Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Dirk De Vos - 2008 - De la mayonnaise comestible [FR, interview]
, 3 p.

 

 

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Hans Theys

 

 

De la mayonnaise comestible

Trente questions pour Roger de la Pasture

 

Il y a quelques années, j’ai fait la connaissance de la restauratrice Irene Glanzer, qui restaurait le tableau Cathedra (1951) de Barnett Newman pour le Stedelijk Museum d’Amsterdam, aidée par Elisabeth Bracht et Louise Wijnberg. Elle racontait que personne ne savait quels étaient les pinceaux employés par cet artiste, et que d’éminentes restauratrices telles que Carol Mancusi-Ungaro (Whitney Museum et Harvard) s’occupaient actuellement d’interviewer des artistes de la façon la plus précise possible afin de collecter le plus possible d’informations sur leur façon de travailler avant qu’ils ne meurent.

Cette nouvelle encourageante m’a rappelé le regret de Claude Lévi-Strauss, qu’il savait bien quelles questions ses prédécesseurs auraient dû poser aux gens que lui-même rencontrait dans les années trente au Brésil, mais qu’il ne pouvait pas imaginer quelles questions il aurait bien pu poser lui-même pour satisfaire la curiosité de ses successeurs. Ainsi m’est venue l’idée d’inviter trois connaisseurs de l’œuvre de Roger de la Pasture à mettre par écrit pour nous les dix questions qu’ils lui poseraient si par miracle il revenait aujourd’hui à la vie. Comme je m’y attendais, mais non sans enchantement, tous les trois ont posé des questions différentes. J’espère qu’elles vous feront autant plaisir qu’à moi.

L’un de ces trois connaisseurs, Lorne Campbell, a publié en 1974 un superbe ouvrage sur Roger de la Pasture, qui m’a ému jusqu’aux larmes lorsque je l’avais parcouru, le souffle coupé, et lu avidement, dans un train de Bruxelles à Anvers. Le plus émouvant pour moi était de voir comment il isolait et agrandissait les visages de femmes, comme si les personnes représentées dans les tableaux étaient des gens qu’il connaissait. Dans cet ouvrage émouvant, Campbell écrit que Roger allongeait artificiellement le nez de ses personnages parce que cela leur conférait un air plus pieux. (On trouve la même ineptie sur Wikipedia aujourd’hui.) Mais je venais à peine de sortir de la gare d’Anvers que je rencontrai une dame avec exactement le même nez long et pieux que les dames et messieurs des tableaux de Roger. J’ai fait une photo de la dame en question et je l’ai envoyée à Londres par courriel, sans légende.

Campbell m’a répondu quelques heures plus tard : « Je sais, j’en ai vu moi aussi des centaines en Angleterre depuis lors. »

 

 

Dirk De Vos (né en 1943)

1.  Je vous avais reconnu immédiatement lorsque je vous attendais à la Gare Centrale de Bruxelles, grâce à un portrait dessiné réalisé d’après un tableau qui représente donc bien vos traits. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’un autoportrait. Qui était le peintre de ce portrait, qui a malheureusement disparu ?

2.  Robert Campin était-il votre maître ?

3.  Comment se fait-il que vos peintures soient tellement différentes quant à la finition, et présentent carrément des parties faibles dans les grands formats, mes excuses pour cette question impertinente qui ne vise pas à la critique ?

4.  Est-il vrai que vous avez connu Jean Van Eyck personnellement, et était-il d’une génération plus ancienne ?

5.  Votre épouse Elisabeth, dont la mère était une Van Stockhem, n’était-elle pas par hasard la nièce d’Ysabiel de Stoquain, clairement une romanisation de « Van Stockhem », qui avait épousé Robert Campin ?

6.  Le dessin qui fait allusion à la « Sellette », qui est le seul projet conservé d’une série de chapiteaux sculptés satiriques au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Ville de Bruxelles, est-il bien de votre main ?

7.  Je ne voudrais pas vous causer une crise cardiaque, mais les quatre Tableaux de Justice, qui furent détruits en 1695 par un bombardement français de l’Hôtel de Ville de Bruxelles, étaient-ils une commande qui vous ont fait quitter définitivement Tournai parce que Bruxelles vous avait nommé peintre de la ville à cette occasion ?

8.  La peinture que vous utilisiez était-elle diluable à l’eau, même lorsqu’elle était liée à l’huile (ce que nous appelons une émulsion), un peu comme notre mayonnaise actuelle ? Mais vous connaissiez peut-être déjà de la mayonnaise comestible ?

9.  Lorsque vous faisiez le portrait de quelqu’un, je suppose que vous réalisiez d’abord un dessin séparé. Cette personne posait-elle encore lors de la peinture du tableau ?

10.            Avez-vous jamais réalisé un tableau sans une destination spécifique ou sans que ce soit une commande ?

 

 

Lorne Campbell (né en 1946)

1.  D’abord lui annoncer que les tableaux de la Justice de Trajan et la Justice d’Herkinbald, peints pour l’Hôtel de Ville de Bruxelles, ont été détruits. Racontez-nous tout ce dont vous vous souvenez à leur propos.

2.  Montrer la tapisserie de Trajan et Herkinbald (Historisches Museum, Berne). Quelles sont les principales différences entre cette pièce et vos tableaux pour l’hôtel de ville ?

3.  Quelle était votre fonction dans l’atelier de Robert Campin ?

4.  Où se trouvait votre atelier, et comment avez-vous organisé votre équipe d’assistants ?

5.  Montrer la Descente de la Croix du Prado. Vous admettez que c’est la meilleure pièce que vous ayez jamais réalisée ?

6.  Expliquez quelles étaient vos intentions en présentant la Descente de la Croix de cette façon.

7.  Montrer la Crucifixion de l’Escorial et expliquer les dommages qu’elle a subis. Vous avez aimé travailler sur ce tableau sans interférence d’un commanditaire ?

8.  Montrer le Portrait d’une Dame de Washington. Parlez-nous d’elle, et comment vous l’avez peinte.

9.  Parlez-nous de votre tableau (qui est parti à Gênes et que nous connaissons uniquement par une très brève description par Bartolommeo Facio) d’une dame qui sue dans son bain, avec un chiot à côté d’elle et deux adolescents qui l’épient par un entrebâillement.

10.            Avez-vous été en Italie ? Dans l’affirmative, quelle était votre impression de ce pays et de son art ?

 

 

Griet Steyaert (née en 1965)

1.  Vous vous considérez comme un artiste ou comme un artisan ?

2.  Les figures de la Descente de Croix (Prado, Madrid) sont disposées dans un bac. Il s’agit d’un bac doré que nous connaissons de par les retables sculptés. Ces figures représentent-elles des êtres vivants ou des statues polychromées ? Ces figures sont en fait trop grandes pour le bac. L’avez-vous fait consciemment, afin de créer une tension qui rend l’image plus forte et plus dramatique ?

3.  Combien de temps a pris la réalisation de la Descente de la Croix ?

4.  Quelle est la superficie de votre atelier ? Pouvez-vous décrire son organisation ? Qu’est-ce qu’on y trouve ? Combien de personnes y travaillent, et combien peignent véritablement ?

5.  Combien de tableaux avez-vous réalisés au cours de votre carrière, et lequel aimez-vous le plus ?

6.  Possédez-vous des livres ? Lesquels ?

7.  Votre fils Pieter van der Weyden vous succèdera. Pouvez-vous décrire son œuvre ? Dans quelle mesure est-elle différente de la vôtre ? (Par la suite, on identifiera le Maître de la Légende de Sainte Catherine avec ce fils.)

8.  Racontez-nous votre apprentissage, quels peintres avez-vous connus personnellement ?

9.  Sur les volets extérieurs du Triptyque Bladelin (De Vos, cat. n° 15) est peinte une Annonciation qui est clairement d’une autre main, plus faible. Cette peinture a-t-elle été réalisée dans votre atelier ? Par qui ? Et dans la négative, cette peinture a-t-elle été réalisée plus tard ? Comment procédait-on ?

10. Dans le Retable des Sept Sacrements (De Vos, cat. n° 11), dix têtes ont été peintes sur un support intermédiaire en feuille d’étain, puis collées. Pourquoi a-t-on fait cela ?


 

Montagne de Miel, 4 juin 2008