Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Max Pinckers - 2020 - Le poids des photos [FR, essay]
Text , 21 p.

 

 

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Hans Theys

 

 

Le poids des photos

Sur les séries de photos de Max Pinckers

 

Introduction

Depuis dix ans, Max Pinckers (né en 1988) réalise des documentaires photo discursifs et poético-politiques qui se métamorphosent ensuite en livres de photographies et expositions. Raison suffisante, me semblait-il, pour réaliser un livre rassemblant des photos extraites de tous ses documentaires et écrire quelques mots sur la contribution spécifique de Pinckers à la photographie (documentaire).

Avant toute chose, il importe, à mon avis, de signaler que Pinckers a treize ans lorsque survient « 9/11 ». Cet événement a dû le marquer, car, en 2016, il décidera de réaliser un portrait photographique des États-Unis, qu’il appréhende sous l’angle des implications de « 9/11 ». Et sa conception de la photographie documentaire semble en effet influencée par l’étrange circonstance que cet attentat avait vraisemblablement été planifié comme une scène de film, dans l’espoir de créer une image emblématique : Pieux Troglodyte Frappe Capitalisme En Plein Cœur. En 2001, au moment des événements tragiques, Pinckers vivait dans un pensionnat à Singapour, où son père travaillait comme photographe de publicité. Sa mère, elle, habitait en Inde.

L’impact visuel de cet attentat contraste avec les questionnements intellectuels sur la force d’impact de la photographie, formulés, notamment, par Susan Sontag, Allan Sekula et Martha Rosler. Lorsque Pinckers découvre ces théories alors qu’il est étudiant en photographie, leur effet est renforcé par le constat que les photos célèbres ressemblent presque toujours à de célèbres peintures ou à d’autres photos célèbres. Ce constat amène Pinckers ​à désespérer de la capacité en tant que photographe de cerner une réalité « objective » ou encore à faire des photos susceptibles à toucher réellement l’éventuel spectateur et à ne pas évoquer seulement une esthétique familière.

Le caractère tant iconoclaste qu’emblématique de « 9/11 » fut immédiatement reconnu et décrit. Il conduisit à de nombreuses publications, parmi lesquelles j’aimerais en citer deux. La première, parue en 2002 et intitulée Bienvenue dans le désert du réel, est de Slavoj Žižek. Dans cet ouvrage, il défend la thèse selon laquelle même un événement comme ces attentats ne parvient pas à mettre à nu le réel pour le spectateur, et ce en raison justement de son caractère spectaculaire. Le 9 décembre de cette même année, The New Yorker publie ‘Looking at War. Photography’s view of devastation and death’, un long essai de Susan Sontag, qui parut, l’année suivante, en format livre, dans une version légèrement revue.

Lorsque, en 2017, The New Yorker confie à Pinckers une première mission en tant que photojournaliste, ce dernier choisit la phrase initiale de Bienvenue dans le désert du réel comme point de départ afin de mettre à nu, malgré toutes les restrictions qui lui seront imposées, la réalité déguisée de la Corée du Nord. En admettant que nous puissions considérer l’évolution d’un artiste comme une spirale qui s’agrandit sans cesse, alors la première grande révolution semble s’être accomplie ici.

 

Jeunesse

Au cours de ces trente-cinq dernières années, j’ai rarement abordé la vie privée des artistes rencontré.e.s. Jamais plus, en tout cas, que le strict nécessaire pour montrer comment leurs œuvres ont pris forme. Et c’est également ce que je m’efforcerai de faire ici, parce que cela en vaut la peine. Parce que cela permet de cerner avec précision les raisons pour lesquelles je trouve l’œuvre de cet artiste si particulière   ; autrement dit, ce qui y est spécifique et nouveau, et ce qui la rend, à mes yeux, si émouvante.

Pinckers est né à Bruxelles en 1988. Ses parents ne sont pas mariés. Son père est photographe, sa mère est journaliste. En 1990, ses parents se séparent et son père émigre à Singapour, où, aujourd’hui, il travaille toujours en tant que photographe.

En 1993, la mère de Pinckers décide de se retirer de la vie superficielle et effrénée du monde de la publicité, où elle travaille  ; elle part vivre, avec son fils, à Bali (Seminvak et Kerobokan), où ils passent trois ans. Sa mère y cherche et trouve alors des fondements spirituels. Entre 1996 et 1998, ils reviennent habiter à Bruxelles. Entre 1998 et 2000, ils repartent habiter, cette fois-ci, en Australie (à Byron Bay). La mère de Pinckers n’a pas l’habitude de prendre des photos. De cette période, il ne subsiste pour ainsi dire pas d’images.

Entre 2000 et 2007, Pinckers vit avec son père à Singapour. Là-bas, à la Chatsworth International School, plus exactement, il fait la connaissance, en 2002, de Victoria Gonzalez-Figueras, sa future épouse et collaboratrice. Gonzalez-Figueras, aux origines argentines, est née au Canada. Ses parents, vétérinaires de formation, créent des suppléments alimentaires pour animaux. Durant cette période de six ans, Pinckers va souvent en visite chez sa mère, qui habite en Inde. Ce faisant, il explorera aussi ce pays de près.

De 2003 à 2008, Pinckers pratique l’art martial coréen Han Mu Do, élaboré par le grand maître Dr He-Young Kimm. Il décroche une ceinture noire sous la conduite du maître Dr Denis Chua, à Singapour.

Le père de Pinckers lui offre un appareil photo Nikon FM2 35 mm. Vers ses dix-sept ans, Pinckers accompagne de temps en temps son père sur le plateau. Il n’est pas formé à la photographie, mais il comprend que le métier requiert beaucoup d’organisation, de discipline et de systématique et il se sent attiré par cette éthique de travail stricte.

En 2007, il revient en Belgique pour y étudier. Ayant échoué à l’examen d’entrée de photographie, il entame des études de sinologie à l’université de Gand. À cette époque-là aussi, il réalise ses premières photos : des images en noir et blanc d’un entraînement de Han Mu Do sous la direction du Dr He-Young Kimm, qui a lieu dans la ville néerlandaise d’Uden.

Cette même année, Pinckers prend conscience pour la première fois qu’il est doué pour la photographie. Lorsqu’un de ses amis, Gerard-Jan Claes, l’invite à réaliser les photos de plateau lors du tournage d’un film, plusieurs membres de l’équipe, ainsi que le caméraman et le metteur en scène, ne peuvent s’empêcher de remarquer que les photos de Pinckers sont parfois de meilleure qualité que les images filmées.

Il fait ses premières expériences en photographie au sein de Lomography et la photographie devient une passion. « À cette époque-là, Lomography était une sorte de communauté en ligne », m’expliqua-t-il, « des personnes qui faisaient de la photographie argentique et qui expérimentaient avec des appareils photo en plastique. Nous nous envoyions des rouleaux de pellicule exposée pour les exposer à nouveau de manière aléatoire. J’ai gagné plusieurs prix et je jouissais même d’une certaine notoriété dans la communauté, mais je l’ai quittée quand j’ai eu l’impression que le but était surtout de vendre des appareils photo. »

En 2008, il commence à étudier la photographie. De 2008 à 2011, il habite à Gand et entretient une relation à distance avec Gonzalez-Figueras, qui habite alors à Barcelone. En 2011, ils s’installent ensemble à Bruxelles. Cette même année paraît son premier livre de photographies, Lotus, qu’il réalisa en collaboration avec le photographe Quinten De Bruyn (né en 1984). Ce dernier réalise, aujourd’hui, principalement des peintures. Le livre contient aussi mon premier texte sur le travail de cet artiste.

 

Personnalité

Si je me fie à ma propre expérience (forcément limitée), Pinckers se présente comme une personne intelligente, ouverte, constructive et en même temps douce. Je fus profondément ému (tant sur le plan sentimental qu’intellectuel) lorsque je découvris sa première série de photographies, Lotus. Non seulement en raison de son approche photographique intelligente et inédite, et non parce que je découvrais l’œuvre d’une personne beaucoup plus jeune que moi, mais aussi et surtout en raison de la tendresse avec laquelle Pinckers approchait les personnes photographiées. Cette tendresse me toucha profondément et à tout jamais.

Il y avait, dans ces photos, quelque chose que je n’avais encore jamais vu auparavant, et auquel j’avais toujours aspiré : une appréhension artistique de la lumière, de la couleur, du rythme et de l’espace qui allait de pair avec une approche méticuleuse, à la fois esthétique, politique et humaine du sujet, sans que cela se fasse au détriment de la dignité personnelle des gens qui se faisaient filmer ou photographier.

      Cette tendresse respectueuse, je l’ai d’abord perçue dans l’éclairage des visages et des corps des figures centrales sur la plupart des photos. Ensuite, je me suis rendu compte combien certaines de ces personnes se montraient sous un jour vulnérable, sans qu’elles aient été offensées, humiliées ou exploitées par qui ou par quoi que ce soit. Et puis, j’ai vu comment leur univers entier, leur imaginaire, leurs prédilections, leurs rêves et leurs habitudes prenaient vie
d’une manière complexe, mais claire, au fil d’une magnifique série d’images.

      Le respect avec lequel Pinckers aborde les personnes qu’il peut photographier se ressent aussi dans ses collaborations avec d’autres photographes, auteurs, infographistes, imprimeurs et artistes. Rien n’est rectiligne. Il y a toujours un dialogue ouvert qui s’instaure. Ensemble, on part à la recherche d’une approche multiple, tant objective que poétique, des choses.

 

Spécificité de l’œuvre de Pinckers

Rêvant toute une nuit à ce texte, je cherchais comment exprimer les sentiments et les pensées que cette œuvre suscite en moi. Et l’aube venue, les mêmes mots me revenaient sans cesse à l’esprit : « Il confère un poids aux photos, il a créé une nouvelle pesanteur photographique. » Cela pouvait-il être vrai ? Et cela pouvait-il signifier plus que le simple constat que ses photos me plaisaient ? Mais pourquoi me touchaient-elles ? Pourquoi me touchent-elles encore ?
En quoi se distinguent-elles d’autres photos ?

Dans un entretien que j’ai mené avec lui fin 2018, Pinckers raconte ce qui s’est passé au juste pendant la réalisation de Lotus. Son associé Quinten De Bruyn et lui-même s’intéressaient beaucoup au photojournalisme classique, qui répond à toutes les règles : tentative de saisir le moment décisif, lumière parfaite, cadrage parfait. Autrement dit : des photos que l’on ne s’autorise à prendre que si tous les éléments tombent à pic et qui, ce faisant, paraissent toujours un peu mises en scène ; par exemple, lorsque quelqu’un tend quelque chose au bon moment, avec la bonne lumière et une belle composition. Or, ce qui les intriguait, c’était que ces règles ou conventions sont complètement indépendantes du thème. Elles ont davantage trait au fait de prendre des photos et de se profiler comme photographe qu’à ce que l’on veut, en fait, mettre en images. Le désir de réaliser un objet esthétique semble toujours primer.

      D’où l’idée d’essayer de faire un documentaire photographique où ils parodieraient ces clichés ou bien les exagéreraient à tel point que le spectateur pourrait voir que ces clichés avaient été délibérément ajoutés. « Quinten et moi-même nous rejoignions complètement dans cet exercice », raconte Pinckers, « parce que c’était devenu un jeu entre nous : lumière golden hour ! Double flash en plein ! Regarde ! Quelqu’un tend quelque chose au bon moment ! »

Comme point de départ, Pinckers a choisi la façon de procéder opposée de deux photographes. D’un côté, il y a Jeff Wall, qui réalise des photos entièrement mises en scène dans un cadre du genre studio, en s’inspirant de choses qu’il a observées. Le point de départ est donc réel, mais la photo est en fait organisée. Tout est mis en scène, mais on dirait une photo documentaire.

      À l’autre bout du spectre, il y a Philip-Lorca diCorcia, qui semble faire le contraire : il photographie de vraies situations, de vraies images de rue. Il ne met rien en scène mais, parce qu’il a recours au flash, ses photos semblent mises en scène et théâtrales.

      Ces deux photographes fascinaient en effet Pinckers et il voulait travailler sur cet antagonisme. « Je me souviens encore très bien du moment où tous les éléments se sont mis en place », raconte-t-il. « Nous avions, d’abord, travaillé pendant quatre ou cinq jours en Thaïlande avant de revenir en Belgique. Deux mois plus tard, nous sommes retournés. Dans l’intervalle, je n’ai cessé de penser à de possibles solutions. Un jour, j’ai assisté à une conférence d’Erik Eelbode sur l’œuvre du photographe Dirk Braeckman. Lorsque Eelbode révéla que Braeckman utilisait le reflet de son flash dans ses photos pour marquer symboliquement ces images de sa présence, Quinten et moi-même avons compris que nous devions trouver une manière de nous rendre visibles dans nos photos documentaires afin de rendre ainsi la subjectivité de ces images visible ou lisible. »

      De Bruyn et Pinckers trouvèrent ainsi une toute nouvelle voie médiane entre Wall et diCorcia : travailler sur le terrain avec de vraies gens, théâtralement éclairés, mis en scène, tantôt rejouant la scène, tantôt dirigés tels des acteurs, essayant ainsi de saisir des moments spontanés dans un cadre théâtral.

      D’autre part, ils ne voulaient pas non plus se limiter à des prises de vue isolées, mais désiraient, au contraire, faire un documentaire complet et cohérent, un seul grand récit, sur un seul sujet. Et ils voulaient également capter le mouvement avec leurs photos. « Car dans l’œuvre de Wall et diCorcia, on observe en général des choses et des gens immobiles. Et s’il y a peu de dynamique, c’est sans doute parce que leur technique de mise en scène et le poids de leurs appareils photo ne le leur permettaient pas. »

Pinckers ne réalise pas des snapshots, des instantanés, sublimés ou pas. Il ne recherche pas cette typique immortalisation rapide et vérace d’un moment fugace. Mais ce ne sont pas pour autant des tableaux vivants. Ce que nous voyons, ce sont des tableaux mis en scène, artificiellement éclairés en partie, qui fonctionnent comme des « pièges à souris » d’événements quelconques, imprévus. Ainsi, il parvient à enrichir, actualiser ou dramatiser des moments et à adopter une approche statique, ralentie pour saisir la vie qui file et l’immortaliser avec dignité. Le moment fugace est ancré dans une pesanteur, dans une attention lente et respectueuse qui se pare du statut d’hommage, ou de poème dans lequel un moment est figé pour toujours afin que d’autres puissent également le vivre.

Par la même occasion, les images de Pinckers mettent à nu et montrent les mécanismes « trompeurs » de la photographie, donnant ainsi naissance à un nouveau type de photographie, qui dépasse sa soi-disant impuissance et superficialité. Sans pour autant prétendre directement à la vérité ou à l’objectivité ni retomber dans une subjectivité cynique ou désespérée. Bien au contraire, nous voyons une subjectivité manifeste et pleine d’espérance et une approche narrative et même discursive complexe de la réalité, qui, pour Sontag et Žižek, ne semble possible que dans un texte. Ces deux penseurs écrivains ont peut-être raison. Mais ils pourraient également se tromper, parce qu’ils nourrissent de fausses attentes à l’égard de la photographie. Et parce qu’ils ne savent pas faire de photos.

 

Susan Sontag (Guerre et pesanteur)

L’ouvrage On Photography de Susan Sontag, rédigé entre 1973 et 1977 et publié en 1977, se compose d’une série remarquable de réflexions et d’enseignements judicieux, qu’il est difficile de résumer, car ils font partie d’un livre qui a été écrit en réfléchissant, allant d’une pensée à l’autre. Il s’agit de l’ouvrage le plus abouti et le plus concret consacré à la photographie que j’aie lu.

Vingt-cinq ans plus tard, Sontag publie, dans The New Yorker, un essai dans lequel elle décrit à nouveau quelques impasses intellectuelles qui découlent du mariage compromis entre la guerre et la photographie. Elle écrit, par exemple, que les photos laissent un souvenir plus vivace que des images en mouvement (« non-stop imagery »), sans pour autant égaler les textes, qui selon elle, de par leur essence, seraient plus réfléchis, plus complexes, plus riches et plus profonds (« complexity of thought, references, and vocabulary » selon ses propres termes).

Mais si un photographe parvenait à créer une forme réfléchie, complexe, riche et profonde qui débouche sur des images que l’on ne peut cerner d’un seul coup d’œil et qui « agiraient », voire réfléchiraient à différents niveaux ? Serait-ce possible ?

Dans un texte consacré à la célèbre photo d’un soldat touché par une balle, signée Robert Capa, Sontag cite la devise de l’hebdomadaire illustré français, Paris Match, créé en 1949 : « Le poids des mots, le choc des photos. »

Et s’il était possible de donner un poids aux photos, aux images de notre passé, de notre existence fugace ? Et si quelqu’un se mettait à pratiquer la photographie à la façon d’un penseur, d’un écrivain ou d’un peintre ?

 

Jeff Wall

Or, miraculeusement, l’essai pessimiste de Sontag se termine sur une note d’espoir, à savoir la description d’une photo datant de 1992 de Jeff Wall : Dead Troops Talk (A vision after an ambush of a Red Army patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986). Cette photo, explique-t-elle, « est un exemple de pondération, de cohérence et de passion ». Et elle admire la force d’expression d’une photo visiblement mise en scène dans un studio et inspirée, selon les dires de l’artiste, par les Désastres de la guerre de Goya.

(Ce qu’il y a de merveilleux à l’avancée en âge, selon moi, c’est de voir comment les choses peuvent encore se renouveler. Et comment certains peuvent parfois arriver à une nouvelle expérience ou approche de la réalité. C’est rare, mais cela arrive. Et c’est ce qui s’est produit dans le travail de Pinckers.)

Comme travail de fin d’études, Pinckers a réalisé des photos, enserrées dans des caissons lumineux, montrant des Indiens en rue qui avaient improvisé et joué, pour lui, des scènes de films typiques, ainsi qu’un mémoire sur l’incapacité des photographes à réaliser des images poignantes qui ne ressemblent pas à de célèbres tableaux. En réponse à cette impasse, Wall a choisi, notamment, de créer des photos qui se basaient explicitement sur des peintures. La réponse de Pinckers, elle, a consisté à exagérer ce comportement en photographiant des tableaux ralentis, manifestement mis en scène et avec un éclairage partiellement artificiel, qui s’efforcent malgré tout de saisir la fugacité tragique, mais aussi poétique de notre vie et de la rendre présente en lui conférant une nouvelle pesanteur.

Tout cela est palpable pour moi. Je le vois, je suis capable de le lire dans les photos, car les trépieds, ampoules, reflets et ombres inégales sont autant d’indices. Elles sont une réflexion visible sur la photographie, mais aussi sur notre rapport à la réalité, influencé par des images. Je le vois et je le lis, mais je le ressens aussi. Grâce à ce photographe, on réfléchit et on ressent (dans ses photos et par ses photos), et tout est lisible, compréhensible, limpide. Je n’ai que rarement vécu cela.

 

Photos et identité

L’essai de Sontag se base sur un autre essai, celui d’une consœur écrivaine et penseuse, Virginia Woolf, qui invite le lecteur à examiner si les hommes regardent des photos de victimes de guerre de la même manière que les femmes. À titre d’exemple, Woolf prend des photos qui ont été diffusées durant la guerre civile espagnole par le gouvernement républicain assiégé. Sontag trouve Woolf un peu naïve, car, en condamnant la guerre en règle générale, elle semble nuire à la cause républicaine en Espagne. Sans vouloir tirer de conclusion définitive, comme à l’accoutumée, Sontag lui reproche néanmoins son manque de conscience politique. (L’on peut diverger d’opinion sur ce point. Car toute attitude renferme une signification politique, y compris l’abstention, ou l’attitude qui consiste à refuser de s’asservir à des étiquettes temporaires de groupes de personnes et d’idéaux politiques.)

De plus, Sontag écrit que les guerres ou les crimes semblent presque toujours justifiés aux yeux des parties impliquées, de sorte qu’une photo ne pourra jamais constituer une condamnation justifiée de la guerre en général. Je ne suis pas d’accord avec cette position. Car même un acte de violence soi-disant justifié (ce en quoi Albert Camus croyait aussi) engendre de la souffrance, ce qui est toujours indésirable.

En même temps, Sontag fait remarquer que le souvenir d’une guerre est toujours local. Pour un observateur, l’identité d’une victime photographiée est toujours secondaire. Or, pour une ethnie frappée par une guerre ou un massacre, cette identité n’est pas anodine, car la « force probante » de la photo peut contribuer à forger l’identité collective.

Pour Sontag, la grande difficulté, en général, à identifier une victime photographiée pose problème. Selon elle, en effet, cela trahit une faiblesse de la photographie. Mais cette lacune vaut pour toute historiographie et, par extension, pour presque toute notre connaissance. Il n’existe pas de fondements absolus pour notre savoir. Ce qu’il y a d’incompréhensible, ce n’est pas que nous ayons pu développer une gestion de la réalité souvent efficace avec ces connaissances souvent hypothétiques, mais bien la raison pour laquelle cela semble toujours
si difficile aux hommes de gérer leurs soi-disant connaissances et convictions avec un scepticisme durable. Autrement dit, pourquoi les gens semblent toujours avoir besoin de considérer comme absolues leurs constructions fictives, telles qu’une identité nationale ou politique, ou encore culturelle ou sexuelle.

Dans le dernier ouvrage de Sontag, paru de son vivant, Regarding the Pain of Others (2003), qui correspond en grande partie à l’essai paru un an auparavant dans The New Yorker, elle parle très brièvement de Walt Whitman, alors qu’il n’est pas cité dans l’essai.

Nous comprenons pourquoi Whitman finit quand même par être cité, car, artistiquement parlant, Leaves of Grass est un jalon, qui vient souvent à l’esprit lorsque l’on rencontre une autre grande œuvre d’art. Artistiquement, mais aussi politiquement et spirituellement parlant. Car la vision de l’homme et du monde polymorphe, tolérante, sensorielle, sensuelle, basculant et tournoyant en permanence, toujours abordée différemment par Whitman, renfermait, à l’époque, un plaidoyer d’un courage extraordinaire pour une société non raciste et une approche fluide, non catégorisée de la sexualité. En l’occurrence, cependant, Sontag n’aborde pas seulement la générosité, la complexité et l’érotisme de Whitman, mais aussi son approche polyvalente.

Où se situe l’œuvre de Pinckers par rapport à tout cela ? Eh bien, d’après mon sentiment, il formule une nouvelle réponse convaincante au problème cerné par Sontag de l’éternelle impossibilité de constater l’identité d’un sujet photographié en créant manifestement un cadre dans lequel on ne sait jamais ce qui est vrai ou réel et ce qui ne l’est pas. On sait que l’on regarde des lady-boys thaïlandais.e.s, tout en demeurant dans l’incertitude. On pourrait également être en train de regarder quelqu’un qui est né en tant que fille ou quelqu’un qui ne fait que se comporter ou s’habiller comme une femme. Le doute ainsi instauré renforce la véracité du documentaire.

Par ailleurs, telle une mise en abyme, la quête de l’artiste photographe se reflète dans la quête des gens photographiés qui se fraient un chemin vers une identité vécue comme féminine. On sait que l’on regarde d’anciens militaires Mau Mau quand il s’agit de photos d’hommes, mais si l’on regarde un portrait de la Field Marshall Muthoni Wa Kirima, on pourrait se tromper. On croit voir jouer des figurants de Bollywood sur des plateaux déserts de studios cinématographiques  ; mais en réalité, il s’agit de personnes qui ont abordé Pinckers en rue, aux endroits où il avait planté son trépied parce que ceux-ci ressemblaient à des décors. On croit voir une jeune femme en larmes qui fait ses adieux à un soldat américain mais, en réalité, il s’agit d’une actrice mise en scène par Pinckers pour réaliser une fausse photo World Press.

Dans l’ouvrage que vous tenez en main en ce moment, vous ne savez plus qui vous rencontrez : un musicien de blues américain ou un ancien général Mau Mau sur son trente-et-un ? Une poupée grandeur nature ou une serveuse dans un restaurant aménagé style Twin Peaks ? Un parking tout ce qu’il y a de plus banal ou un ancien camp de prisonniers ? Le paysage espagnol où Capa a fait Falling Soldier ou une fosse commune recouverte de végétation au Kenya ?

À intervalles réguliers, la discussion sur l’authenticité de Falling Soldier reprend vigueur. La photo est-elle mise en scène ou pas ? Les théories du complot se
mélangent aux légendes urbaines et aux études pseudo-scientifiques ultra-zélées de positions du soleil et de longueurs d’ombres. À cela s’ajoute l’idée que la photo n’a peut-être pas été réalisée par Endre Ernö Friedmann, de son vrai nom Robert Capa, mais par sa collègue Gerda Taro, de son vrai nom Gerta Pohorylle, créatrice du pseudonyme collectif « Robert Capa ».

Dans son œuvre, Pinckers transcende cette problématique anodine en érigeant le doute en vrai thème de ses photos. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit indifférent à la « véracité » ou à l’« authenticité », mais bien qu’il s’efforce de donner forme à cette insaisissabilité à sa façon, afin que nous continuions à nous souvenir que nous ne savons pas si une photo est « authentique », sans porter préjudice à l’existence de la photo ni à notre pensée exploratrice. Ainsi, ses photos formalisent un non-savoir, une approche sceptique de la réalité, dans laquelle tout jugement est différé le plus longtemps possible (comme chez Sontag qui pousse toujours plus avant sa réflexion) et où autant de points de vue possibles sont retenus et considérés aussi longtemps que possible (sans oublier que nous ne pourrons jamais embrasser dans sa totalité le jardin zen du temple de Ryoan-ji à Kyoto, voir plus loin).

Un de mes passages préférés de On Photography soutient que les artistes novateurs semblent toujours naïfs lorsqu’ils rendent leur œuvre publique la première fois, mais que plus tard, ce sont leurs contemporains qui ont l’air naïfs, parce qu’ils avaient sous-estimé les possibilités de leur temps. Walt Whitman, Virginia Woolf, Gandhi et le Dalaï-Lama : tous des naïfs.

Est-ce que, ce faisant, je contredis la « pensée réaliste » de Sontag ? En aucun cas. Sontag se trompe rarement. Mais je ne souhaite pas me résigner à ses tristes constats. Et je veux continuer à croire à l’action, certes lente, des œuvres d’art, mais qui, au final, opère tout de même une ouverture de l’esprit. Je vois que Jeff Wall lui donne espoir. Et je vois que Wall a engendré un disciple.

Quelque part dans son essai, Sontag souligne que le langage courant opère une distinction entre la texture dense d’une peinture, d’une gravure ou d’un dessin, d’une part, et la superficialité toujours menaçante de la photo, d’autre part, du fait que l’on dit « faire » une peinture et « prendre » une photo. Elle ne se rendait pas compte du fait que Jeff Wall fait des photos et elle ne pouvait pas imaginer qu’il en naîtrait un nouveau type de photographie, qui conférerait une nouvelle pesanteur à la photographie documentaire.

Sontag est décédée en 2004, si bien qu’elle ne pourra, hélas, plus écrire sur l’œuvre de Pinckers.

 

Pinckers et l’identité

La réflexion sur l’identité a beaucoup changé ces dernières années. Dans le passé, les personnes éprises de liberté ne souhaitaient pas dénommer leur personnalité, leur sexualité ou leur « identité ». L’important était ce qu’elles faisaient, non pas ce qu’elles étaient. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit. De plus en plus de personnes éprouvent un sentiment de liberté lorsqu’elles peuvent se dénommer et devenir ainsi une partie reconnaissable d’un groupe. Pinckers occupe une place singulière dans ce débat, qui consiste à tisser ou à mettre en scène des récits identitaires complexes.

Nous comprenons que Pinckers, qui a passé sa jeunesse dans des pays très différents, a une pensée sans doute moins stéréotypée que la plupart des gens, dont les pensées et l’imaginaire sont en grande partie façonnés par des schémas et des modèles prédéfinis. Peut-être serait-il cependant plus juste de dire que ses pensées, ses rêves et son comportement répondent bien sûr aussi à des schémas prédéfinis, mais que ces derniers sont plus complexes et moins fondés sur l’exclusion ?

      « Au final », me confie-t-il durant notre entretien en octobre 2018, « l’essentiel n’est pas que j’aie trouvé une nouvelle forme pour faire des documentaires, mais bien que je puisse être moi-même et donner forme à un certain désir ou rêve qui ne peut prendre forme qu’en faisant ces choses-là. »

      Nous avons ici affaire à quelqu’un qui essaie de devenir qui il est sans se fixer de but au préalable, en faisant des œuvres sur des gens avec qui il se sent, pour des raisons diverses, en affinité.

 

À propos des séries de photos

Dans ce qui précède, j’ai démontré comment l’œuvre de Pinckers donne forme à une approche sceptique et ambiguë de la réalité. Il procède avant tout en faisant des photos qui révèlent leur nature subjective et mise en scène. Mais il procède aussi en faisant des livres d’un genre particulier, dans lesquels il entremêle documents, coupures de presse, interviews réalisées par lui-même, images trouvées, etc. Ce tissage aussi est rendu visible, par exemple, en variant la mise en page, le type de papier et la typographie utilisés. Ci-dessous, j’analyserai chaque documentaire séparément.

 

Lotus (2011)

La première grande série de photos de Pinckers (réalisée en collaboration avec Quinten De Bruyn) offre un regard sur l’univers des lady-boys thaïlandais.e.s. Nous voyons des images de leurs appartements, de leurs corps, de leurs vêtements, de leur vie nocturne, de leurs loisirs, et de leur gagne-pain. Nous comprenons que leur vie, comme la nôtre, est dominée par les images. Nous comprenons que ces personnes veulent donner forme à un rêve, tout comme le photographe veut donner forme à ses propres désirs. En contrepoint des images documentaires mises en scène et à l’éclairage artificiel, Pinckers et De Bruyn procurent aux personnes suivies par eux des appareils photo jetables avec lesquels celles-ci peuvent mettre en image leur propre univers. Ces photos sont toutes publiées dans le livre sous forme de fausses planches contacts, imprimées sur un autre type de papier.

Plusieurs photos présentent un espace fuyant en diagonale et plié comme un accordéon. Tantôt le centre de la photo nous montre le coin d’une pièce. Parfois, cet effet est d’ailleurs renforcé par la présence d’éléments au premier plan (portes, rideaux, fauteuils). Tantôt, c’est l’angle d’un objet qui fait saillie au centre de la photo  ; tantôt encore, ce sont deux éléments venant à notre rencontre qui partagent la photo en trois bandes verticales. En conséquence, ces photos semblent montrer un espace qui semble prendre vie, tel une forêt, mais aussi un espace qui fait office de décor de théâtre ou de décor de studio photographique. L’effet produit par ces compositions est double : elles renforcent, d’une part, l’impression d’un espace agencé d’une manière artificielle, tout en intensifiant, d’autre part, la sensation d’avoir affaire à des logements exigus et la sensation de captivité. Dans les deux cas, elles semblent mettre à nu les lois qui régissent l’aménagement des lobbys, chambres d’hôtel, hôpitaux, cabinets de médecins, night-clubs et, in fine, de presque tout espace privé ou public : ce sont des décors, habillés d’accessoires inutiles, insignifiants et laids qui nous racontent quels actes l’on attend de nous. Par ailleurs, la répétition de compositions similaires dans différentes situations crée un lien formel entre des photos et des situations diverses.

      Parfois, les photos contiennent des éléments qui suggèrent rapidité et improvisation de la part des photographes. Par exemple : quelqu’un qui caresse un chat, des pigeons prenant leur envol ou un.e lady-boy qui semble se frotter les yeux. Cette qualité particulière renforce l’ambiguïté. En procédant lentement et avec précision, les photographes créent une situation où l’imprévu peut se produire : des oiseaux peuvent s’envoler, un chat peut passer devant l’objectif
ou quelqu’un pourrait se réveiller et se frotter les yeux.

      Ce faisant, les photos se chargent d’une tension enjouée, comparable à la qualité spécifique des films de John Cassavetes, qui répétait avec ses acteurs jusqu’à ce que leurs mouvements soient complètement définis, de sorte qu’il puisse laisser les cameramen évoluer en totale liberté et filmer ce qu’ils voulaient. Les caméras se déplaçaient très librement et exécutaient les mouvements les plus inattendus tout en montrant juste à temps des séquences d’acteurs spéciales parce que les cameramen savaient à quel moment précis ces séquences interviendraient.


Les photos qui m’ont le plus touché sont celle de la chambre d’hôpital, avec la composition qui fait penser à des jambes écartées, puis la photo de Yoyo, qui enlève une poussière prise dans ses cils, et enfin la photo du couple aveugle, avec au fond à gauche le bedon, éclairé de manière obscène, du touriste sexuel.

 

The Fourth Wall (2012)

Dans ce livre, nous découvrons principalement des scènes qui ont été improvisées dans les rues de Mumbai. Pinckers et Gonzalez-Figueras ont choisi des endroits qui ressemblaient à des plateaux de tournage, ont installé leur équipement et ont attendu que des passants proposent eux-mêmes de jouer une scène imaginée par eux. Certaines images ont été mises en scène par un jeune homme qui s’était proposé d’assister Pinckers. Du reste, ce livre comprend des natures mortes et des scènes inspirées de coupures de journaux, elles-mêmes également reproduites. Le livre est imprimé sur du papier journal et est enveloppé dans un journal indien. Point de départ de la série : dresser un portrait de Bollywood et cerner l’influence des films sur la société. Au lieu de s’y prendre d’une manière littérale ou illustrative, Pinckers laisse les passants proposer des scènes, qui sont automatiquement influencées par leur conception de l’art cinématographique.

« The Fourth Wall », raconte Pinckers, « porte sur le sujet le plus abstrait parmi tous mes livres de photos. Et je veux dire par là qu’il est impossible de photographier directement le sujet (à savoir la façon dont l’industrie du film influence l’imaginaire des gens). Au final, je m’y suis efforcé en improvisant des scènes de film avec des gens que je rencontrais en rue. Toutes les photos ont été réalisées en rue avec des gens ordinaires, non des acteurs. Nous allions à la recherche d’endroits qui ressemblaient à des décors de studio cinématographique. En Inde, on en trouve facilement, car beaucoup de choses ont l’air universelles ou ordinaires, vu l’absence d’objets ou d’écriteaux “modernes” hideux. On y trouve de nombreux endroits qui ont une allure très cinématographique. Tout ce qu’on voit est donc vrai : de vraies gens, de vrais endroits, de vraies improvisations. Beaucoup de scènes ont d’ailleurs été mises en scène par eux. En Inde, il suffit d’installer quelques projecteurs, de poser une caméra sur un pied et les gens affluent automatiquement. Ils sont toujours disposés à vous assister. 

      Un jour, nous nous trouvions au Gateway of India, un lieu touristique de Mumbai. Nous voulions prendre des photos des photographes qui tiraient le portrait de touristes. Nous avons donc installé notre matériel. Et quelques instants plus tard, nous étions entourés d’une cinquantaine de personnes, et un adolescent de quinze ans, Pankaj Choudhary, m’a aussitôt interpellé : “Excusez-moi, Monsieur. C’est vous le réalisateur ? Vous avez besoin d’un assistant ?” Et c’est ainsi que nous avons décidé de lui confier la réalisation. D’autres personnes autour de nous ont spontanément participé. Une personne, tenant un parasol, est venue se mettre à côté de moi pour me protéger du soleil.

      La magie de cette série réside également dans la capacité de ces gens à se glisser dans leur rôle à une vitesse déconcertante. Car tout ce que vous voyez est vraiment “vrai”, mais il va de soi qu’ils jouent un rôle : ils jouent la comédie. J’ai fait cette série avec Victoria (Gonzalez-Figueras). D’abord, nous avons flâné pendant des jours sur des plateaux de tournage de Bollywood, mais nous ne voyions pas comment échapper à tous les clichés de l’industrie cinématographique, comment nous pouvions faire un documentaire sans photographier des plateaux, des preneurs de son, des metteurs en scène, des figurants attendant leur tour, etc. Car ce que nous voulions en fait photographier, c’était l’influence de l’industrie du cinéma sur la vie quotidienne, pas l’industrie en soi. Nous voulions montrer en images comment le cinéma influence le comportement et les idées des gens.

      Au moment de concevoir le livre, nous avons décidé de virer toutes les photos réalisées sur des plateaux de tournage. Il subsiste des photos des plateaux mêmes, certes, pour semer la confusion, mais pour le reste, tout a été photographié en rue. En termes de participation, cette série-ci était la plus agréable. Tout le monde voulait participer et éprouvait de la joie à faire des images. Ce qui leur plaisait le plus, c’étaient les scènes d’action et les scènes de combat. Je crois que cela est même palpable dans les photos en question. »

Personnellement, je suis le plus touché par les gens, comme l’homme qui, en sautant, nourrit hors caméra un aigle en vol, ou par ces acrobates qui se reposent dans un étrange univers jaune poussiéreux.

 

Will They Sing Like Raindrops or Leave Me Thirsty (2014)

Pour les besoins de ce documentaire photographique discursif sur l’amour et le mariage en Inde, Pinckers et Gonzalez-Figueras ont séjourné pendant quatre mois dans le pays. Tout en feuilletant et lisant journaux et magazines, tout en regardant des films et en parcourant les villes, ils recherchaient des sujets en rapport avec le thème général choisi, comme de jeunes couples en voyage de noces au pied de l’Himalaya, des hommes sur des chevaux blancs, des victorias (c.-à-d. des calèches dans lesquelles se promènent les jeunes mariés), des studios photographiques où des couples se font prendre en photo, d’étranges décors de cérémonies de mariage, une photo échouée d’un couple marié (confiée, après leur décès, à une rivière, un lac ou la mer), une série de photos ratées provenant d’un studio photo à côté du Taj Mahal et beaucoup d’autres choses encore.

      Ils ont également réalisé des photos de lovebirds (de jeunes amoureux fuyant leurs familles qui rejettent leur union en raison de différences religieuses ou sociales) et des Love Commandos (une organisation qui soutient ces amoureux fugitifs, les protège et les aide à se marier et à se construire une nouvelle vie).

Ici aussi, nous découvrons de magnifiques photos de gens, tantôt mis en scène, tantôt non. Ainsi, nous voyons le repaire des Love Commandos, reconnaissable aux murs bleus : des espaces exigus en hommage à la liberté. Parfois, les images joliment éclairées présentent un reflet supplémentaire dû à un flash, faisant office d’annotation ou de signature, mais aussi d’intervention spatiophotographique. Malgré une documentation approfondie (composée, en grande partie, de photos réalisées en partie par des amateurs), Pinckers cherche, en fait, à faire des photos privées d’éléments reconnaissables. Ce ne sont pas le folklore ou les prétendues différences culturelles qui l’intéressent, mais bien la quête universelle de l’image idéale, nos conceptions de la beauté et du kitsch, nos formes de style limitées et les émotions que toutes ces images suscitent malgré tout. Pinckers est fasciné par ces jeunes couples qui rêvent de fuguer avec leur amoureux comme dans un scénario de Bollywood, par une tradition qui dégénère en romantisme fleur bleue ou par la façon dont la vie et la mort se voilent et se dévoilent dans notre rapport aux images.

Dans une interview avec Colin Pantall, Pinckers raconte qu’il avait entendu parler des Love Commandos et qu’il est allé les trouver pour faire un documentaire sur eux. Il s’agit d’une équipe de quatre personnes qui ont élu leur quartier général à Delhi. Ils disposent, du reste, d’un site internet et d’un numéro d’appel d’urgence. Ils apportent leur soutien aux amoureux qui ne peuvent pas se fréquenter parce que leurs familles s’y opposent pour des raisons de caste et de religion. En Inde, la plupart des mariages sont arrangés, mais il arrive que des jeunes tombent amoureux et s’enfuient. La mission principale des Love Commandos est de veiller à ce que ces couples y parviennent en toute sécurité et dans la légalité, en évitant qu’ils ne soient victimes d’un crime d’honneur.

      « Pinckers aurait pu choisir une approche directe en photographiant les Love Commandos et les gens à qui ils viennent en aide », écrit Pantall. « Mais au lieu de souligner l’aspect documentaire de son discours, il a choisi d’emprunter la voie de la fiction, utilisant un langage cinématographique emprunté au monde du cinéma indien (également appelé Bollywood) et à sa façon de mettre en image les relations et l’amour. (…) Paradoxalement, la mise en scène, l’éclairage et la symbolique confèrent non seulement une dimension fictionnelle au récit, mais offrent aussi un compte rendu réaliste de la manière de concevoir et de vivre l’amour en Inde. Car, en dépit des progrès économiques de ces dernières années, le pays reste excessivement conservateur et plein de contradictions, où sexe et amour sont rarement abordés ouvertement. Ce sont, bien au contraire, les intrigues compliquées et le drame exalté de cent ans de cinéma indien qui servent de substitut d’éducation sentimentale : comment tombe-t-on amoureux et de quelle manière peut-on aimer ? »

Le livre comprend différents composants (textes et images), dotés chacun d’un graphisme différent. Un type d’images bien précis se compose toujours d’une succession de photos réalisées au sein du quartier général des Love Commandos. Elles sont reconnaissables à cette succession, les pages non rognées, les murs bleus, les espaces exigus et l’éclairage élémentaire. Ces séries de photos créent des lignes horizontales. L’ironie de cette mise en page réside dans le fait que ces photos sont les plus documentaires, alors que leur apparition en séries sape le mythe du moment décisif ou du « moment de vérité ». Ces séries soulignent les incessantes, mais vaines tentatives de la part du photographe de saisir la réalité, mais accentuent aussi l’espace exigu où ces gens se réfugient.

      Une autre série d’« images » se compose de textes, agencés strictement à la verticale, à bords perdus, extraits du weblog des Love Commandos. Conjointement avec les photos du siège principal, ils tissent la trame de fond du livre.

      Une troisième série d’images se compose de matériel trouvé. Il s’agit aussi bien de documents ou de coupures de journaux que de photos trouvées ou de found footage, tels que des inscriptions sur des écorces de bambou ou des affiches.

      Une quatrième catégorie, elle, s’écarte le plus des photos réalisées par Pinckers à ce jour. Il s’agit, notamment, de documents photographiques sur des intégrations sculpturales réalisées sur site en collaboration avec l’artiste Gauthier Oushoorn.

      Une cinquième série d’images comprend principalement des photos mises en scène ou des photos qui semblent aussi bien mises en scène que de nature documentaire. Elles se caractérisent par un éclairage très recherché, souvent complexe, qui a recours à plusieurs sources de lumière et flashs provenant de différents angles. Dans le livre, elles remplissent une fonction visuelle et narrative. Elles racontent des histoires visuelles qui ont trait au thème général du livre. Elles sont le résultat d’une improvisation instantanée dans des situations données et avec des gens rencontrés par hasard. Elles requièrent une grande réactivité de la part du photographe et s’efforcent d’éclairer le sujet d’une manière inventive. Certaines de ces photos ont aussi un caractère purement documentaire. Par exemple, lorsqu’elles nous montrent des extraits de cérémonie, des pans de décors ou des studios photo dans le contexte des mariages arrangés.

      Une série plutôt divergente d’images se compose de cinq photos de natures mortes sur fond noir. Elles ont une fonction symbolique et entretiennent un rapport narratif avec le thème principal. Nous voyons, par exemple, un flacon contenant le parfum du Grand Amour, composé par un parfumeur professionnel, ainsi qu’une figurine en marbre d’un vendeur de roses, les deux objets étant une commande du photographe.

      Une dernière série d’images se compose de paysages numériques idéalisés, provenant de studios photo, où ils servent d’arrière-plans pour tirer des portraits.

Une de mes photos préférées montre deux jeunes amoureux, perchés sur le toit de maisons en tôle ondulée, en train de s’envoyer une lettre d’amour pliée en forme d’avion. Non pour l’image en soi, mais parce que l’on sent que ces personnes se trouvent vraiment sur les toits de telles maisons et qu’elles ont auto­risé Pinckers à faire de même.

 

Two Kinds of Memory and Memory Itself (2015)

Cette série de photos a été réalisée lors d’une résidence de l’artiste au Japon, soumise à une seule condition, mais un vrai défi en soi, à savoir ne pas quitter la préfecture de Saitama. Pinckers était content de pouvoir enfin visiter le Japon, mais il fut étonné de ne pas retrouver, dans la ville-dortoir de Saitama, de symboles de la culture japonaise semblables à ceux qui sont montrés en Occident et qui avaient d’ailleurs forgé son image personnelle de ce pays : pas la moindre trace de kimonos ni d’arbres bonsaï. Ses investigations semblent avoir révélé que cette image du Japon résulte en fait d’efforts menés après la guerre pour faire du Japon une puissance économique mondiale, notamment par le biais de l’autopromotion culturelle.

Pinckers voulait réaliser des photos en se basant sur les stéréotypes existants, qu’il voulait mettre en scène avec des acteurs. Il souhaitait forger une image occidentale très clichée du Japon, dans le cadre d’une résidence qui faisait partie d’une campagne de promotion japonaise, destinée à l’Europe. Et il désirait également faire référence à des artistes occidentaux qui sont influencés par l’art japonais (Jeff Wall et Richard Tuttle).

L’image clé de cette série est un remake de la photo de Jeff Wall intitulée A Sudden Gust of Wind (d’après Hokusai) datant de 1993. Le titre est emprunté à une œuvre de Richard Tuttle : une reconstitution basée sur son souvenir du jardin zen du temple Ryoan-ji à Kyoto et réalisée en bouts de corde. La particularité de ce jardin pour Pinckers est l’impossibilité d’embrasser d’un seul regard les quinze rochers (qui sont entourés de petits galets ratissés), quel que soit le point de vue adopté, de sorte qu’ils rendent tangible notre nécessité de développer une pensée perspectiviste.

Ce qui me touche le plus dans cette série de photos, c’est la lumière gris-bleu qui paraît irréelle.

 

Red Ink (2017)

Red Ink est né sur une proposition de la rédaction du New Yorker, invitant Pinckers à accompagner Evan Osnos, spécialiste de la Chine et rédacteur au New Yorker, dans sa visite en Corée du Nord. Cette mission intervenait à l’époque de grandes tensions entre la Corée du Nord et les États-Unis. Ainsi, le président américain de l’époque venait tout juste de qualifier le dictateur nord-coréen de rocket man , c.-à-d. l’homme-fusée. Pinckers était très curieux de découvrir la Corée du Nord, tout comme il s’est toujours intéressé à tous les pays asiatiques, mais aussi parce qu’il s’agit d’un exemple particulier de pays dont l’image chez nous est influencée tant par la propagande nationale qu’internationale. Là-bas, le photojournaliste traditionnel est complètement impuissant. Non seulement il y est interdit d’aller voir dans les coulisses, mais l’on sait également que toutes les images prises peuvent être utilisées à bon et à mauvais escient par toutes les parties concernées.

      Si la rédaction du New Yorker avait invité Pinckers, c’est qu’elle présumait qu’il arriverait à rendre visibles l’apparence artificielle et la mise en scène de la vie publique en Corée du Nord grâce à son utilisation caractéristique de la lumière artificielle. Pinckers avait l’intention de faire des photos avec un flash annulaire, un dispositif utilisé dans le monde de la publicité pour photographier les produits de façon qu’ils ne projettent pas d’ombre (comme la lumière se diffuse autour de l’objectif et dans toutes les directions en même temps, les ombres sont supprimées). Il avait, en outre, décidé de corriger l’effet secondaire indésirable des flashs annulaires, lorsqu’on les utilise pour faire des photos avec beaucoup de profondeur, à savoir l’apparition de dégradés chromatiques à l’arrière-plan, en exposant l’arrière-plan à un flash supplémentaire.

      Or, la batterie du flash circulaire fut saisie à l’aéroport. Pinckers et Gonzalez-Figueras décidèrent alors de bricoler eux-mêmes un « flash circulaire » à l’aide de deux flashs séparés et d’un peu de ruban adhésif. Cependant le flash bricolé projeta deux ombres (au lieu de les supprimer). Ils comprirent d’emblée qu’ils pouvaient mettre à profit cette double ombre « indésirable » pour accentuer le caractère artificiel de la vie publique nord-coréenne.

Pour éviter qu’Osnos et Pinckers ne voient des choses indésirables ou ne rencontrent des gens indésirables, on les obligea tout le temps à participer à des visites guidées d’institutions, telles que musées et écoles. Au début, ces visites ne semblaient pouvoir livrer que des images hors de propos, jusqu’à ce que Pinckers comprenne qu’il pouvait utiliser leur insignifiance pour faire comprendre qu’il y avait une réalité qu’il ne pouvait montrer.

Le titre du livre est emprunté au livre de Žižek, paru en 2002, Bienvenue dans le désert du réel. Ce livre débute par la blague à propos d’un homme qui part en Sibérie et qui convient avec ses amis qu’il utilisera de l’encre bleue dans ses lettres chaque fois qu’il dira la vérité et de l’encre rouge, dans le cas contraire. Sa première lettre est écrite à l’encre bleue et raconte que la vie est fantastique en Sibérie, mais que l’on n’y trouve pas d’encre rouge.

« D’après Žižek », raconte Pinckers, « l’homme occidental ne dispose pas du vocabulaire qui lui permet de formuler sa propre absence de liberté. Des termes comme “démocratie” ou “guerre au terrorisme” sont creux. Ils semblent seulement pouvoir dire quelque chose en taisant la chose ou en évitant de la nommer. »

Une des images préférées de Pinckers dans cette série est une photo où l’on voit les pieds chaussés et les jambes de pantalon de trois personnes anonymes sur un sol des plus ordinaires.

 

Margins of Excess (2018)

Margins of Excess commence par une question qui a toujours fasciné Pinckers, celle de savoir comment les gens forgent leur propre identité à partir des rêves et des désirs collectifs qui naissent et se nourrissent, en partie, des lieux communs colportés par les médias de masse. Cette question est liée à l’incapacité manifeste des médias à transmettre des visions du monde intimes ou idiosyncrasiques.

      Le travail de recherche effectué pour ce livre abondamment documenté est principalement l’œuvre de Gonzalez-Figueras. Pendant six mois elle a voyagé à travers les États-Unis avec Pinckers.

Le livre s’articule autour des récits de six personnes qui, un jour, ont fait la une des médias américains en raison de leurs tentatives de concrétisation d’un rêve ou d’une passion et que les médias ont présentées comme des imposteurs. De manière générale, Pinckers est attiré par les sujets qui sont liés à la magie de l’imagination, mais qui semblent en même temps mettre à nu l’impossibilité d’un imaginaire personnel immaculé : à chaque fois, en effet, il s’avère que les mots et les images avec lesquels nous nous définissons ont été empruntés, inconsciemment, que ce soit à d’autres, au passé, à des livres, à des peintures, ou encore à l’Internet ou aux médias.

Herman Rosenblat doit sa célébrité à une histoire d’amour inventée, qui s’est déroulée dans un camp de concentration allemand au cours de la Seconde Guerre mondiale  ; le détective privé Jay J. Armes semble un héros de fiction qui a pris vie. Quant à Darius McCollum, il est devenu une figure médiatique en raison de son besoin impérieux de kidnapper des trains. Richard Heene, lui, aurait mis en scène un événement pour gagner une visibilité dans les médias. Rachel Doležal aurait fait semblant d’être « noire » et Ali Alqaisi aurait menti en prétendant être l’homme masqué (the hooded man) sur la célèbre photo de la prison d’Abu Ghraib. Pinckers est allé à la rencontre de toutes ces personnes (excepté Herman Rosenblat, qui est décédé en 2015) pour écouter leur vision des choses et a agrémenté leur récit d’images trouvées, de coupures de presse, d’une interview réalisée par lui-même, ainsi que de photos artificiellement éclairées et mises en scène.

Les six récits principaux sont ancrés dans un récit-cadre où il est question de chiens militaires clonés, d’apparitions religieuses, de véhicules suspects, de conspirations terroristes inexistantes, d’explosifs qui sautent accidentellement et de présidents fictifs. En outre, Margins of Excess suit une logique associative qui s’apparente à la manière dont les esprits paranoïdes mettent des événements disparates sur un pied d’égalité et les relient entre eux. Ainsi, le livre imite l’hystérie du cycle de nouvelles en vingt-quatre secondes et les formats unidimensionnels des médias qui visent avant tout à vendre des « nouvelles ».

Les rapports entre toutes ces informations visuelles et écrites créent une confusion apparente qui ressemble à celle d’un monde sans cadre de référence « réaliste » communément accepté. En même temps, ces rapports sont utilisés comme des trames pour tisser une nouvelle approche complexe du récit documentaire, où l’on remplace une prétention injuste à l’objectivité par une approche certes bien documentée, mais manifestement subjective. Dans Margins of Excess, réalité et fiction s’entremêlent. Non pour nous duper, mais pour donner forme à une vision du monde dense qui tient compte de la nature subjective et fictive des catégories que nous utilisons pour observer et définir le monde. Non pour célébrer la superficialité et le hasard, mais dans une tentative de mettre à nu les interférences, les rumeurs, les romans à l’eau de rose, les mensonges, la paranoïa, le cynisme et la paresse et d’embrasser la « réalité » dans toute sa complexité.

Au final, cet essai photographique se révèle comme une tentative personnelle de Pinckers de donner forme à sa vision du monde, de sorte qu’il apparaît comme le septième personnage de ce livre. Dans une lettre qu’il m’a adressée, il constate que, surtout dans Margins of Excess, il se reconnaît personnellement dans les gens qu’il rencontre et qu’il interviewe et que leurs tentatives de donner forme à leur existence par le rêve sont le reflet de sa vision du documentaire photographique comme une tentative de saisir le monde à travers l’imaginaire. « Tout compte fait, écrit-il, il semble s’agir d’une quête de liberté, d’une manière d’appréhender le monde qui, dans un certain sens, est abstraite et coupée de la réalité banale autour de nous. Je n’arrive pas à bien le formuler, mais peut-être devrions-nous en reparler un jour ou l’autre ? Rien d’urgent, juste une suggestion. »

Dans Margins of Excess, l’univers de Pinckers s’épanouit pleinement pour la première fois. Ici, le non-savoir et le doute sont conçus d’une manière visuelle. Documentation, photos et mise en page y contribuent ensemble. La photographie devient une réflexion, aussi réfléchie, complexe, riche et lourde que la pensée discursive de personnes comme Claude Lévi-Strauss, Walter Benjamin, Virginia Woolf, Hannah Arendt, Susan Sontag et Jean-François Billeter.

Ce qui me touche ici le plus, c’est la fascinante cohérence entre toutes les photos et la manière convaincante avec laquelle elles semblent vouloir dire qu’il importe peu de savoir ce qu’une photo représente précisément, pour autant que l’on continue de poser des questions.

 

Unhistories (2015 - en cours)

Pour ce documentaire, Pinckers est parti au Kenya sur les traces d’anciens militaires Mau Mau dans le but de réaliser des images qui pourraient donner forme à leur passé, en partant du constat que ce passé était seulement représenté par la propagande des autorités britanniques, laquelle dépeignait les Mau Mau comme des barbares. En collaboration avec ces anciens militaires, Pinckers organise des reconstitutions. Différentes approches sont expérimentées. Des photos sont réalisées, avec plusieurs appareils photo, mais il y a également une caméra qui filme. On construit la réplique d’un camp de prisonniers. Certains exhibent leurs anciennes armes, expliquent comment les confectionner soi-même et comment les porter sur soi incognito. D’autres montrent leurs cicatrices. En général, ils semblent porter leurs habits du dimanche. Les images sont émouvantes. Elles semblent transcender la situation locale kényane.

Évidemment, ce documentaire historico-poétique éveille de nombreuses questions liées à l’exotisme et au post-colonialisme. Pinckers n’élude pas ces questions, mais les discute avec les représentants des Mau Mau, qui ne sont d’ailleurs pas toujours d’accord entre eux. Il en résultera un écheveau, qui sera démêlé ou mis à nu dans un nouveau livre, encore en devenir à l’heure actuelle.

Ce qui me touche le plus dans cette série de photos, ce sont les visages des gens.

 

Conclusion

En guise d’épilogue à la blague de l’homme qui part vivre en Sibérie, mais qui ne peut y acheter d’encre rouge, Žižek écrit que même si la lettre en question était écrite à l'encre bleue, les amis du voyageur ont pu l’interpréter correctement, parce que dans cette lettre, il renvoie au code secret convenu.

D’après moi, c’est précisément ce que Pinckers fait lorsqu’il réalise des images qui, par leurs ombres doubles ou contradictoires, par la présence de différents éclairages au sein d’une même photo, par les reflets, les scènes sans doute mises en scène et les trépieds visibles ou d’autres accessoires encore, renvoient au « langage » de la photographie et au fait que les photos « sont faites par quelqu’un ». En utilisant à la fois la lumière naturelle et la lumière artificielle et en combinant planification et improvisation, contrôle et hasard, éléments réalistes et fictifs, situations réelles et mises en scène, il révèle la possible duperie de la photographie, ce qui lui confère une nouvelle véracité.

      Elle acquiert cette véracité en faisant apparaître le doute et l’ambiguïté, tout comme Rogier Van der Weyden le faisait en jouant avec l’espace et la perspective ; ou le Maître de Flémalle en donnant au suaire de sainte Véronique des plis qui ne touchent pas l’image du visage du Christ. Existe-t-il de grandes œuvres d’art qui ne renferment pas d’ambiguïté en elles-mêmes ? Une ambiguïté qui ne s’entend pas comme une imprécision ou une indétermination, mais comme une représentation de la duplicité ou pluralité de la réalité même (n’est-il pas vrai que la mort ne s’introduit dans notre vie qu’avec la naissance de notre premier enfant ?).

      Il y a près de quarante ans, je lisais, dans l’introduction de Sontag à son recueil d’essais Against Interpretation, que nous devions moins nous préoccuper de ce que les œuvres d’art signifiaient prétendument et plus nous concentrer sur ce qu’elles étaient en réalité. Ces mots ont déterminé le cours de ma vie professionnelle. Voilà trente-cinq ans que j’essaie de regarder ce que sont en fait les œuvres d’art, sans m’égarer dans de vaines considérations sur leur soi-disant signification. Mais quand Sontag parle de photos, celles-ci devraient contenir tout à la fois : la complexité d’un texte, la véracité d’une allégation falsifiable, la poésie du plus beau poème. Et en outre, elles devraient être tout à la fois : chant, témoin objectif, compas moral et instrument politique. Mais pourquoi ? Parce que nous continuons à les considérer comme les vecteurs d’une signification ? Comme des textures qui doivent nous renseigner ou qui nous renseignent sur la réalité ou le réel ? N’est-ce pas là trop en demander ? Et ne s’agit-il pas là de désirs d’écrivains, qui ne peuvent s’empêcher d’être toujours déçus lorsque des œuvres d’art s’avèrent ne pas être des textes ?

Regardons les photos et laissons-les parler visuellement. Car c’est cela leur but ultime. C’est pour cela qu’on les réalise. Il y a quelque chose d’humain dans ces photos. Quelque chose qui dépasse tout raisonnement. Et que l’on ne peut formaliser si l’on ne le ressent pas.

Ce faisant, l’œuvre de Pinckers se conforme non seulement à la « citoyen­neté » photographique d’Ariella Azoulay (née en 1962), qui proclame que chacun peut réaliser une photo politiquement pertinente et peut ainsi s’inscrire sur la scène mondiale, mais rejoint aussi la grande tradition des artistes qui réussissent à rendre des choses anciennes visibles d’une manière neuve, de sorte que, de temps en temps, nous entrons quand même en contact avec la réalité ou le réel (au sens de Lacan) avant que le sommeil sans fin ne ferme nos yeux pour toujours.

 

 

Montagne de Miel, 1er mai 2020