Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Koen Deprez - 2017 - Jezelf van het schaakbord duwen [NL, essay]
Texte , 5 p.




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Hans Theys


Se pousser hors de l’échiquier  
Rencontre tectonique entre des œuvres anciennes et nouvelles de Koen Deprez



J’aimerais m’entretenir ici sur l’architecte-artiste Koen Deprez (1961) dans le but soit de le présenter à ceux qui ne connaîtraient pas encore son œuvre, soit de poursuivre la réflexion avec ceux d’entre vous qui l’observent et le ruminent depuis un certain temps. Cette contribution se justifie en outre par l’inauguration imminente de deux expositions, l’une à la Galerie Zwart Huis (Bruxelles) et l’autre au PAK (Gistel), qui présentent toutes deux des œuvres tant anciennes que récentes de l’artiste.

Hier soir, Deprez m’avait confié plusieurs récits sans rapport explicite entre eux, mais voilà que cette nuit, ceux-ci se sont enchevêtrés. À huit heures dix, un tonitruant coup de tonnerre isolé m’éveilla. Dans le ciel, il n‘y avait pas d’orage, juste une pluie fine qui tombait. « L’éclair naît d’un frottement entre la terre et l’air, » me dis-je,  « tout comme un tremblement de terre est la libération d’une tension tectonique qui s’est lentement accumulée. »

Deprez est à la fois artiste et architecte. Ce qui n’équivaut pas à dire qu’il crée des œuvres d‘art et qu’il construit des maisons, mais bien qu’il a développé une façon de penser qui se sert d’images et de techniques empruntées à ces domaines et qu’il réalise des œuvres qui viennent enrichir ceux-ci, tout en faisant fi de ces images et techniques.

À première vue, son œuvre part du désir de créer des formes architecturales qui ne soient pas prisonnières d’une pensée dite fonctionnelle. Résumé en une seule image, cela revient à dire que quelque chose n’est jamais purement ornemental. Plus l’ornement est mort, pourrait-on dire, plus il exerce une force contraignante sur notre existence en la canalisant. Plus il est vivace, plus il est à même de créer un espace où respirer.

Si l’on pousse l’analyse plus loin, cependant, cette quête architecturale semble reposer sur une pensée artistique plus fondamentale, que je qualifierais de tectonique. L’œuvre tout entière de Deprez semble vouloir échapper à un monde oppressant où s’accumulent sans cesse de nouvelles tensions innommables dont on redoute la décharge, tout en la désirant aussi et pour les mêmes raisons justement. Soulagé, le personnage interprété par Tom Waits dans Short Cuts d’Altman s’écrie dans l’embrasure d’une porte de caravane où il s’abrite lors d’un tremblement de terre : « This is the big one ! ». Dans l’univers de Deprez, les attentats du 9 septembre constituent un moment architectural libérateur, né de l’enchevêtrement imprévisible de deux formes modernistes glorifiées par Le Corbusier.   

Alors qu’il était encore étudiant, l’artiste s’était mis à noter les moments auxquels le roi Baudouin empruntait la rue des Palais quand on allait le conduire à son travail et qu’il en revenait. Ayant reconstitué, après quelque temps, le scénario entier, de sorte qu’il pouvait prédire le passage du Roi, il réalisa un collage intitulé « De aanslag op koning Boudewijn » (l’attentat contre le roi Baudouin), qui sera exposé à la galerie Zwart Huis. Le collage montre le croisement entre l’avenue Rogier et la rue des Palais, où se trouvait l’école de Deprez. Dans le croisement, il ajouta un dessin figurant une explosion, sans doute découpé dans une bande dessinée. Un phylactère jaillit du bâtiment scolaire, dans lequel apparaît le mot « JIPPIIIEE! » (youpi).

Une autre image pour évoquer l’œuvre de Koen Deprez est celle de l’échiquier. Si Viktor Chklovski aimait le mouvement du cheval parce qu’il semble contenir une manœuvre inattendue ou un changement de rythme, pour Deprez, ce n’est qu’une apparence. Sur un échiquier, rien ne peut jamais se passer, car tous les mouvements sont contenus dans les règles du jeu, ainsi que dans les mouvements inéluctables des pièces d’échecs. L’année dernière, lors d’un autre entretien entre l’artiste et moi, il comparait cela à la situation d’un étudiant inscrit à l’école supérieure. On l’y forme toujours à résoudre des problèmes existants. Les pas de côté impromptus sont certes applaudis et encouragés, mais au fond, ils ne contribuent en rien à ce qui existe déjà. Ce que nous savons de notre monde se limite aux possibilités de nos instruments de mesure. Ainsi, les maladies découvertes et les traitements y associés dépendent de nos présuppositions sur le fonctionnement de l’organisme humain. Deprez déclara alors : « Les étudiants devraient être notre regard neuf. Nous devrions les aider à formuler de nouveaux problèmes au lieu de chercher de prétendues nouvelles solutions aux problèmes anciens. C’est pourquoi quelque chose doit les pousser hors de l’échiquier. » Ce quelque chose était inscrit dans Zelfnavigatie (Auto-navigation).

Comment quelqu’un peut-il se pousser hors de l’échiquier ? Comment échappe-t-il ou elle aux raisonnements et types de comportements imposés ?

Dans cette perspective, le défi de l’architecture consiste non pas à concevoir des environnements qui servent nos habitudes et ce faisant, les consolident, mais bien à concevoir et à réaliser des environnements susceptibles de générer des événements et des enseignements imprévisibles.

Ainsi, récemment, on proposa à Deprez de construire son Woning voor niemand (Habitation pour personne, 1988) à Gistel. Or, au terme des calculs de l’ingénieur,  la moitié seulement du budget nécessaire s’avéra disponible. Deprez se mit donc en quête d’une solution de remplacement. Et tout en cherchant, il traduisit le nom de la maison en anglais et se rendit compte que le mot « nobody » (personne) se coupait avec élégance en deux parties. Il décida donc de ne réaliser qu’une moitié du bâtiment.

À la Galerie Zwart Huis, on pourra voir des dessins anciens qui faisaient partie de l’œuvre Agressiepark « Brussel » (parc d’agression « Bruxelles ») de 1983. Dans cette œuvre, toutes sortes de programmes et de fonctions architecturaux se télescopent ; il y a, par exemple, des terrains de sport dont une première moitié est destinée à un sport spécifique et la seconde, à un autre sport. L’artiste s’était inspiré d’un film sur un parc d’attractions où les visiteurs pouvaient se mesurer à des combattants issus de différentes époques de l’histoire jusqu’à ce que cela tournât mal ; toutes les époques finirent alors par se mélanger. 

Si nous effectuons un parallèle entre cette image et l’échiquier, nous nous rendons compte que l’échiquier n’évolue pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps : tout grand joueur d’échecs connaît toutes les rencontres d’échecs importantes du passé. Toute confrontation entre joueurs d’échecs est tectonique :  à chaque coup insolite, l’échiquier semble se crevasser et strates nouvelles et anciennes s’enchevêtrent de manière inédite. En même temps, la surface apparemment opaque du plateau cache une concrétion transparente de problèmes d’échecs d’une profondeur incommensurable ; problèmes qui, telles des couches architecturales, peuvent, à chaque fois, se superposer différemment.

Dans le séjour de la maison Brodsky, où habite Deprez, j’ai découvert des dizaines d’artéfacts, dont une peinture sur bois du XVIe siècle d’Ambrosius Francken (une crucifixion), un moule en plâtre réalisé au Louvre de la sculpture de Claude Poirier Nymphe dite Aréthuse, un diptyque de Pieter Coecke d’Aelst, qui représente l’adoration de Jésus et la fuite hors d’Égypte, une maquette écrasée par inadvertance de sa Strandcabine (cabine de plage, 1987) et une petite peinture de Gery De Smet qui représente deux « streakers ».

Nous comprenons aussitôt pourquoi le thème du « streaker » interpelle Deprez : le saboteur nu de la partie de football bien huilée dévoile, dans un télescopage de deux programmes, un brin de la pluralité de notre réalité. Les œuvres d’art plus anciennes ne sont pas l’expression d’une nostalgie conservatrice ou sentimentale, mais des images errant au gré des flots, telles des plaques de glace, susceptibles, un jour, de s’encastrer les unes dans les autres, comme un avion et un gratte-ciel. Le télescopage de programmes peut se produire aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Et là réside la motivation sous-jacente des Nucleaire Terrassen (terrasses nucléaires) et autres collages où Deprez combine des gravures anciennes avec des représentations d’événements plus contemporains, comme des explosions atomiques, des lancements de fusée ou l’atterrissage d’un Spoutnik. À chaque fois, il s’agit d’images traduisant un désir de délivrance, de soulagement et d’espace où respirer, tout en étant aussi des machines imaginaires qui pourraient réellement générer une nouvelle idée ou un nouvel événement. 

Et l’on comprend à présent aussi clairement pourquoi Deprez combine désormais des œuvres anciennes et nouvelles : non seulement la chronologie est insignifiante (il n’y a pas de progrès dans l’art), mais en outre, c’est justement en supprimant le temps que naissent de nouveaux télescopages et liens, ce qui le conduit vers de nouvelles idées et de nouveaux événements. 

J’espère maintenant avoir quelque peu précisé pourquoi j’estime que Deprez a une pensée architecturale. Non parce qu’il combine des éléments de style d’époques différentes lorsqu’il conçoit un bâtiment, mais parce qu’il recherche des formes architecturales susceptibles de rendre le monde moins rigide moyennant des programmes, fonctions, images et textes qui se télescopent.

Mais pourquoi est-ce que je considère Deprez comme un artiste aussi ? Et comment puis-je l’expliquer sans devoir donner des dizaines d’exemples ? Peut-être suffit-il d’évoquer un « projet de rénovation » de Deprez, réalisé à la demande des enfants d’une dame âgée : ceux-ci voulaient la « surprendre » en lui aménageant un nouvel intérieur. En gros, le projet de Deprez consistait à remplacer – en l’absence de la dame – tous les objets qui se trouvaient dans la demeure de celle-ci par des copies existantes. Lorsque la dame rentra chez elle, tout lui sembla identique, mais d’une manière inquiétante différent aussi. Comme les meubles et les objets présentaient d’autres griffes et décolorations,  non seulement ils paraissaient étranges, mais en outre, sous l’effet de leur nouvelle apparence, ils commencèrent petit à petit à évoquer des images du passé apparemment disparues. La dimension « artistique » de cette œuvre réside, selon moi, dans la façon subreptice d’évoquer des non-dits, dissimulés dans la nouvelle apparence de l’intervention.

Hier, j’ai également découvert, dans le séjour de la maison Brodsky, le lit matrimonial des parents de Deprez. Ce dernier me raconta qu’il attendait la visite de sa mère et qu’il voulait la faire dormir au milieu de sa maison dans son vieux lit qu’elle n’avait plus vu depuis vingt ans. Deprez me confia, par ailleurs, vouloir réaliser dans la version définitive de la maison Brodsky une « chambre de la mémoire », dans laquelle il disposerait les meubles de la chambre à coucher de ses parents, mais complètement disloqués, de sorte que les parties, flottant comme les pièces détachées d’une voiture sur un dessin technique éclaté, donneraient naissance à une nouvelle forme d’espace où respirer. « L’endroit que j’envisage pour ce projet reçoit le plus de lumière du soleil », poursuivit-il, « je voudrais voir comment la lumière est réfléchie d’un point à l’autre de cette chambre à coucher éclatée, par exemple autour du petit tiroir qui a quitté le corps de la table de chevet. » Il me raconta dans la foulée qu’il allait remplacer les deux chambres à coucher de ses filles par des lits pliants disposés dans deux couloirs en vis-à-vis, « une disposition très fonctionnelle, comme dans un sous-marin » et qu’il voulait agencer la cuisine autour d’un Leuvense stoof, un poêle à charbon typique de Louvain, qu’il veut utiliser comme moteur pour ralentir sa vie.

« Sur un Leuvense stoof, on prépare les plats les uns après les autres », expliqua-t-il, « parce qu’il n’y a pas de place pour mettre plusieurs casseroles en même temps. Il faut, en outre, qu’il s’agisse d’un authentique Leuvense stoof, car c’est le seul poêle ayant un repose-pied, qui invite à se réunir autour du poêle. Du reste, ajouta-t-il, je trouve cela excitant qu’un tel poêle génère une chaleur intense, alors que dans le reste de la maison, il continue de faire glacial. Ce faisant, on évite une chaleur partout égale qui empêche tout événement. Que les températures se télescopent seulement ! Cela nous permet de rester en mouvement, nous aussi. »


Montagne de Miel, 15 août 2017