Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Johan Creten - 2015 - And God Created the Opening [EN, review]
, 2 p.




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Hans Theys


Et Dieu créa l’ouverture
Johan Creten à New York



Sous un ciel bleu azur, tellement cher à Louise Bourgeois, qui grandit sous un ciel bas et lourd qui pesait comme un couvercle, je marche de Central Park jusqu’au croisement entre Madison Avenue et la 73e, là où tout se vend à prix d’or. Je vais à la découverte de Johan Creten (°1963) qui expose en solo à la Galerie Perrotin. Comme c’est fabuleux de déambuler d’abord dans les salles du Metropolitan où toutes les vitrines et sculptures ont été dispersées dans l’espace par des gens qui osent agencer en contrepoint (rien n’est aligné, de sorte qu’on ne regarde pas les œuvres comme dans une salle à guichets, mais de façon à toujours pouvoir tourner autour des sculptures) ; et comme c’est fabuleux d’aboutir, ensuite, dans cette splendide exposition de Creten, où les œuvres sont exposées comme dans l’atelier de Brancusi. Dans notre pays, ou même à Paris, on ne trouvera jamais pareille approche. Comme dans cette reconstitution de l’atelier de Brancusi au Beaubourg, où l’on ne peut observer l’agencement qu’à partir d’un point de vue improbable, à savoir à travers les murs de son atelier qui ont été remplacés par des vitres, au lieu de prévoir un couloir en verre qui traverserait la pièce en diagonale, par exemple.

L’exposition la mieux agencée, de nos jours, à Paris, se trouve chez Louis Vuitton sur les Champs-Élysées. Juchés tout en hauteur et de façon parfaitement visibles, des sacs à main sont exposés dans de magnifiques niches.* Sur Madison Avenue, cependant, les niches de Vuitton se font détrôner par les étagères de Valentino savamment disposées et, quelques rues plus loin, par la danse contrapontiste de sculptures orchestrée par Johan Creten.

Toutes les sculptures montrées sont nouvelles, plus libres que certaines œuvres antérieures, plus émancipées de leur origine propre. Pour donner une idée du regard qu’il faut porter sur ces œuvres, je citerai deux exemples;
Face au visiteur entrant, un peu à droite du centre, s’élève une colonne en bronze gracile, qui évoque instantanément la colonne infinie de Brancusi, même si elle est plus élancée, qu’elle évolue plus nettement dans quatre directions et qu’elle a une forme plus douce, plus arrondie. Je pense à un thyrse, qui avait différents usages dans l’Antiquité, mais aussi au perchoir suggestif dans la Femme au perroquet de Courbet ou à la colonne torsadée qui, faisant pendant à ce perchoir, se dissimule dans la pénombre de cette peinture.    
Les sculptures de Creten sont comme les poèmes de John Donne : des messages secrets qui parlent de spiritualité, mais aussi d’amour charnel. C’est pourquoi, en Amérique, ses sculptures font également penser à Walt Whitman.
Une deuxième sculpture s’intitule « Glory ». La forme s’inspire des ceintures de pluie des Hopis, mais fait penser à une étoile de mer ou à un sexe féminin orné de plusieurs perles. J’en parle avec l’artiste. Il porte une broche en platine de 1850, qui représente une araignée dont l’abdomen se compose d’une émeraude colombienne.
« Le titre de l’œuvre fait référence aux soleils rayonnants, placés à l’arrière de certains autels et qu’on appelle des « couronnes de gloire », confie-t-il, « comme au-dessus du trône de Saint-Pierre, réalisé par Bernini, dans la basilique Saint-Pierre. »  Le titre me fait également penser au divin sonnet de Verlaine sur le plaisir anal et au célèbre procès de l’Âne de Gerard Reve, le grand inquisiteur de ceux qui ne savent pas lire la profondeur des choses, qui tenta également de concilier spiritualité et corporalité.
L’œuvre « Glory » est faite en grès émaillé, recouverte d’une vraie couche d’or. La forme de la sculpture est flanquée de deux répliques, donnant ainsi naissance à une sorte de triptyque ou de retable. Je trouve amusant ce principe formel que l’on rencontre lorsque des gens appartenant à une certaine culture commencent à copier des coutumes ou des objets des voisins et en exagèrent certaines caractéristiques pour faire plus vrai que vrai. Ainsi, dans la période gothique, on trouve parfois des crucifix à double, voire  à triple traverse.     
L’exposition de Creten s’intitule « God Is a Stranger ». On en découvre des affiches partout. Les autorités municipales ont pris soin de recouvrir le mot « God » d’un rectangle noir, car, sur Madison Avenue, on ne badine pas avec le nom de Dieu. Et elles ont raison, ces autorités municipales, car, avec les artistes, on ne sait jamais ce qu’ils veulent dire.


Montagne de Miel, 17 septembre 2015


Traduit par Michèle Deghilage


* Ce n’est qu’en 2018 que je découvris que l’intérieur de la boutique avait été conçu par l’architecte extraterrestre Peter Marino.