Hans Theys is een twintigste-eeuws filosoof en kunsthistoricus. Hij schreef en ontwierp tientallen boeken over het werk van hedendaagse kunstenaars en publiceerde honderden essays, interviews en recensies in boeken, catalogi en tijdschriften. Al deze publicaties zijn gebaseerd op samenwerkingen of gesprekken met de kunstenaars in kwestie.

Dit platform werd samengesteld door Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen). Het kwam tot stand in samenwerking met de Koninklijke Academie voor Schone Kunsten in Antwerpen (Onderzoeksgroep ArchiVolt), M HKA, Antwerpen en Koen Van der Auwera. Met dank aan Idris Sevenans (HOR) en Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Robert Devriendt - 2015 - Des histoires passées sous silence [FR, interview]
, 4 p.

 

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Hans Theys

 

Des histoires passées sous silence

Entretien avec Robert Devriendt

 

Pour la troisième année consécutive, le musée Groeninge de Bruges invite un artiste contemporain à établir un dialogue avec la collection permanente. Dans deux salles du musée, Robert Devriendt a demandé de peindre en blanc les étranges cloisons en bois qui, presque partout, sont adossées au mur. Au cours de notre visite conjointe de l’exposition, il évoque à deux reprises ces murs blancs. Il me raconte que l’intérieur de sa maison a volontairement une couleur neutre et qu’il ne supporte pas les œuvres d’art accrochées au mur. Que veut-il dire par une couleur neutre ? On comprend alors que même d’ordinaires murs peints attirent son attention. Devriendt est quelqu‘un qui aime regarder et qui peut se perdre dans ce regard, tant dans les plaisirs presque infinis que procurent la matière et la texture que dans les sentiments, les pensées, les images et les récits qu’elles peuvent évoquer.

Après avoir mené l’entretien repris ci-dessous, nous regardons ensemble quelques toiles de maîtres anciens.

« Quand je regarde une peinture, je vais toujours à la recherche de la partie qui a procuré le plus de plaisir au peintre », confie Devriendt. « Parfois, c’est un aspect de la figure, parfois c’est l’arrière-plan. Dans cette peinture-ci, par exemple, l’arrière-plan est très soigné. Dans l’œuvre précédente, il a été ajouté après coup à la va-vite. »

Devriendt a passé son enfance dans une ferme retirée. Il n’y avait pas de télévision. Les seules images fabriquées qu’il a eues sous les yeux quand il était jeune étaient les peintures dans l’église ou les images qui se trouvaient dans l’emballage des bâtons de chocolat. À treize ans, en l’an de grâce 1968, il s’inscrivit à un cours américain pour peintres débutants, intitulé Famous Artists Course. Les exercices écrits de ce cours contenaient des reproductions de peintres comme Picasso et Willem De Kooning.

La première exposition solo de Devriendt date de 1983. À cette époque-là déjà, il peignait les petites peintures pour lesquelles il est connu aujourd’hui. Il y a sept ans, il a commencé à regrouper ces petites œuvres en petites séries.

« J’ai toujours peint des choses issues de mon entourage ; des choses auxquelles j’attribue un rôle dans un drame imaginaire qui se déroulerait autour de ma personne », me confia l’artiste. « De par ce rôle, les objets et les scènes représentés se parent de quelque chose qui semble transcender la réalité. Mon œuvre semble toujours partir d’un télescopage entre l’action directe dans la nature et l’effet indirect et ralentisseur de la culture. Je crois que nous devons créer des illusions pour pouvoir appréhender la réalité. Cette création d’illusions ne s’arrête jamais parce que les illusions se font sans cesse démasquer… Je suggère un drame, mais c’est au spectateur à donner forme à ce drame et à interpréter le télescopage des images… Personnellement, je cherche avant tout à écouter les choses et à les mettre en avant. La technique picturale employée dépendra de la réalité matérielle de la chose reproduite et de la manière dont elle reflète la lumière. Si mes peintures sont plutôt lisses, c’est parce que je ne veux pas que la facture vienne perturber l’image. »

 

Des images interdites

Nous buvons un café dans un établissement proche du musée Groeninge. Par la fenêtre, nous voyons les murs très hauts d’une école fréquentée par Devriendt quand il était enfant. « C’était terrible », raconte-t-il, « j’avais une chambre recouverte de planchettes. » Cela faisait 1,6 x 2 mètres. Je revois encore ce pitchpin : d’une qualité irréprochable, rougeâtre, fait pour durer éternellement… L’école était très angoissante : chaque jour, nous devions aller à la messe et nous avions quatre séances d’étude par jour. C’était un système très sévère. Pour m’évader, je regardais Hélène Fourment. Je possédais une pile d’images, de reproductions de peintures, qui provenaient de bâtons de chocolat ou que j’avais échangées contre des points Soubry (une pochette de six à sept images contre quarante points).

Rubens, Rembrandt, El Greco, Ruysdael… Ces images étaient interdites. Un jour, j’avais accroché une image dans ma chambre ; le soir même, elle avait disparu. Dans mon banc, équipé d’une tablette qui se relevait, j’avais accroché une reproduction d’un paysage d’hiver. Peint par Isidore Opsomer, je crois. Chaque matin, je contemplais ce paysage pour me sentir plus proche de la ferme de mes parents, ce qui me permettait de tenir un jour de plus. En fait, aujourd’hui, les images ont toujours la même fonction pour moi. On peut les sélectionner et les placer dans un certain ordre pour créer un monde parallèle et pour s’évader de la réalité. Lorsque je vins pour la première fois au musée Groeninge, j’avais alors neuf ans, je me suis cru dans le prolongement de cette terrible école. Les mains pieuses du chanoine van der Paele ! Effaré, j’errais dans ce musée, jusqu’à ce que je découvre les détails, qui m’ont ouvert un univers. »

- Est-ce que tu te souviens de l’un de ces détails ?

Robert Devriendt : Un œil dans le portrait, du XVIIe siècle, d’Isabelle Claire Eugénie, Infante d’Espagne, peint par Frans Pourbus le Jeune. Ce qui m’avait frappé, c’est que son œil gauche brillait comme un bijou.

- Cette dame porte beaucoup de perles. Est-ce qu’à l’époque, tu avais déjà remarqué que la brillance de son œil est suggérée de la même façon que l’éclat des perles ?

Devriendt : Je ne le crois pas. Je voyais l’œil comme une pierre précieuse. C’était une expérience libératrice. Dans la réalité de tous les jours, c’est impossible de fixer l’œil d’une personne aussi longtemps. Si tu essaies, on te renvoie… Quand tu regardes longuement quelque chose, ton regard finit par se rétrécir. Les lignes de ton regard se croisent. C’est alors que le monde s’ouvre et qu’on se retrouve dans une sorte d’espace infini où tout se fond l’un dans l’autre. L’œil devient une perle, la perle se dissout dans l’air. On peut y séjourner un court instant, dans ce genre d’univers, mais on doit toujours revenir à la réalité.

 

Huit mille touches

- Tu réalises de petites peintures que tu regroupes en séries, de sorte qu’elles nous apparaissent comme des images figées, des fragments d’images d’un ensemble narratif plus grand qui se construit dans la tête du spectateur. C’est pour cette raison que l’on compare parfois ton œuvre à un film. Mais je préférerais parler des peintures mêmes. Comment les construis-tu ?

Devriendt : Ça, je préfère ne pas le dire… Chaque peinture se compose de quelque huit mille touches de peinture. Il faut choisir la structure logique en fonction du type de peinture et des couleurs utilisés. C’est très compliqué. Et c’est difficile de reconstituer l’opération après coup. Quelle horrible question, d’ailleurs !

- Pourquoi ?

Devriendt : Manier la peinture, c’est comme fréquenter les gens. On peut être direct ou bien tâtonner, on peut être obsessionnel ou superficiel. Le rapport d’un peintre à la peinture en dit long sur ses rapports humains. Si l’on regarde, par exemple, cette toile du début du XIXe siècle, La Mort de la femme de Bélisaire, peint par l’artiste brugeois François-Joseph Kinson, alors on voit ce que cet homme a vu et ressenti. Regarde la transition de la lumière et de l’ombre sur sa peau. La peinture est agencée à la perfection. On ne peut peindre cela que si on l’a réellement ressenti. Sans doute voulait-il seulement peindre cette femme. Le reste n’était que son gagne-pain.

- Je vois que tu utilises différents types d’images comme point de départ : des photos que tu as prises toi-même, mais aussi des images vidéo figées ou des images de faible résolution (avec, parfois, de gros pixels ou un effet tache d’huile) que l’on trouve sur Internet. Je déduis de tes peintures que tu fais cela parce que chaque type d’image réclame une autre approche technique.

Devriendt : C’est exact. J’aime ce genre de défis.

 

Les flammes éternelles

- Certaines images te permettent par ailleurs d’utiliser des couleurs que l’on ne rencontre pas dans les peintures traditionnelles.

Devriendt : Tout à fait. Quand on essaie de peindre un cordon électrique ou un écran de télévision, on ne peut évidemment pas aller regarder la solution chez les anciens. C’est à toi, alors, à trouver des solutions. Mais pour représenter une voiture qui explose, on peut bien sûr s’inspirer des flammes éternelles de Bosch.

- Sur une de tes peintures, on voit une voiture qui est garée en biais derrière un poteau en béton. C’est toi qui as pris cette photo ? Cela me semble tellement improbable, parce qu’il s’agit d’une voiture tellement rare. D’autre part, j’ai du mal à imaginer que quelqu’un puisse poster une telle photo de sa voiture sur Internet.

Devriendt : C’est moi qui ai photographié la voiture. Elle se trouvait garée devant un café. Mais le poteau, c’est moi qui l’ai ajouté tout en peignant.

- Quand on regarde, non pas les peintures, mais les images, alors on remarque qu’il y a beaucoup de choses que tu ne montres pas. On a l’impression que tu suggères des histoires, mais on pourrait également dire que tu passes sous silence certaines choses.

Devriendt : Oui, ce qu’on ne montre pas est également important. En peignant, on gère ses émotions. Toutes les impressions qui sont entrées en nous doivent également en ressortir. Mais pas littéralement, bien sûr.

- Quand je t’ai rencontré pour la première fois, en 1997, tu peignais beaucoup d’animaux empaillés. Aujourd’hui, on retrouve ce type de peinture. Je trouve cela surprenant que tu parviennes à montrer qu’il s’agit d’un animal empaillé. Mais indépendamment de cela, ce sujet semble révéler une sorte de fascination pour les images qui nous dupent, les images qui promettent quelque chose de plein qui se trouve hors de notre portée.

Devriendt : C’est possible. Cette impression est encore renforcée avec les images numériques. Elles sont transparentes. On a l’impression de pouvoir passer le bras à travers l’image.

- Les images nous dupent, mais les peintures sont vraies.

Devriendt : Peut-être. En tout cas, elles ont été tripotées. C’est déjà ça.


 

Montagne de Miel, 27 octobre 2015