaille, qui fait partie de la collection de la National Gallery à Londres.
Le deuxième courant dans la peinture occidentale remonte à l’Empire byzantin et nous conduit, à travers les icônes et la peinture gothique, vers l’espace plat et « décoratif » de Matisse, ainsi que la stylisation recherchée des préraphaélites.
          Ensemble, ces courants ont donné naissance, via l’impressionnisme, d’une part, et via des peintres comme Cézanne, Malévitch et Mondrian, d’autre part, aux peintures polyfocales et plates des expressionnistes abstraits.

D’une manière générale, on pourrait affirmer que la peinture occidentale se définit à travers son rapport à la spatialité et à la lumière, soit en ignorant l’espace, comme dans les peintures mnémoniques d’avant la Renaissance, soit en inventant un espace mesurable, perspectiviste, soit encore par une nouvelle spatialité obtenue en faisant se télescoper les couleurs, les formes et les textures, que Gilles Deleuze a qualifiée, dans son livre sur Francis Bacon, de spatialité haptique. Et voilà exactement ce que Xiao Xia essaie aussi de faire, sans pour autant renier sa propre tradition.

La deuxième contribution de Xiao Xia à notre revue fut une peinture qui représentait un sein de femme tombant, peint en rouge, et un brin de blé   sortant du mamelon en se dressant. Une image étrange, dans laquelle la pesanteur de la Terre et l’élan de la culture s’équilibrent. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d’une image, mais aussi d’une peinture, où l’on remarque que les deux éléments ne se trouvent pas dans le même plan et qu’ils présentent une texture différente. Le brin de blé de couleur claire a été appliqué en « tirant », avec de la peinture quelque peu séchée, sur le fond foncé, qui, lui, est de composition différente, faisant ainsi naître une profondeur picturale entre les deux éléments picturaux. Ainsi naît l’espace spécifique d’une peinture, qui n’a rien à voir avec la représentation d’une idée ou l’imitation de la soi-disant réalité.
          Nous observons le même phénomène dans la peinture La Guerre des abeilles de 1990 (reproduit en pages 30 et 31 du grand catalogue Brachot de 1991), où nous relevons trois textures : la toile non traitée, imprégnée plusieurs fois d’encre pour obtenir un ciel nocturne, fuyant ; puis, de petites taches rondes de peinture dorée qui semblent un peu plus rapprochées du spectateur et, enfin, deux surfaces blanches rectangulaires couvrantes qui, de chaque côté de cette scène, semblent flotter à l’avant-plan.
Sur le plan thématique, cette peinture renvoyait indéniablement à l’œuvre de Joseph Beuys ; lui qui, avec du feutre, de la cire d’abeille et de la graisse, créait des sculptures qui parlaient de vie et de mort, ainsi que des métamorphoses de l’énergie.
Mais, au niveau de la texture du tableau, on observe deux mouvements : d’une part, l’enlacement de la pensée spatiale de la peinture occidentale et, d’autre part, la tentative de rester fidèle aux fondements de l’art chinois du lavis : chercher, en utilisant le moins de couleurs possible (principalement du noir, du rouge et du vert) et à l’aide de petits traits, points et taches, à créer des images qui semblent s’animer. Dans La Guerre des abeilles aussi, il y a peu de couleurs : on reconnaît les taches dans le fond encré ; les points, dans les abeilles. Le fond nocturne vit, l’essaim d’abeilles semble bouger. Nous pensons à des grains de poussière virevoltants qui réfléchissent la lumière, à un ciel étoilé, à une masse qui est transformée en énergie, à la vie qui va coïncider avec l’art.

Durant cette même période, au début des années quatre-vingt-dix donc, Xiao Xia faisait aussi des peintures en écrasant du miel entre deux plaques de verre. Du coup, nous pensons instantanément à la texture en tache organique, non géométrique de la peinture chinoise, mais également à l’invention de la peinture plate par Mondrian et Malevitch, aux sculptures d’énergie de Beuys, ainsi qu’au Grand Verre de Duchamp.


Tableaux récents

Lorsque je visitai, au cours de la même année, l’atelier de peinture de Xiao Xia, dans les environs de Nanjing, je découvris une toute nouvelle série de peintures, dans lesquelles trois couleurs différentes (avec, chacune, leurs propres technique et texture) avaient une nouvelle fois été combinées de façon telle qu’elles avaient donné naissance tant à un espace pictural particulier qu’à une nouvelle forme de la peinture chinoise traditionnelle. J’ai pu emporter deux de ces peintures chez moi, que j’ai ainsi pu observer durant sept ans.
La première peinture a un arrière-plan qui crée une impression d’atmosphère, obtenue en appliquant, chaque fois d’un seul geste, sur la toile blanche trois larges bandes horizontales de couleur violette, dans un dégradé allant du clair au foncé. À l’avant-plan, le peintre a ajouté, avec un gros pinceau, de manière apparemment aléatoire, deux taches vertes, semi-transparentes, mais sirupeuses, de sorte qu’entre les deux couches, une profondeur picturale s’ouvre et que, de composition symétrique, l’œuvre en devient asymétrique de manière tant radicale qu’élégante, faisant ainsi naître un deuxième mouvement (autre que celui de l’arrière-plan brumeux).
La deuxième peinture contient un peu de gris en haut, mais pour le reste, elle est née en appliquant d’un geste gracieux, apparemment nonchalant de la peinture violette et verte sur une toile blanche.
Naît ainsi, à nouveau, une peinture d’atmosphère, vivante, qui crée l’illusion d’une jonchère dans la brume. L’emploi des couleurs est radical et pour le moins aléatoire. Le violet et le vert tranchent autant que le rouge, le bleu et le jaune de Mondrian, mais avec plus d’audace, plus radicalement, et renvoyant indubitablement au vert traditionnel de la culture chinoise, couleur très chère à Xiao Xia. Au cours de notre voyage itinérant en 2010, il me raconta, à ce propos, qu’il collectionnait des assiettes en céramique verte, fabriquées par et pour les paysans, en guise d’imitation du service en jade raffiné et précieux de certains empereurs. (En même temps, les taches vertes de la première peinture me font penser à la feuille tourbillonnante de l’arbre à thé dans la légende sur « l’invention » du thé par l’empereur Chen Nung, mais cela est sans importance ici.)

Il y a trente ans, Xiao Xia essaya d’introduire, dans sa peinture, un espace haptique, en faisant contraster des couleurs et des textures. Une partie de cet « espace » est souvent atmosphérique, comme dans la peinture chinoise ; l’autre est  souvent constituée d’une forme d’impasto. Ses thèmes et couleurs de prédilection (le jaune ou le doré impérial, le rouge de la terre, le vert de l’herbe, du roseau ou du blé) nous paraissent inhabituels, mais sont associés à des thèmes occidentaux (les abeilles, le miel, la cire et la graisse de Beuys) et mis en œuvre pour créer une profondeur picturale qui évoque tant les paysages chinois traditionnels que la peinture occidentale contemporaine (Christopher Wool, Walter Swennen).


Hier et aujourd’hui : un seul jour

Une autre contribution à notre revue, en 1989, était une reproduction d‘une reproduction trouvée qui faisait vaguement penser à Bonjour Monsieur Courbet et qui représentait quelques chasseurs en train de se congratuler les uns les autres après une partie de chasse. Au bas de la reproduction, Xiao Xia avait ajouté la légende suivante : « Tout va bien ». Le tout faisait penser à un dessin sarcastique sur le thème de la chasse. Or, en 2010, Xiao Xia m’a raconté une histoire qui jeta un jour nouveau sur cette contribution.
« Une nuit », raconta-t-il, tout le monde fut réveillé. C’était durant la révolution culturelle. Mes parents étaient en prison et moi, j’étais placé en institution. On exhorta tout le monde à crier à tue-tête « Tout va bien », et ce pendant toute la nuit. Moi aussi, je criais, mais pas de gaieté de cœur. Car, en même temps, je pensais : « Tout ne va pas bien du tout. » Comme punition pour mon manque d’enthousiasme, on m’obligea à me mettre debout face à un mur, de sorte que mon nez touchait presque le mur. J’y suis resté longtemps, pendant des années même, jusqu’à ce que le mur devant mon nez se pulvérise dans l’atmosphère. J’étais alors prêt à accomplir mon devoir. »

Après le décès de son père, Xiao Xia réalisa une exposition et publia un ouvrage sur l’œuvre de celui-ci. Ensuite, il travailla pendant deux ans à une importante série de lavis traditionnels à l’encre, une étape indispensable dans sa formation de peintre. Certains trouvent bizarre que cet artiste ne fasse pas partie de la vie publique. Je crois qu’il est moins pressé que ses contemporains. Pour pouvoir livrer une contribution personnelle durable à ce monde, il doit d’abord se dissoudre et se fondre dans son art, qui ne peut rendre hommage au passé qu’en évoluant lui-même entre les mains d’un artiste moderne, et qui pourra ainsi aussi, espérons-le, signifier quelque chose dans le futur.


Pas contemporain, mais moderne

Une autre formulation consiste peut-être à dire que Xiao Xia veut faire des peintures non pas contemporaines, mais modernes. À la lumière du 19e siècle français, cela signifie que la peinture se libère des formes et normes académiques et qu’elle essaie, à l’instar de Courbet, de se rapprocher de la vraie vie. Cela ne signifie pas que Courbet, qui sera tant admiré plus tard par Cézanne, balaie la tradition, mais bien qu’avec ses peintures, il semble vouloir atteindre une réalité qui n’avait encore jamais été représentée ou exprimée.

Et qu’est-ce que la réalité ? Pouvons-nous en parler autrement qu’en termes mythiques ? Tout d’abord, j’aimerais indiquer que Xiao Xia concevait une grande admiration pour le film Les Temps modernes de Charlie Chaplin. « Ce film est vraiment moderne ! » disait-il en riant. Nous savons que le célèbre historien de l’art et penseur Walter Benjamin, qui vécut et pensa au début du 20e siècle, considérait ce film comme un document contestataire. Était-ce cet aspect-là qui faisait de ce film un film moderne pour Xiao Xia ? Je ne le crois pas. D’une façon insaisissable, en effet, ce film semble aller plus en profondeur que n’importe quelle analyse économique, politique ou autrement théorique.
          Quelque chose est mis à nu, tout comme chez Courbet, mais nous ne savons pas trop quoi. Nous essayons de le goûter, mais le goût semble seulement présent comme souvenir, comme si nous nous souvenions en rêve que nous avons, un jour, observé la réalité, mais que nous avons oublié comment nous avons procédé.
          Et quelque chose de ce souvenir, telle une saveur à peine identifiable ou tel un mouvement qui n’existe qu’en apparence dans une peinture chinoise traditionnelle, a été conservé dans le ton quelque peu amer de l’humour (qui est peut-être apparenté à l’arrière-goût amer de Tout va bien).


Humour, paysans et kitsch

Milan Kundera écrit quelque part que dans la partie tchèque de la Tchécoslovaquie d’avant la chute du rideau de fer, on pouvait reconnaître les dénonciateurs à leur manque d’humour. Grâce à l’humour, pourrait-on dire, nous continuons de nous souvenir que le monde peut être différent de ce qu’il est aujourd’hui. Très brièvement, les murs semblent trembler, comme traversés par le souffle d’un épais brouillard. Très brièvement, nous sentons un contrepoint, qui contrecarre les formules sérieuses toutes faites. En ce sens, toute forme d’humour, aussi raffiné soit-il, a quelque chose d’humain que nous aimerions qualifier ici de « paysan ».
Pour Xiao Xia, le paysan est la personne qui, sur le plan culturel, est le plus éloigné de l’empereur. Mais sans blé, il n’y a pas d’empire possible. Et Hongwu, le fondateur de la dynastie Ming, qui a fait de la ville natale de Xiao Xia, Nankin, la capitale de la Chine, était fils de paysan. À la base de tout se trouvent le sol, la terre, le blé, le riz.
Si nous regardons à nouveau l’œuvre montrant un sein de femme rouge et un brin de blé, nous voyons que l’épi de blé est travaillé avec de la dorure, qui renvoie peut-être au jaune impérial.

Le kitsch est à la base de l’art moderne. Dans quel sens ? « Le kitsch », me confia, un jour, Xiao Xia, « c’est tout ce que le paysan trouve beau : les enfants, les fleurs et les animaux. » Le paysan, qui n’est pas aussi raffiné que l’empereur, voue néanmoins de l’admiration pour ce dernier et essaie de fabriquer des assiettes en céramique verte qui rappellent les assiettes de jade. Le paysan recherche la noblesse, non pas d’une manière opportuniste, snob, mais en partant de la terre, de la nécessité, d’un vrai besoin de beauté. Le paysan a les deux pieds sur la terre rouge. Il boit l’or du soleil, comme le blé et les abeilles. Il ne fait pas semblant. Il n’obéit pas à des règles mesquines. Il rit et il respire. Il est moderne.

Un jour, j’ai reçu une photo d’une gigantesque sculpture en terre rouge, réalisée par Xiao Xia : une sorte de pyramide tronquée. En 2010, il m’offrit une théière en terre rouge, conçue par lui.

Dans le temps, Xiao Xia était émerveillé par le film Le Sorgho rouge de Zhang Yimou, avec les paysans qui chantent et secouent le palanquin. Il aime aussi faire pousser des choses. À Bruxelles, il nourrissait un petit arbre avec une mixture qu’il avait concocté lui-même. Et une des premières choses qu’il me montra dans un de ses jardins en Chine était un brin d’herbe qu’il avait fait pousser jusqu’à une hauteur de deux mètres.


Florence

Alors qu’il habitait en Belgique, Xiao Xia a mis plusieurs années avant d’obtenir l’autorisation de se rendre en Italie, un pays pourtant tout proche, où il désirait tant découvrir le berceau de la peinture occidentale moderne. Lorsqu’il obtint enfin le sésame, avec l’aide de beaucoup d’amis, il téléphona à son père. « Ça y est, j’ai réussi, » dit-il « Je suis à Florence, j’ai vu les peintures de mes propres yeux. » Et ils ont alors pleuré tous les deux, et il a compris que son père l’avait formé pour qu’il sache regarder à sa place, avec un regard impérialement paysan, tel un pirate moderne et libre.


Montagne de Miel, 2 août 2017

Dédié à Christine Duchiron-Brachot

Traduit par Michèle Deghilage