Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Nicolas Bourthoumieux - 2015 - Praise [FR, essay]
Text , 2 p.

 

 

 

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Hans Theys

 

 

Louange !

Quelques mots sur une rencontre avec Nicolas Bourthoumieux

 

 

J’ai reporté plusieurs fois la rédaction de cette collection d’impressions tant la visite de l’atelier de Bourthoumieux m’a touché. Premièrement à cause des photographies qui montrent plusieurs de ses amis défoncés ; elles m’ont renvoyé à mes propres années d’excès et à mes propres amis disparus. Ensuite pour sa manière, lente mais décisive, de s’être extrait de cet enfer, en découvrant la force de l’art. (Je ne sais pas s’il serait d’accord avec ça ; j’écris juste ce que j’ai ressenti). Bizarrement, ce sauvetage semble avoir été orchestré par le derrière de jeunes filles nues et le coma éthylique de jeunes garçons. D’une manière ou d’une autre, Bourthoumieux (1985) a découvert qu’on peut aussi sculpter des culs. Par les sculptures d’un ancien assistant de Rodin qui jalonnent son village natal, Bourthoumieux a trouvé un moyen d’échapper à la drogue. Lentement, un cul illuminé dans la nuit a dû ouvrir une brèche. (Soudain on reconnaît ses amis parmi les figures étendues sur le « Radeau de la Méduse ».)

 

Je me promène dans l’atelier et découvre les travaux les uns après les autres ; tous sortent du noir, chargés de sensualité, cherchant leur souffle. Un diptyque de photos : sur celle de gauche, la tanière sombre d’un animal, creusée dans une dune blanche ; sur celle de droite, une sculpture blanche entourée de buissons noirs. Je crois que la sculpture représente Amour couché sur Psyche. Pivotée sur 90 degrés elle ressemble à un sexe féminin. C’est l’origine, c’est là que commence le monde, une nouvelle vie dédiée à l’art. Un autre diptyque rapproche la photo d’une sculpture cassée, sur la gauche, d’un petit bloc de béton dont la surface, recouverte de graphite, réfléchit comme un miroir sombre. « Ça ne réfléchit pas ton visage mais ça réfléchit les couleurs », me dit l’artiste. De temps en temps on sent l’émergence de la couleur. C’est le cas dans le plan vidéo d’un chanteur sur scène : l’image de départ était tellement sombre qu’il a fallu l’éclaircir. Bourthoumieux aime le bruit qui en résulte, et aussi l’apparence des couleurs. Un cendrier en plâtre blanc à la forme d’une main ouverte. « J’avais un ami qui écrasait ses cigarettes dans sa main », commente l’artiste. Une cagoule noir, cousue à partir des restes d’un pantalon, n’est percée que d’un seul œil… (« Je suis en train de lire un livre sur l’histoire de Elephant Man. ») Des fragments de toiles brutes, cousus ensemble et couverts de chrome et de goudron deviennent des peintures puissantes. Leurs bordures sont encadrées de métal. L’artiste aime la soudure. Dans l’atelier il y a deux lampes faites à partir de morceau de métal soudés, et aussi deux sculptures fixées au mur : de grosses poignées assemblées à partir de morceaux de rampes métalliques. Les rampes nous soutiennent, elles nous empêchent de tomber et nous aident à monter. Ici, condensées, elles prennent une charge sexuelle. Elles offrent une forme de stabilité. Elles sont à la fois brillantes et noires.

 

L’artiste me montre ensuite une série de neuf vidéos qui seront probablement présentées dans l’exposition. Le fond d’écran de l’ordinateur est noir. Les films ont été tournés avec une petite caméra. Certains sont sonores, d’autres muets. Je reconnais l’image du chanteur, suivi par celle, en boucle, d’un tigre qui se lamente (« filmée à Belgrade. Ce jour-là, le directeur du zoo venait de mourir »). Les deux chants se mélangent. Puis il y a l’image d’un pigeon qui à la fois caresse et attaque l’œil d’un autre. Quelqu’un joue « Gloomy Sunday » au piano, avec les pieds. (« le pied devient monstrueux »). Une grue mécanique, qui ressemble à un dinosaure, mord le béton d’un building. Un homme porte un trépied en marchant dans une pièce envahie de fumée (« le trépied devient une sorte de pince »). Un autre homme tue un poulet avec ses mains. Une fuite de canalisation fait gouter régulièrement un robinet. (« J’aime le mot « fuite », il sous-entend un ailleurs »). Des morceaux de verre teintés réfléchissent leurs couleurs. Un homme roule sur le sol. Est-ce qu’il dance ? Est-ce qu’il souffre ? Ensemble ces neufs vidéos ne disent rien et disent beaucoup. Elles parlent de la mort, d’angoisse, de tendresse, de la sculpture, du sublime et de spiritualité. Bourthoumieux me dit qu’il a l’intention de coudre lui-même les écrans de projection, en utilisant des vieux morceaux de tissus. Je sens que rien ne sera laissé au hasard. Je suis curieux d’entendre le son. Je me demande quand l’artiste se rendra compte que « Gloomy Sunday » est en fait une chanson pleine d’espoir.

 

Il me dit qu’il a grandi dans les montagnes. « Entouré de montagnes tu as l’impression de n’être rien. C’est comme si tu étais sur un radeau au milieu de l’océan. On peut faire de l’art pour décorer le monde mais on peut aussi essayer d’évoquer des choses qui nous surpassent, des choses qu’on ne peut pas expliquer. J’aime que la musique devienne cosmique. Parfois on a l’impression d’être complètement perdu, et puis on trouve un espoir dans ce qui nous dépasse. »

 

Il y a encore d’autres images de sculptures : des pommes de terre recouvertes de feuilles d’or pourrissent de l’intérieur, une plaque de béton posée sur un matelas (qui cache deux photos d’amis qui ont eu un accident) ; un autre bloc de béton, posé sur une chaise dont un pied est appuyé sur un œuf ; un autre encore, prit dans la structure d’un fauteuil berçant ; un vélo entièrement découpé… L’artiste me montre la petite caméra qu’il avait volé à ses parents quand il avait 13 ans (« Elle a un grand angle. »). Il me montre « La Mélancolie » de Dürer. (« On ne peut expliquer l’arc en ciel. L’art et la science ne sont d’aucun secours »). Nous restons un instant silencieux. On pense à Nan Goldin, Harmony Korine, Larry Clark et Dash Snow. On pense à Nietzsche, Bukowski et Cioran. Je pense à mes amis disparus et je loue Dieu d’avoir inventé le café.

 

 

Montagne de Miel, 16 août 2015