Hans Theys is een twintigste-eeuws filosoof en kunsthistoricus. Hij schreef en ontwierp tientallen boeken over het werk van hedendaagse kunstenaars en publiceerde honderden essays, interviews en recensies in boeken, catalogi en tijdschriften. Al deze publicaties zijn gebaseerd op samenwerkingen of gesprekken met de kunstenaars in kwestie.

Dit platform werd samengesteld door Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen). Het kwam tot stand in samenwerking met de Koninklijke Academie voor Schone Kunsten in Antwerpen (Onderzoeksgroep ArchiVolt), M HKA, Antwerpen en Koen Van der Auwera. Met dank aan Idris Sevenans (HOR) en Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Pierre Droulers - 2016 - Les jours de la semaine [FR, essay]
Tekst , 4 p.

 

__________

Hans Theys

 

 

Les jours de la semaine

Un livre sur l’œuvre de Pierre Droulers

 

 

Dans une grande salle, située au sein d’un centre de danse à Bruxelles, trente tables mises bout à bout forment une arène rectangulaire. Sur les tables se trouvent des centaines de documents qui évoquent vingt-huit chorégraphies : partitions, annotations, notes, croquis, photos, articles photocopiés, livres, cartons d’invitation, affiches. Au milieu de l’arène, installés à une table isolée, Pierre Droulers et quelques collaborateurs sont en plein brainstorming sur l’organisation de tout ce matériel dans une publication projetée.

Je me souviens avoir déjà rencontré ce problème lors de précédentes aventures éditoriales. Quand on essaie de retracer la vie ou l’œuvre d’un artiste âgé en optant pour un ordre chronologique, on obtient un livre inégal parce que la qualité et la nature des photos sont fort variables. Au début, on a droit à des photos en noir et blanc ou à des clichés bon marché ; ensuite, on tombe sur de beaux tirages de photos aux contrastes prononcés, l’œuvre de photographes professionnels assurément ; puis, on découvre quelques photos couleur jaunies, une poignée de diapositives, et puis encore quelques photos extraites de vidéos de piètre qualité, et même deux photocopies couleur ; apparaissent enfin les premières photos numériques aux couleurs peu affirmées et aux résolutions faibles, suivies de photos numériques qui ont l’air trop propre, avant de découvrir des photos numériques sciemment déformées, etc. Ce n’est pas tant la diversité qui pose problème, mais bien la chronologie qui impose un parcours linéaire, rendant la réalisation d’un livre difficile, voire impossible. Certes, inverser la chronologie permet, dans certains cas, de commencer par les images les plus récentes, de sorte que le livre prend des allures d’une exploration archéologique, où l’on creuse de strate en strate, en découvrant, pour commencer, la strate la plus fraîche.

Ainsi présenté, le problème a l’air encore simple. Mais à cela vient s’ajouter la diversité des types d’images pour chaque œuvre. Tantôt la plupart des images ont été prises pendant les répétitions, tantôt uniquement pendant la représentation ; tantôt encore, après la représentation. Parfois, il existe une photo de groupe ; en général, pas. Parfois, il y a des portraits des danseurs ; et parfois, pas. Ici, ils ont été photographiés dans leurs costumes définitifs. Là, dans leurs tenues de danseurs ordinaires. Dans certains cas, les décors et l’éclairage n’étaient pas encore prêts. Sur quelques clichés, le photographe est parvenu à capter une ambiance, un éclairage, un mouvement, une composition, mais, sur la plupart, il n’en est rien. Et l’on pourrait encore continuer. Sans parler des écrits en tous genres. Ici, on a conservé une interview ; là, une critique en anglais. Là encore, on a retrouvé un document de travail, ou bien une lettre adressée au bourgmestre. Parfois, on tombe sur quelques annotations de danse et des croquis. Parfois, il ne subsiste plus rien.

À vrai dire, presque tout a disparu : l’esprit du temps, la signification sociale ou politique d’une certaine salle, la réputation d’un danseur ou d’un dramaturge, les connotations de certains costumes, le mouvement des danseurs, les compositions, l’éclairage, la musique, le son, le silence, les attentes et les réactions du public, les rivalités entre confrères, les amours, les amitiés, les rancœurs et les joies.

L’image qu’il faut cerner s’étend dans trois, voire cinq et même sept directions, et dans chacune de ces directions, cette image s’étire encore, et puis encore, tel un feu d’artifice qui se propage. Car il n’est pas question d’un seul artiste ici, mais d’un groupe d’artistes – en évolution constante – qui apportent, chacun, leur personnalité et leur approche et qui, par leur rencontre, engendrent une nouvelle forme spécifique.

Il n’y a que Proust ou Joyce qui serait capable de relever ce défi, se dit-on alors. Et c’est alors qu’on se souvient que, pour Droulers, l’approche universelle et protéique de Joyce était indissociablement liée à l’approche dépouillée de Becket. Qui regarde ses chorégraphies voit qu’il rêve d’une forme intermédiaire : une composition faite de quelques traits et touches, dépouillée, mais contrapuntique, capable d’évoquer tout l’univers. À chaque fois, il part des innombrables discussions, images, textes, sons et propositions des danseurs ou d’autres collaborateurs qu’il assemble lentement, telles les pièces d’un puzzle, la plupart des éléments passant finalement à la trappe. La composition finale nous parlera du monde comme une chanson ou un tableau nous donnent parfois l’impression que tout est dit, parce que tout semble présent : la pluie et le vent, le silence et le bruit, l’amour et la mort, l’attente et l’oubli, la brouette et l’ombre, l’arbre frémissant et l’insecte bourdonnant, le mot décisif et le geste hésitant.

Nous nous trouvons toujours autour de la table au milieu de l’arène. Je propose de classer alphabétiquement les vingt-huit représentations d’après leurs titres, et de les présenter dans cet ordre dans le livre. Cela pourrait déboucher sur un ouvrage varié et équilibré. À la fin du volume figurerait également une liste chronologique des représentations, de sorte que l’on pourrait aussi le lire dans cet ordre-là.

Pierre Droulers formule une autre proposition. Avec la main droite, il forme une petite tête d’animal afin de donner plus de force à ses mots. La moitié de son discours semble consister en cette main, qui participe à la réflexion au gré de mots minutieusement choisis. « Je voudrais agencer le livre selon les jours de la semaine, » confie-t-il : « Lundi : préparation. Mardi : action. Mercredi : communication. Jeudi : expansion. Vendredi : feeling. Samedi : sédimentation. Dimanche: l’être, pas agir. » Je suis charmé par cette belle définition des jours de la semaine, qui me rappelle aussitôt un peintre qui m’avait confié qu’il se représentait chaque jour de la semaine différemment et qu’il aimerait, à l’occasion, les peindre.

Ensuite, Droulers me montre un diagramme circulaire qu’il a composé lui-même.

 

Lundi :            mystère, ombre-lumière, dualité, naissance-mort

Mardi :            épique, combat, petit-grand espace, « le laid est beau », rêverie

Mercredi :       réalité-activité, hommes-femmes, jeu, cueillir

Jeudi :             La Faute, felix culpa, mécanique-machine, karma, rouage infernal, Abracadabra, la paix rêvée, la ferme

Vendredi :       les hanches, lyrique, gémir, danser, embrasser-s’abstenir, Marie-Madeleine, jets de balles, baiser de Judas, interdits, sexe, chute, éclipse, perte, « l’accouplement n’était pas prévu »

Samedi :         individu, la perte, l’attente, l’isolement, tenebrae, la plainte du deuil, le chemin du bois, la déchirure, la guerre

Dimanche :     communion, rédemption (mystique), la Paix, le blanc lumineux, la bonne nouvelle, « nous ne sommes que gouttes », le néant est nullité, Fuit Fiat

 

Il me montre également un diagramme tracé à la main par László Moholy-Nagy, Plan of Finnegans Wake, qui lui aurait inspiré son propre diagramme. À y regarder de plus près, hormis la forme circulaire, il n’y a aucune correspondance entre les deux diagrammes. Mais je crois savoir pourquoi cette œuvre de Moholy-Nagy parle à Droulers. Finnegans Wake est considéré par beaucoup comme un livre inaccessible. C’est, en effet, un de ces ouvrages littéraires polymorphes qui tentent de cerner ou de refléter la complexité du monde au travers d’une forme complexe. Or, le diagramme de Moholy-Nagy nous donne brièvement l’impression qu’il a su déchiffrer le roman. Autrement dit, il concrétise notre rêve de savoir tout comprendre et tout éclaircir.

Cependant, chaque fois que nous avons l’impression de pouvoir ordonner la réalité, par exemple en la partageant entre jour et nuit, nous oublions que nous redécouvrons tout simplement les mots que nous utilisions déjà auparavant pour la décrire. Nous découvrons que nous pouvons nommer quelque chose le jour et la nuit, et nous sommes heureux. Mais quid du crépuscule ? Du clair de lune ? Des animaux qui vivent la nuit ? De la vie animale et végétale souterraine ? De l’éternelle obscurité de l’univers, qui ne s’éclaire que quand quelque chose prend feu ou quand les rayons de lumière invisibles heurtent un objet ?

D’abord, il y eut l’obscurité informe et puis vint le Verbe, qui apporta la lumière. Ou est-ce l’inverse : la prise de conscience de notre mortalité est-elle venue seulement après que nous avons reçu le langage ?

Si nous reprenons maintenant le diagramme de Droulers, nous voyons qu’il s’agit en fait d’un excellent plan pour un spectacle de danse. Cela se présenterait comme une fresque tridimensionnelle qui se transforme au fil du temps. Grâce à la forme circulaire, plusieurs vitesses sont possibles. À l’avant gauche de la scène, une semaine peut durer deux minutes ; à l’arrière droit, nous ne verrons que des bribes d’un lundi qui se met laborieusement en branle. Et de l’arrière gauche à l’avant droit, le mercredi se déroulera comme une diagonale lente qui durera toute la représentation. La lumière et l’obscurité peuvent scintiller de façon stroboscopique, se fondre l’une dans l’autre avec une lenteur imperceptible ou se dissoudre dans un brouillard indéfinissable.

Sur les conseils d’Ida De Vos et d’Ann Veronica Janssens, j’assistai pour la première fois, en 1996, à un spectacle de danse de Pierre Droulers : De l’air et du vent. De retour à la maison, j’écrivis une lettre au chorégraphe pour le remercier. J’avais vu des choses pour la première fois. Pour la première fois, en effet, j’avais vu de la lumière sur une scène. Tout comme, des années auparavant, j’avais vu, dans un film d’Ingmar Bergman, pour la première fois, des nuances de gris presque palpables, dans une scène qui se passait dans une église inondée par la lumière du soleil. J’eus l’impression de voir une lumière presque palpable, qui planait au-dessus de la scène tel un banc de brouillard presque invisible. Je vis aussi un sublime saut de Stefan Dreher, qui paraissait contenir à mi-chemin un contremouvement très court, comme ce fut apparemment le cas de certaines poignées de main de Thelonious Monk. La représentation évolua en une série de traits, points, taches, plans, diagonales, horizontales et verticales : un tableau tridimensionnel en devenir, apparaissant et disparaissant à la fois. Soudain, je ressentis ce que la danse pouvait être : dessiner, peindre, écrire, réfléchir, regarder, oublier, hésiter, décider, agir, se reposer. Et tout cela dans un espace quadridimensionnel.

Un autre jour, j’assistai à la représentation MA, assis à côté du plus grand collectionneur d’art conceptuel de notre pays. À la fin du spectacle, l’homme déclara qu’il avait trouvé cette représentation sublime. Il y avait retrouvé la beauté de sa propre collection épurée, dépouillée, presque désincarnée. Du Joyce devenu Beckett.

Nous sommes toujours assis à la table au centre de cette grande salle de danse. Droulers montre schématiquement à quoi le livre pourrait ressembler s’il était organisé en fonction des jours de la semaine. Je me rends compte que nous nous trouvons au milieu d’une scénographie. La disposition des tables, les documents étalés, nos gestes : tout participe d’une chorégraphie inédite, dont le livre sera le résultat. Je me souviens d’un film de Luis Buñuel dans lequel les protagonistes s’avèrent soudainement se trouver sur une scène et ignorer leur texte. Je pense aux longues années de préparations de Gustave Flaubert, dont on disait qu’il abattait toute une forêt pour sculpter un cure-dent. Je pense au moine qui sculpta dix mille bouddhas, dont les derniers – des bâtonnets présentant trois entailles – tenaient dans une main. C’est ainsi que l’on fabrique des choses, je me dis, tout comme Dieu créa notre monde : farfouillant brièvement dans une corbeille de petits fruits secs, assaillis par dix-sept mouchettes, secouant le tout dans ses paluches de mains qui formaient une boule, et semant finalement le tout dans le néant tel un coup de dés coloré et délicieusement parfumé. À distance, le tout a dû sembler très clair : un peu de terre et d’eau, une brume flottante qui s’illuminait en bleu, un tapis de mousse vert, et de minuscules petites choses qui bougeaient, s’éclairant un court instant avant de disparaître aussitôt. Une couche d’écume scintillant qui crépitait doucement, presque inaudible, et qui produisit même brièvement l’Iliade, et de jolies petites mélodies, et des rythmes invitant à la rêverie.

 

 

Montagne de Miel, 2 août 2016