Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Tracey Emin - 2017 - Fragilité recollée [FR, interview]
, 3 p.

 

 

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Hans Theys

 

 

Fragilité recollée

Quinze minutes avec Tracey Emin

 

Dans les deux salles de Xavier Hufkens a lieu actuellement une exposition solo d’œuvres de Tracey Emin (née en 1963). Dans la dépendance, nous découvrons une sculpture murale constituée de fins et élégants tubes néon, un film et deux séries de dessins qui parlent de perte. Elles semblent parfois exprimer quelque chose à propos de la perte d’un enfant ou la mort d’une mère, parfois d’un amant décédé. Le thème de la perte et de l’inaccessibilité se prolonge dans la galerie principale, où l’on peut voir des dessins, des peintures, une photo, une œuvre néon et une sculpture monumentale en bronze. Le titre de l’exposition, The Memory of your Touch, est emprunté au roman Lady Chatterley’s Lover, dans lequel une femme raconte qu’elle rêve de son mari décédé qui vient se coucher doucement contre elle. Certains dessins sont poignants et très beaux. C’est devenu une belle exposition personnelle, qui nulle part ne semble ouvertement autobiographique ou autrement exhibitionniste.

J’ai exactement 15 minutes pour m’entretenir avec Emin. Elle parle très doucement. Elle a l’air fragile, mais on se rend compte qu’elle ne se laissera pas faire. Elle semble rompue, épuisée, à bout, mais elle n’est pas crispée. Je suis content de pouvoir la rencontrer.

- Ta grande sculpture me fait penser à une sirène.

Tracey Emin : Sur l’arrière, elle ressemble à une gigantesque queue avec des couilles énormes. Mais ce n’était pas voulu.

- Un marin qui entend chanter une sirène va faire naufrage. La sirène personnifie l’amour inaccessible. Ton exposition parle de la perte. Enfant, as-tu été abandonnée ?

Emin : Oui.

- As-tu jamais eu une fausse couche ou abandonné un enfant pour être adopté ?

Emin : Non.

- Je trouve certains dessins très émouvants. Entre autres parce qu’on ne sait pas s’ils se réfèrent à la perte d’un enfant, d’un amant, de ta mère ou à toi-même. On dirait qu’ils veulent se créer eux-mêmes, mais sont blessés.

Emin : Merci.

- L’année dernière, tu as exposé ton célèbre lit dans une salle ronde du Tate Britain, en combinaison avec des peintures de Francis Bacon. Pourquoi Bacon ?

Emin : L’œuvre de Bacon possède une charge émotionnelle, elle découle de sa vie…

- Tu veux dire des événements tels que le suicide de George Dyer ?

Emin : Les gens pensent qu’il était chaotique parce que son atelier était en désordre. Mais je trouve que son œuvre exprime un grand contrôle. Il voulait avoir prise sur les choses. J’ai sélectionné entre autres une toile avec un chien qui fait preuve à mon avis d’un grand contrôle.

- Bacon était également un joueur. Ce sont des gens qui s’imaginent qu’ils veulent gagner quelque chose, mais qui organisent en fait une perte.

Emin : J’ai essayé hier soir de noter la même idée, mais je n’y suis pas parvenu aussi bien que toi maintenant. Tu as raison. Lorsque je planifie quelque chose, j’essaie immédiatement de prévoir sa perte finale.

- J’ai surtout été touché par la qualité sculpturale de ton lit. C’est une superbe sculpture. Chaque objet est disposé à la perfection.

Emin : Merci.

- As-tu mis toi-même l’œuvre en place ?

Emin : Toujours. Elle est conservée par Tate Britain. Toutes les pièces sont conservées dans des sachets individuels, avec des étiquettes comme « mégot avec rouge à lèvres ». Lorsque j’installe l’œuvre, on me filme toujours, pour qu’on puisse encore l’installer après ma mort. Dans le passé, lorsque les gens voyaient cette œuvre, ils étaient choqués. Aujourd’hui, ils sont émus. L’œuvre semble gagner en visibilité.

- Nous aimerions peut-être voir également le lit défait de Flaubert ou de Virginia Woolf ?

Emin : L’histoire de l’art connaît de nombreux lits, mais ils sont tous peints. Ceci est le premier lit véritable… As-tu trouvé les dessins tristes ?

- Ils parlent de tristesse, mais ont été réalisés par quelqu’un qui a survécu à la tristesse. Je trouve cela encourageant.

Emin : Les gens me demandent toujours ce que je pense du succès. Mais ils ne voient pas que mon succès constitue une condition pour communiquer. Je dois pouvoir créer des œuvres pour survivre. Je suis devenue une femme d’âge moyen. Je suis fatiguée. Sans mon travail, je serais perdue. Mon travail est la colle. Sans la colle, je me décomposerais.

- Je refuse de te croire.

Emin : Si tu veux, nous pouvons nous risquer à une expérience, mais le résultat ne te plairait pas.

- Il y a un an et demi, tu as acheté une toile d’un peintre belge.

Emin : Oui, de Walter Swennen. Comment sais-tu cela ?

- La peinture représente un petit fantôme transparent. Il est probable que Swennen a commencé à peindre pour devenir présent pour sa mère, qui s’était attachée davantage à sa petite sœur morte qu’à ses enfants vivants. Lui-même se sentait comme un fantôme, quelque chose de transparent. Tu as cela aussi ? Tu essaies aussi de devenir visible en créant des œuvres ?

Emin : Non, je suis suffisamment visible. Mais si je ne travaille, si je n’écris, ne dessine ou ne peins pas, je n’existe tout simplement pas. Je dois travailler pour ne pas m’effriter.


 

Montagne de Miel, 1er septembre 2017