Hans Theys ist Philosoph und Kunsthistoriker des 20. Jahrhunderts. Er schrieb und gestaltete fünzig Bücher über zeitgenössische Kunst und veröffentlichte zahlreiche Aufsätze, Interviews und Rezensionen in Büchern, Katalogen und Zeitschriften. 

Diese Plattform wurde von Evi Bert (M HKA : Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in Zusammenarbeit mit der Royal Academy of Fine Arts Antwerpen (Forschungsgruppe ArchiVolt), M HKA, Antwerpen und Koen Van der Auwera entwickelt. Vielen Dank an Fuchs von Neustadt, Idris Sevenans (HOR) und Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Elly Strik - 2009 - Devenir corbeau [FR, interview]
, 7 p.

 

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Hans Theys

 

 

Devenir corbeau

Entretien avec Elly Strik

 

Mercredi, le 5 août 2009. Ma quatrième visite à l’atelier d’Elly Strik (née en 1958). Elle a toujours les cheveux très longs, ramenés en chignon et retenus par un bandeau décoré d’un motif en zigzag dans lequel se succèdent différentes couleurs, comme un arc-en-ciel d’éclairs : brun, orange, rouge, jaune et blanc. Le motif me fait penser au grand dessin que nous avions vu la fois dernière, qui comportait également un motif d’arc-en-ciel. Je raconte ma blague rassise à propos d’un insipide professeur en histoire de l’art que j’ai entendu affirmer que l’œuvre de Gaudí était purement décorative.

Elly Strik : La Sagrada Familia de Gaudí est incroyable. Toute la ville prend un autre caractère grâce à elle. Des tours superbes, qui font penser aux tourelles de boue qu’on bâtissait étant enfant. Ces tours recèlent d’étourdissants escaliers en spirale. En haut, vous pouvez passer d’une tour à l’autre sur des passerelles très étroites avec des balustrades basses… Celui qui prétend une telle chose à propos de décoration ne veut pas voir en fait ce qu’est réellement de la décoration… Alors qu’il était mourant, un ami, qui a mis au point une source d’énergie durable à partir de graines de la plante de Jatropha, m’a demandé si je voulais réaliser un cercueil pour lui. J’ai trouvé qu’il s’agissait d’une question difficile, mais j’ai finalement décidé d’acheter un cercueil simple en chêne teinté blanc et de le pourvoir d’une frise dessinée aux crayons de couleur, constituée de feuilles semi-transparentes de Jatropha en plusieurs verts. Lorsque j’y ai vu mon ami, on aurait dit qu’il flottait. Le cercueil pourvu de la frise semblait le soulever. Il ressemblait à un ange. Très beau… La réalisation d’un dessin avec un motif répétitif s’apparente un peu à un rituel, on désactive sa pensée. On dessine une première ligne et on la reprend, on l’emmène tel un écho. Peu à peu, on oublie cette première ligne, de sorte qu’on obtient une autre ligne qui deviendra le nouveau modèle. Ainsi naissent des motifs, qui constituent pour moi des systèmes pour transmettre de l’énergie.

 

- Un rythme ou une grille.

Strik : Oui, ce dont tu parles tout le temps : une réunion de petits trous, de points ou de petites boucles dont peut surgir une image.

- Nous regardons « Orakel », une série de trois dessins de 2008. Dans le second dessin, nous reconnaissons une silhouette sombre en pain de sucre (une femme avec une burqa ou une femme aux cheveux longs vue de derrière) qui est décorée avec des maillons blancs peints. Ces maillons proviennent-ils d’un désir de peindre une sorte de travail au crochet, comme les jupes tricotées à grands trous des années septante, ou du tracé de fines lignes qui se comportent ensuite comme des maillons ?

Strik : Les deux choses se passent en même temps… Ces jupes tricotées avaient aussi quelque chose de folklorique, tu ne trouves pas ?

- Bien entendu, le dessin fait penser également aux mains décorées au henné, aux peintures des visages et aux tatouages, qui prennent ici la forme d’une sorte de voile ou de treillis, quelque chose comme une résille, qui enserre une tête ou une femme comme un voile à grandes mailles.

Strik : Bien sûr, le crochet ou le tricot naît aussi d’un rituel répétitif… Pour moi, le dessin a également un rapport avec l’ouverture et la fermeture continues d’une image. La femme avec la burqa est une image qui porte en soi ces ouvertures et fermetures. Sur le premier et le troisième dessins, on voit les accompagnateurs de la femme à la burqa, qui lui confèrent une dimension supplémentaire.

- À côté de la logique concrète de la peinture, il y a-t-il encore des raisons pour lesquelles on trouve tellement de bonnets dans ton œuvre ? D’où proviennent ces bonnets ?

Strik : Un jour, j’étais la première visiteuse à l’Orangerie à Paris, et après avoir regardé les Nymphéas de Monet, je fus également la première visiteuse des toilettes. J’y ai trouvé un petit bonnet rouge, sans doute laissé là par le dernier visiteur de la veille. J’ai pensé : « ce petit bonnet a été abandonné ici spécialement pour moi »… Dans le passé, j’avais toujours des ateliers non chauffés, froids, de sorte qu’il m’arrivait de porter un bonnet. Un jour, j’ai décidé de créer une œuvre avec le bonnet que j’avais trouvé à Paris. La manière dont j’ai peint le bonnet s’apparentait au traitement peint des Nymphéas. Par la suite, le bonnet s’est révélé également une métaphore exploitable.

- Comment as-tu trouvé les « Nymphéas » ?

Strik : Regarder les Nymphéas constitue à chaque fois une expérience visuelle hors du commun. Le mouvement dans la surface de ces tableaux est très sauvage, luxuriant et étourdissant. De par ce mouvement, on ne voit plus les formes, on ne voit plus d’où elles proviennent. Tellement de détails qui mènent tous une vie propre mais forment malgré tout une image d’ensemble cohérente. D’une beauté émouvante… La particularité du traitement de la surface des Nymphéas réside dans le fait qu’on prend conscience des couches sous-jacentes. Ces œuvres recèlent une conscience de la mort.

- Comme dans le premier et le troisième dessins de la série « Orakel », dans lesquels tu laisses apparaître un visage à partir de lignes de crayon dansantes et entortillées qui évoquent l’image de poils pubiens ? Ou dans ce grand dessin qui représente un crâne sombre coiffé d’un bonnet de laine. L’image du crâne ne ressort qu’avec hésitation de plans qui semblent eux-mêmes constitués d’une matière en dispersion.

Strik : J’en reviens parfois à des œuvres anciennes, parce que j’ai l’impression que je peux encore les pousser plus loin. Le but est de pousser un dessin jusqu’à ce qu’il devienne autonome, que quelque chose de nouveau apparaisse. Une œuvre qui n’est pas finie manque de contrariété et de tension. Dans cette œuvre-ci, j’ai ajouté hier du jaune sur les joues du crâne.

- De sorte qu’elles ressortent davantage et créent une sensation d’espace accrue ?

Strik : Je voudrais que l’image suscite l’illusion d’une profondeur sombre et transparente, mais soit en même temps très présente. Dans les dessins, je distingue des parties dans lesquelles on a l’impression de pouvoir tendre un bras, et d’autres parties qui prennent un aspect plus dense et fermé.

- Les plans semblent constitués de petits traits, ce qui crée l’impression qu’ils se décomposent. Cela fait penser quelque peu aux livres de coloriage remplis de traits de feutre.

Strik : Il s’agit de traits de crayon sur un fond coloré. La couche de fond de mes dessins est généralement constituée d’un mélange de laque et de peinture à l’huile avec lequel je donne la teinte au papier. En fait, il est tellement dilué qu’on dirait un jus. Il pénètre dans le papier. La laque sert à donner un peu de substance à ce jus et à empêcher que l’huile excédentaire n’attaque le papier. La peinture à l’huile sert à conférer au mélange la teinte exacte que je souhaite. Parfois, je dessine là-dessus au crayon et graphite. Puis j’applique de nouvelles couches de peinture. Certaines de ces couches, ou des parties, sont effacées avec du papier et un solvant… Parfois, un dessin est appliqué d’abord comme peinture, très légèrement, de sorte qu’on obtient une différence de mise au point. J’aime travailler avec du graphite ou au crayon. C’est un outil qui s’adapte à la création, il change de forme. J’emploie des crayons et des bâtons de graphite de différentes marques. Certaines marques brillent plus que d’autres. Pour le reste, j’utilise toutes les épaisseurs et toutes les gradations de douceur et de dureté.

- Le crâne se décompose en différents plans, qui ont été réalisés de différentes manières, mais forment cependant un tout, comme les « Nymphéas » de Monet. Au-dessus du crâne trône l’image d’un bonnet de laine peint avec virtuosité. Les deux doivent former ensemble une seule image cohérente, dans laquelle l’image du bonnet semble très présente à première vue, tandis que le crâne a l’air de se dissoudre dans l’obscurité. Les deux parties se tiennent en équilibre. La présence phosphorescente des yeux, comme une sorte d’écho du bonnet lumineux, empêche le crâne de se dissoudre.

Strik : Dans des conditions idéales, le portrait devient une sorte de paysage, un espace fuyant dans lequel on ne reconnaît pas d’emblée une figure. Dans beaucoup de mes dessins, j’essaie d’évoquer un espace creux, dans lequel le spectateur peut être englouti. Je voudrais qu’il ait l’impression que l’image le touche. Chaque image le touche en un lieu déterminé. Lorsque je compose des séries, je combine des dessins qui le touchent à différents endroits. Je l’entends de manière très physique… Tu penses qu’il est possible de ressentir une œuvre d’art d’une manière physique ?

- Je crois que nous pouvons considérer toutes nos expériences comme étant physiques, même notre pensée. Walter Benjamin pensait que les expériences que nous avions mémorisées de manière non consciente étaient mieux conservées dans notre cerveau, dans la mémoire de notre corps. Voilà pourquoi certains sons ou odeurs peuvent ramener à notre souvenir un moment complet du passé, de façon quasiment intacte. Comme il s’agit d’odeurs ou de sons, nous ne les avons pas enregistrés consciemment, traduits en images ou exprimés en mots et donc mutilés, et on dirait que nous en sommes imprégnés, de sorte que même le petit doigt se souvient de l’endroit où il se trouvait à ce moment.

Strik : Peux-tu entendre mes dessins ?

- Non. À moins que tu entends une sorte de bourdonnement ? Comme nous chantonnons intérieurement lorsque nous dessinons ou écrivons ? Ou comme le « chantonnement druidique » de Lucebert, comme le décrit Nooteboom ?

Strik : Non, pas de bourdonnement. Pour moi, ils font un bruit d’enfer.

- Tu éprouves cela aussi avec d’autres œuvres d’art ?

Strik : Non, uniquement avec les miennes. Voilà pourquoi je pense que ce tintamarre ne provient pas des dessins, mais de moi-même.

- Tu me fais penser au jeune héros de la Recherche qui regarde très attentivement les choses parce qu’il veut savoir d’où provient leur éclat. Finalement, lorsqu’il est vieux, il découvre qu’elles évoquent simplement de vieilles images en lui… Pourquoi les images ne pourraient-elles pas susciter des sons ? On pourrait placer ici une remarque intelligente sur la synesthésie, les voyelles colorées de Rimbaud et le poème « Correspondances » de Baudelaire, mais je préfère repenser avec plaisir à la description que fait Oliver Sachs de personnes avec une oreille absolue, qui perçoivent chaque note comme un individu distinct, clairement reconnaissable, ce qui fait qu’elles ne reconnaissent pas certains airs lorsqu’ils sont joués dans une autre tonalité. S’il est possible pour certaines personnes d’associer des sons avec des couleurs ou des formes, ce qui leur confère un caractère individuel, il doit également être possible pour certaines personnes d’entendre des sons à la vue d’images. Cela se passe peut-être avec tes propres images, parce qu’elles sont enregistrées dans ta mémoire comme une sorte de musique, comme une sorte de séries musicales ? Sachs écrit quelque part que notre sensation d’identité doit être une espèce de mélodie. Je crois que nous pouvons tout appréhender comme des mélodies ou des fausses notes, comme du rythme, comme une succession de couleurs, de sons, d’odeurs, de formes, de trous ou de bosses, et que toutes nos expériences sont entreposées dans notre cerveau comme des séries rythmiques, dont la forme est déterminée par la façon dont nous percevons (lumière et obscurité, grand et petit, éloigné et proche, point, ligne ou plan) et la manière dont nos souvenirs sont encapsulés dans des neurones interconnectés de façon toujours différente, comme de gigantesques réseaux tridimensionnels de chapelets. (Et chaque réseau contient des neurones qui sont reliés également à d’autres grands réseaux, de sorte qu’il ne s’agit pas en fait de trois dimensions, mais d’innombrables grappes de raisins entrelacées.)

Strik : C’est drôle ce que tu dis à propos de lumière et d’obscurité. Je te racontais à l’instant que je continue parfois à travailler sur des dessins anciens pour les pousser plus loin. Souvent, c’est une question d’un bon rapport entre la lumière et l’obscurité. Tu supposais que j’ai rendu les joues de ce dessins plus jaunes pour faire ressortir les joues, mais pour moi, il y avait plutôt un rapport avec les taches violettes à côté. Ce violet est tellement présent que j’avais besoin du jaune pour m’y opposer avec force. J’aime beaucoup cette fouille délicieuse pour amener les dessins à une certaine forme d’autonomie. Je continue à travailler jusqu’à ce que l’image atteigne un tel degré de réalisme qu’elle commence à mener une vie propre, qu’elle ait amené son existence propre au monde. Cela prend énormément de temps. Souvent, il y a le risque de s’arrêter trop tôt. Mon dessin évoque une certaine sensation, et je m’arrête. Mais il faut poursuivre et gonfler l’image jusqu’à ce que plus personne ou presque ne puisse échapper à la sensation qui est évoquée. La réalisation d’un tel dessin prend parfois des mois. Y intervient également le fait que je veux comprendre moi-même ce qu’on y trouve. Le violet est nocturne, mais la nuit comporte aussi du jaune. Par le renforcement du jaune, comme de la lumière lunaire, l’œuvre prend un caractère paysager. Elle devient quelque chose qu’on ne peut pas saisir. Elle prend aussi une autre échelle.

- Comme dans la série de cinq pièces « Snake and Bride in Blue », dans laquelle figure un dessin d’un bonnet tricoté qui évoque l’image d’une montagne en pain de sucre ?

Strik : Pour moi, il ne s’agit pas d’un bonnet, mais d’une figure féminine. Je m’efforce de rendre cette forme de telle sorte qu’on puisse y voir aussi des campagnes ou une sorte de champ en terrasses, par exemple en haut à gauche.

- Dans un autre tableau de cette série, on pense reconnaître une femme voilée, où un collier de perles bleues serre le voile sur le haut et en bas, ce qui fait penser aux personnes à qui on place un capuchon sur la tête avant de les pendre.

Strik : La femme voilée est la mariée. Chaque mariée que je peins n’est pas visible. Le dessin avec les perles bleues est le premier autour duquel j’ai bâti une série. Le collier est bien entendu aussi un serpent. Le premier dessin de la série représente la tête pendante d’un serpent.

- De là cette décoration étrange, qui faisait penser à des tatouages ou des visages peints, mais semblait étrangement isolée.

Strik : Le motif est né spontanément.

- On retrouve ce collier de perles dans un « Vanitas » dans lequel on reconnaît des crânes décorés et Ensor en promenade.

Strik : Le collier naît bien entendu du dessin. C’est une chaîne de petites boules. C’est une image pour un dessin ou une série de dessins. On voit en effet deux crânes empilés qui fixent le spectateur. À la limite entre les deux crânes, on dirait que naissent deux nouveaux yeux. Ensor aussi nous regarde. Au-dessus du dessin se trouve la phase d’ouverture d’un de ses discours dans laquelle il raconte la date de sa naissance, un jour qui était dédié à Vénus… La naissance et la mort se rejoignent dans ce dessin comme dans un cycle, comme dans un collier, un collier de vanités et de désir. Je suis vraiment passionnée par l’œuvre d’Ensor. La surface de ses peintures semble se décomposer, mais en même temps, elle forme un seul monde, une seule image… Les perles sont aussi des yeux… L’œuvre ne se limite pas à Ensor, mais j’avais besoin d’Ensor pour un regard plus conscient, en raison du regard en retour. La petite figure avec sa canne active le regard, ce qui fait que l’image vous prend, il est difficile de s’en détacher, ce sont comme des adieux sans fin. Je ne veux pas en dire davantage. Je n’aime pas expliquer mes œuvres. L’œuvre en dit davantage, elle est plus intelligente que moi, comme le dit Richter.

- Cela n’a pas de sens de commenter toutes tes œuvres, mais si tu regardes quelques dessins avec nous, nous savons de quelle façon nous pouvons envisager tes autres dessins.

Strik : C’est vrai…

- L’image se décompose, mais en même temps, elle forme un seul monde…

Strik : Chaque dessin débute par une seule petite ligne. Cette première ligne, on ne peut plus jamais la revoir. Dessiner, c’est toujours dire adieu à la première ligne. Tu sais où tu veux aller, mais il se passe quelque chose en cours de route et tu dévies. Voilà comment croît un dessin. Il s’agit des choses que tu rencontres en chemin et qui chargent le dessin. Soudain, toutes les lignes se rejoignent et il se produit une sorte d’implosion ou d’explosion, dans laquelle toutes les lignes deviennent un seul monde et se densifient en une figuration, en une image qui apparaît. Ces dernières semaines, j’ai retouché ci et là certains dessins, par exemple celui avec les anthuriums, de sorte à créer un peu plus de volume. Ils présentent une tension accrue lorsqu’on suggère un volume, lorsqu’on dirait qu’ils contiennent des choses sous-jacentes.

- À l’heure actuelle, il n’y a ici qu’une seule reproduction au mur, sur laquelle nous reconnaissons les mains jointes d’une personne en prière, avec des doigts proéminents. De qui est ce tableau ?

Strik : L’image provient d’une carte postale avec un détail de la Crucifixion de Matthias Grünewald. J’aime la turbulence dans les manches, mais surtout la manière dont les doigts pointent dans toutes les directions. Grünewald le fait très souvent, représenter les corps d’une façon très artificielle, ce qui les rend très expressifs. Les mains sont suffisantes. Elles recèlent une telle tension qu’il n’est plus nécessaire de voir le reste du corps. Vous savez comment se sent le reste du corps… J’aime aussi le corbeau qui arrive au vol avec deux morceaux de pain dans le bec. La rencontre entre saint Antoine et saint Paul. Un morceau par personne. La forme du corbeau est superbe.

- À cette époque, on ne savait pas encore à quoi ressemblent vraiment les animaux qui volent ou courent, de sorte qu’on ne pouvait pas non plus suggérer ces mouvements.

Strik : C’est pour cela sans doute que c’est tellement beau. Il a trouvé une très belle solution formelle. Observe aussi la façon dont sont peints les montagnes ou les nuages à l’arrière-plan : une modernité délirante. Lavés.

- Comme tu enlèves aussi des parties avec du papier et un solvant ?

Strik : Oui.

- Le corbeau me fait penser à ton dessin d’un corbeau haletant. Je crois que tu le considères comme l’une de tes œuvres les plus importantes.

Strik : C’est une œuvre qui engage le tout. C’est un animal qui est devenu homme. L’œuvre est très grande, 3 mètres de large. Je trouve important que

le spectateur doive suivre du regard, de gauche à droite.

- Le corbeau respire sur la terre. Pourquoi ?

Strik : Il est occupé à préchauffer la terre. Un oiseau sur le sol est quelque chose d’autre qu’un oiseau sur une branche. Le corbeau est un ancêtre. Lorsque j’ai visité l’Inde par la suite, j’y ai vu une foule de très grands vols de corbeaux. Les gens essaient de les attirer. Ils les considèrent comme des messagers bienvenus.

- Tu voulais encore raconter quelque chose sur Grünewald ?

Strik : Ce sont des œuvres qu’on perçoit d’une façon corporelle. Vous pouvez vous représenter physiquement ce qui se passe dans ces tableaux. Je trouve cela toujours plus important. Comme je l’ai dit tantôt, cela a quelque chose à voir avec la tension entre l’obscurité et la lumière. Je trouve extraordinaire qu’on puisse descendre dans son propre corps alors qu’on ne fait simplement qu’inspirer et expirer. C’est l’un des thèmes de la série Para Goya.

- Dans laquelle le visage de Goya émerge d’une nuée de spermatozoïdes ?

Strik : C’est plutôt l’apparition du visage de Goya qui attire les spermatozoïdes et les ovules. Personne ne sait où est passée la tête de Goya : il est enterré sans tête, en-dessous de sa propre fresque. Chaque dessin de la série s’adresse à une partie différente du corps. La série prend ainsi un aspect cosmique, qui est en même temps très corporel. Comme si ces dessins vous enveloppent et vous touchent quelque part.

- Dans ce dessin, tu as découpé le visage. Le personnage lève une épée qui brille par l’épaisse couche de graphite. L’épée parle avec la découpe. En bas à gauche, on aperçoit une tête tranchée, mais non remplie. S’agit-il d’une Judith ?

Strik : C’est un dessin d’après un tableau de Lucas Cranach l’Ancien. Le plus beau sont ses petites mains, avec des petits doigts qui gratouillent. On dirait qu’elle chipote encore un peu à la chevelure de cette tête tranchée, comme si elle se demande en rêvant si elle a bien fait après tout. Je l’ai exagéré quelque peu, ce qui lui donne des petites mains étranges, comme des moignons. J’ai d’abord fait sortir la face d’Holopherne de son visage, mais cela ne me satisfaisait pas. Ensuite est apparue cette main sur son épaule. Je ne la comprends pas encore tout à fait moi-même.

- Il n’est pas encore terminé.

Strik : Non. Je suis encore en quête. Il faut que quelque chose se passe encore de sorte que tout soit en ordre. Pour le moment, je trouve que la tête découpée ressemble à une attraction de foire.

- Tu l’as décapitée, mais tu y chipotes encore un peu.

Strik : Cette grande main était censée consoler, mais cela ne marche pas. Mais elle a quelque chose. On fixe tout le temps ce trou. Celui-là fait donc de l’effet.

- Et ce dessin ?

Strik : C’est également une œuvre de Lucas Cranach l’Ancien, le tableau de la Vierge à l’enfant sous le pommier. J’en ai fait une Ève qui est poursuivie et chassée par deux pommes. On ne voit plus d’Ève que la chevelure et une oreille.

- On remarque beaucoup d’oreilles dans tes dessins, par exemple entourées du poil de têtes de singe. Je les voyais comme des images du sexe féminin (un orifice enveloppé de petits plis) et je ne voulais rien en demander de plus. Mais peut-être ont-elles quelque chose à voir aussi avec le fait que tu entends tes œuvres ? Et que nous absorbons des impressions physiques plus directes via nos oreilles et nez que via nos yeux (comme Proust l’illustre avec le tintement de la cuiller et la sonnette de Swann) ?

Strik : Les oreilles sont étranges. Elles ont toutes l’air différent. On peut y discerner énormément de choses. Parfois, on peut y découvrir un embryon, et parfois la moitié d’un crâne. La vie et la mort. J’ai gommé le visage d’Ève, mais sur le côté gauche du dessin, j’ai arrondi les coins en noir, de sorte qu’on a l’impression de voir apparaître un monde. Son visage omis coïncide avec un monde. Un seul être humain coïncide avec le cosmos tout entier. Si je touche quelque chose de cet essentiel, de ce que cela signifie d’être homme, je suis satisfaite.

En même temps, j’entends fonder le dessin, qui est généralement utilisé dans l’art comme point de départ, comme une forme autonome. Voilà pourquoi je travaille toujours sur papier. Je ne peux plus supporter d’autre forme… Je peux parfois effectuer le même geste pendant quatre heures. Parfois, j’arrête après une minute. Pourquoi ? Je crois que dans ce cas, le son s’arrête, et il faut donc prendre du recul et regarder. Car que fait-on en fait en tant qu’artiste ? Il ne s’agit pas de l’artiste même, mais du mouvement qu’on peut fixer. La main fait des choses que nous ne savons pas. Heureusement, car la main ne ment pas, la tête par contre si. J’ai vu récemment un beau documentaire sur Giacometti, qui continuait à modeler en parlant. Je ne pourrais jamais le faire. Ses mains continuaient tout le temps à garder le contact avec son œuvre. Il continuait à modeler de haut en bas et de bas en haut, tandis que ses yeux suivaient ses mains sans discontinuer…

Pendant longtemps, j’ai pensé que je deviendrais plus légère après avoir parachevé un dessin, mais ce n’est pas le cas, parce qu’on apprend à regarder toujours mieux et qu’il devient sans cesse plus difficile d’élaborer des choses à partir du non-savoir. On sait trop bien comment cela fonctionne. Le défi réside dans le non-savoir. Lorsque vous découvrez en travaillant, vous comprenez aussi davantage… Je me suis déjà demandé pourquoi quelqu’un veut absolument acheter une certaine œuvre d’art. À mon avis, quelqu’un achète ainsi du temps qu’il peut passer avec une œuvre d’art. Je crois qu’une œuvre d’art suspend le temps. Mais quelqu’un qui vit avec une œuvre d’art y découvrira toujours de nouvelles couches, tout comme on apprend à connaître son partenaire qu’en vivant de nombreuses années avec lui. Année après année, on lève des voiles, et ce n’est qu’à la fin qu’on découvre la mariée. Une tête de singe avec une chevelure de femme : on peut s’y perdre. On peut y perdre énormément de temps. Cela a quelque chose d’une ruine. Un espace creux dans lequel on peut disparaître. Des cheveux ! Quand on voit quelle danse peut s’y dérouler ! J’aime à voir réunis le banal et le sublime. Les cheveux peuvent vous envahir, on s’y empêtre encore et encore, ils confèrent une forme visible à votre propre être de corps, d’animal ou de paysage. Les cheveux sont ce qui continue à pousser. Ils jaillissent de notre propre intérieur.

- La fois dernière, tu m’as raconté que tu travailles avec des pinceaux spalter.

Strik : Ce sont les pinceaux les plus fins, qui permettent de travailler de manière très fine. Pratiques, car on peut les saisir par le poil pour peindre très souplement. On les tire en direction du dos de la main. Parfois, je fais pivoter le papier pour pouvoir effectuer certains mouvements. Ces pinceaux sont amusants parce qu’ils dansent. Chaque poil se met à danser indépendamment. On dirait parfois qu’un tel pinceau développe une volonté propre. Il m’est déjà arrivé d’y découper des morceaux pour pouvoir peindre des traits parallèles de largeur différente. Le pinceau est très proche de la main. C’est agréable aussi de saisir le pinceau de sorte que le bout des doigts repose sur les poils. On dirait alors que ces poils poussent depuis le bout de vos doigts.

- De sorte que tu deviens singe, ou corbeau ? Un corbeau qui peint avec ses ailes ?


 

Montagne de Miel, 2 août 2009