Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Pierre Bismuth - 2021 - En faisant autre chose [FR, interview]
Interview , 7 p.

 

 

 

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Hans Theys

 

 

En faisant autre chose

Rencontre avec Pierre Bismuth

 

 

Introduction

Pierre Bismuth est né en France en 1963 et vit à Bruxelles depuis 30 ans. Au début des années 1990, nous nous rencontrions tous les mardis dans un sauna pour faire un brin de conversation. Ainsi, j’ai été témoin de la naissance de quelques-unes de ses pièces sans comprendre comment elles pouvaient s’inscrire dans le contexte rassurant d’un ensemble cohérent appelé « œuvre ». Une de ses pièces, Blue Monk in Progress (1995), consiste en un piano à queue automatisé, capable d’enregistrer le jeu du pianiste. Sur ce piano, Bismuth avait essayé de retrouver de mémoire le morceau Blue Monk de Thelonious Monk, avec toutes les interruptions et reprises qui vont de pair avec une telle tentative. Le résultat était qu’on avait l’impression que le piano lui-même essayait de donner forme à la musique. J’ai toujours adoré cette pièce. Je l’ai vue au CCC de Tours, en 1995. Dans un texte datant de cette époque, j’avais écrit : « Par moments, on voit deux touches du piano qui restent enfoncées un court instant, Bismuth étant en train de réfléchir à la suite du morceau à jouer. La partition est un récit entièrement retranscrit de ces errements. Le résultat est une variation timide et hésitante d’un standard, qui nous parle de la mémoire, mais aussi de la genèse d’une image, surtout parce que nous avons l'impression que c'est le piano qui joue ». La pièce m’impressionnait, mais son rapport avec les autres pièces m’échappait.

Pour une autre de ses œuvres, Blind Film (1996), j’ai collaboré comme acteur. Ayant constaté que, souvent, par manque de cohérence, la bande sonore d’un film n’a aucun sens si l’on ne regarde pas les images, Bismuth a voulu créer une bande sonore pour des images non existantes, permettant à l’auditeur de fabriquer sa propre cohérence et de s’imaginer un film, comme on le fait lorsqu’on écoute la télévision tout en faisant autre chose. On comprend qu’une telle œuvre ne peut être créée que par quelqu’un qui a su concentrer son attention sur des activités journalières qui, normalement, échappent à notre perception. Et c'est précisément cette attention au quotidien et au non-artistique qui a finalement créé la cohérence de l'œuvre de Bismuth.

Aujourd’hui, une belle sélection de ses œuvres forme une magnifique exposition qui se tient au Centre Pompidou (jusqu’au 28 février 2022) et qui rejoindra ensuite le musée West Den Haag du 23 mars au 3 juillet 2022. Le titre de l’exposition « Tout le monde est artiste mais seul l’artiste le sait » provient d’un aphorisme que Bismuth a formulé en 1992. Dans un « dialogue » avec Jean-Pierre Criqui, le commissaire de l’exposition, Bismuth explique que la fameuse phrase de Beuys « Jeder Mensch ist ein Künstler » serait « une critique à l’égard de Duchamp : si toute chose produite par l’homme peut devenir de l’art, alors Duchamp aurait dû être amené à démystifier l’artiste, au lieu de lui laisser, comme il l’a fait, le privilège et le bénéfice de cette opération “spéculative”. Duchamp serait en quelque sorte la figure du capitaliste par excellence, créant de la valeur sur le travail d’autrui. »

En naviguant sur internet, je vois que l’œuvre de Bismuth est associée aux termes « postmodernisme » et « appropriation ». Je ne peux pas lui demander ce qu’il pense de cette catégorisation, parce que je refuse d’employer ces étiquettes, qui trahissent la grande originalité, l’esprit, l’humour, l’intelligence, la cohérence et la plasticité conceptuelle de cette œuvre.

Mes premiers pas dans le monde de l’art s’appuyaient sur la conviction de l’artiste belge Panamarenko (avec qui j’ai soudé le sous-marin en 1995), selon laquelle quelqu’un qui se fixe comme but de faire de l’Art fera toujours de l’art ancien, et rien de plus. Panamarenko avait été libéré par Joseph Beuys lui-même, quand ce dernier l’avait invité à exposer un objet poétique ressemblant à un avion dans le hall d’entrée de l’académie de Düsseldorf en 1968. Pour Panamarenko, cette invitation impliquait qu’il n’était plus obligé de faire de l’art, mais qu’il pouvait se vouer entièrement à sa passion pour la mécanique. En m’entendant aujourd’hui situer son œuvre dans ce contexte-là, tout comme je l’ai indubitablement fait en 1995, Bismuth rétorque aussitôt que ça ne l’a jamais intéressé de faire quelque chose de nouveau. Je crois qu’il le pense vraiment, car « vouloir faire du nouveau » imposerait les mêmes contraintes que « vouloir faire de l’art », alors que toute son œuvre témoigne d’une tactique d’évasion : éviter de devoir faire quelque chose d’artistique ou de nouveau en espérant que cela débouche sur une activité enrichissante et inattendue.

(Si l’on compare cette démarche à la toute première manifestation de nombreuses activités dites artistiques, par contre, on doit avouer que ces activités de décoration, de ritualisation ou de divertissement avaient probablement des origines aussi peu pratiques et tout aussi aléatoires, drolatiques et empreintes de fainéantise. Ce qui voudrait dire que l’on peut envisager l’activité de Bismuth non comme postmoderne, mais bêtement comme de l’art original, nouveau et surprenant malgré tout.)

 

Rencontre

Je suis reçu par Kosta, le fils de l’artiste. Il a neuf ans. Lorsque j’apprends qu’il parle le bulgare, je lui dis que je viens de finir un roman intitulé Tomates bleues, d’après le mot bulgare pour aubergines. Ne me croyant pas, il appelle ses grands-parents en Bulgarie, qui lui confirment qu’ils n’ont jamais entendu parler de « tomates bleues ».

Pierre Bismuth : Kosta est fasciné par la géographie et l’histoire. Il m’a aidé avec les drapeaux.

Kosta (en s’éloignant) : Et avec les pays qui produisent du cacao.

Bismuth : Oui, c’est vrai. Tu as vu ma broyeuse de chocolat ? Si on y broie des fèves de cacao pendant 48 heures, on obtient du chocolat. On peut les broyer pendant plus longtemps pour rendre le chocolat plus fin encore, mais il semble qu’on perde un peu en gout si l’on broie trop longtemps. J’ai ici des fèves de cacao du Pérou, de Panama, d’Ouganda, de Tanzanie, d’Haïti, du Congo. Tu veux gouter ?

- L’idée derrière ton chocolat, me semble-t-il, c’est que depuis quelques années, les snobs préfèrent un chocolat très noir, sans sucre, qui est devenu immangeable. Ton « chocolat au lait pour amateurs de chocolat noir », d’après la publicité, contient du lait parce que la présence du lait permet d’utiliser moins de sucre sans perdre le gout agréable. Il y a quatre chocolats différents, chacun avec son propre emballage. Le graphisme des emballages semble rappeler la géométrie abstraite ou évoquer le travail de certains minimalistes. Le graphisme de tes drapeaux est très similaire. Quel en est le principe formel ?

Bismuth : Dans les deux cas (les emballages de chocolat et les drapeaux), il s’agit de combinaisons de deux drapeaux nationaux. Les drapeaux dans l’exposition au Centre Pompidou sont 16 mixages (sur 37 au total) du drapeau français et rwandais. Dans les emballages, je combine le drapeau du pays d’origine du cacao avec le drapeau belge, parce que le chocolat est fabriqué à Liège. Les drapeaux sont automatiquement combinés par l’algorithme de Photoshop, qui a déjà un système de filtre prédéterminé. Après cela, il m’arrive de corriger un peu.

- Dans l’expo actuelle, tu as fait une composition murale avec des chocolats. Quelle règle as-tu utilisée pour la composition ?

Bismuth : Les emballages identiques constituent des rectangles qui s’emboîtent, comme un Frank Stella. Ce sont juste des emballages. Il n’y a pas de chocolat dedans. Les vraies tablettes sont données à côté, dans un petit distributeur.

- Le choix des pays ne me semble pas aléatoire. Ce n’est quand même pas un hasard que tu aies combiné le drapeau belge avec celui du Congo et le drapeau français avec celui du Rwanda ?

Bismuth: À l’origine du chocolat, il n’ y avait aucune intention d’ordre politique dans le choix des fèves. Je recherchais juste le gout. En revanche pour la série des drapeaux cela est depuis le début liée à la crise migratoire et donc au caractère problématique d’un rapprochement forcé de deux emblèmes nationaux. Au moment de commencer la série pour Pompidou, il était alors de nouveau question de la responsabilité française dans le génocide au Rwanda. C’est ce qui a donc fixé le choix des deux pays. Après cela, le principe graphique du chocolat s’est finalement callé sur celui des drapeaux et cela a fait ressortir l’aspect colonial de toute l’industrie du cacao.

- Je vois cela comme une bonne raison de combiner ces drapeaux-là au lieu d’autres, sans qu’il faille interpréter cela comme un discours postcolonial. De même, ta décision de créer du chocolat ne semble pas être une critique de notre société de consommation, mais le simple fruit d’une possibilité technique ou commerciale. Néanmoins je me demande ce que tu en penses. Comment ton travail avec le chocolat se positionne-t-il par rapport aux lunettes solaires produites et mises en vente par Alex Israel (Freeway Eyewear, depuis 2010) ?

Bismuth : Il vend des lunettes de soleil ? Je ne savais pas. Et c’est cher ? il semble jouer sur le caractère spéculatif et sur le principe de la plus-value artistique appliqué à de simples lunettes de soleil. Mon travail est, je crois, très différent. Au départ, j’utilise mon intérêt et mon gout pour la cuisine pour « créer » quelque chose qui n’existe pas : du bon chocolat au lait, pas trop sucré. C’est tout. Ensuite, il y a sûrement une interprétation critique qui vient se greffer là-dessus, à savoir que les artistes et les spectateurs ne sont peut-être rien de plus que des producteurs et des consommateurs de biens de consommation culturelle.

- Ce que je voulais dire, sans vouloir utiliser les termes appropriés, c’est que le marché de l’art a permis un mode de surproduction par certains artistes comme Jeff Koons, Paul McCarthy, Damien Hirst, Tony Cragg et même Ai Wei Wei. Ils vendent des petites figurines basées sur leurs œuvres, qui ne sont pas loin des lunettes solaires ou des voitures de sport signées par des artistes ou encore des produits de maquillage ou d’alimentation ou carrément des livres et des programmes de télévision produits par des célébrités, comme Johnny Cash (télé), Paul Newman (sauce barbecue), Alex Israel (télé, lunettes solaires, marque de jeans), Miranda Kerr (produits de beauté biologiques), Kendall Jenner (tequila), Kim Kardashian (shape wear), Jeffrey Starr (maquillage) et Jordan B. Peterson (livres, débats et conversations sur YouTube).

Bismuth : C’est possible. Il y a aussi Cory Arcangel qui a conçu une gamme de surfwear : des draps de lit, des taies d'oreiller et des T-shirts pour passer du temps au lit en surfant sur le net. Sans pouvoir m’expliquer, je ne me sens pas proche de ces démarches. Mon chocolat n’est pas ironique, sarcastique ou désenchanté. C’est tout le contraire, je le conçois comme la possibilité de faire quelque chose, le degré zéro de la création antistatique. C’est au fond ce qu’un artiste devrait faire avec son travail. Juste créer quelque chose qui lui manque et qui lui semble utile.

- Tu m’as dit que le consumérisme ne t’intéresse pas comme problème politique, ni comme sujet ou thème d’une œuvre d’art.

Bismuth : Non, effectivement, et tous ces artistes dont tu me parles me semblent être coincés et fondamentalement désœuvrés. Ils ne savent pas quoi faire. Alors, ils miment la production industrielle de manière ironique. Moi, j’essaie juste d’intégrer mes activités parallèles dans le champ de l’art.

- En tant que jeune artiste, tu avais remarqué que chaque fois que tu voulais faire de l’art, tu bloquais. Mais tu avais aussi remarqué que les activités que tu déployais pendant le reste du temps se déroulaient plus librement.

Bismuth : Oui. Et plus spontanément et de manière plus créative. Et si ce que dit Beuys est vrai, c’est-à-dire que je suis fondamentalement un artiste comme chaque être humain, alors tout ce que je fais est de l’art.

- Je me rappelle d’un film que tu avais fait en demandant à quelques personnes de choisir un poste de radio (Programmes #1, 1992). Il me semblait que c’était le bruit entre les postes qui t’intéressait.

Bismuth : Non. Ce qui m’intéressait, c’est que ces personnes étaient en train de chercher dans quel état d’esprit elles se trouvaient. Que comprendre de quoi on a envie n’est pas une chose qui se donne si facilement. Ces personnes étaient comme vides, pour ainsi dire, mais un certain poste allait les remplir. Ce qu’elles allaient écouter n’était pas déterminé ou connu d’avance. L’événement – le poste de radio, la musique – était ce qui allait déterminer leur état d’esprit, pas l’inverse.

- Tout comme un artiste peut agir sans préméditation ?

Bismuth : Nous sommes en réalité plus souvent dans un besoin d’absorbation que dans un besoin d’expression. Le problème pour un artiste, c’est qu’on lui demande précisément toujours d’exprimer quelque chose, comme si c’était un privilège de l’artiste de savoir s’exprimer. Mais c’est faux ! Tout le monde est toujours sous la pression de devoir s’exprimer et de devoir se justifier.

            Il est exigé à chaque instant et de tout un chacun de s’exprimer sur ceci ou cela, d’avoir des sentiments, des opinions, des idées sur tout, sur soi, sur le monde… Il faut continuellement s’analyser soi-même pour se comprendre profondément et être en harmonie avec soi et le monde… Quel travail ! Quelle fatigue ! Et si le privilège de l’art était justement de pouvoir suspendre ce moment de l’expression ? Ne pas avoir à s’exprimer… D’être simplement en état d’absorbation et de communion par le biais d’activités ?

            La responsabilité d’être artiste « professionnel » empêche précisément d’être créatif. On est paralysé par l’idée qu’il va falloir montrer cela et en parler, qu’il va falloir justifier la chose. Le chocolat, par contre, provient du fait que j’aime bien cuisiner. C’est une activité parallèle, libre, qui me permet d’être actif sans avoir à créer du sens et du discours.

            De temps en temps, j’intègre le fruit d’une de ces activités non artistiques dans le champ de l’art. Ça marche parce qu’il n’y a plus de pression. Je me permets d’être naïf, de ne pas m’inquiéter de savoir si ce que je fais va devenir une œuvre d’art. Si tu n’as pas cette liberté, tu changes toujours ton objet de création par rapport aux attentes du domaine de l’art. Il y a de l’autocensure.

- Dans l’exposition se trouve une voiture SAAB avec une plaque numérique portant l’inscription « Herman » et des sièges revêtus d’un cuir imprimé avec des noms d’artistes. Comment cette pièce a-t-elle vu le jour ?

Bismuth : D’abord, j’avais besoin d’une présence monumentale dans la salle d’exposition pour contrebalancer l’installation où est projetée ma version du film Jungle Book.

- Une version qui est issue de la possibilité de remonter des bandes de son. Chaque animal parle une autre langue. La panthère noire parle l’arabe, Baloo, l’hébreu, Mowgli, l’espagnol et le vautour, le néerlandais.

Bismuth : Je me suis alors demandé quels grands objets j’avais à ma disposition et j’ai pensé à ma voiture, que le collectionneur Herman Daled m’avait donnée en échange d’une œuvre. Elle avait déjà beaucoup servi et elle était déjà assez fatiguée. Je me disais que c’était dommage de jeter une voiture qui avait vu passer autant de gens et que c’était une bonne occasion de la faire réparer et nettoyer.

- Comment as-tu choisi les noms d’artistes intégrés dans le revêtement des sièges ?

Bismuth : Ce sont tous les artistes de sa collection. J’aimais bien l’idée de cet objet qui permet de faire circuler leur nom, tout en posant son cul dessus.

- Tu viens de mentionner la responsabilité de l’artiste qui consiste à devoir parler de son travail. Penses-tu vraiment que les artistes soient obligés aujourd’hui de parler de leur art ? Qui pourrait les obliger ?

Bismuth : Je crois qu’aujourd’hui, les artistes doivent malheureusement justifier leur travail. Tout les y oblige. Mais encore une fois, ce n’est même pas un devoir de l’artiste, c’est le monde entier qui doit se justifier continuellement. En plus, en ce moment, les justifications doivent être d’ordre social et politique. Personnellement, cela me met toujours mal à l’aise d’entendre un artiste expliquer la prétendue signification de son œuvre.

            En tant que jeune artiste, j’ai voulu croire Duchamp, qui disait que tout est potentiellement de l’art. Mais je me suis très vite rendu compte qu’il fallait quand même se justifier. Ainsi, lorsque j’ai montré pour la première fois le film Beyond (1994), pour lequel j’avais invité des gens à choisir des synonymes sur un ordinateur (le film montre l’écran de l’ordinateur avec les mots qui apparaissent), le commissaire de l’exposition n’a pas compris la pièce et a voulu savoir comment elle s’intégrait dans l’histoire de l’art. Apparemment, faire entrer n’importe quel objet dans le champ de l’art, même après Duchamp, n’était pas aussi facile que cela.

- Parlons de tes sculptures vomissure-spaghetti à l’aspect fécal intitulées « Fried Chicken Flavoured Polyethylene » (2015).

Bismuth : J’ai voulu créer un matériau qui ne sert à rien, une sorte de monstre, une aberration industrielle, basée sur la possibilité de réunir deux produits industriels, juste parce que c’est possible.

- L’expo contient plusieurs œuvres pour lesquelles tu as suivi la main droite ou gauche d’une actrice, d’un artiste, de Sigmund Freud ou de Jacques Lacan. Tu prends des extraits de film et tu suis le mouvement de leur main. En résultent des dessins noirs sur une vitre, laquelle est ensuite placée devant l’agrandissement d’une image du film. Ou, dans le cas de Freud et de Lacan, on voit des films qui créent des dessins blancs qui semblent se figer à l’intérieur de l’écran.

Bismuth : Exact.

- Comment tu fais les dessins ? À la main ?

Bismuth : Avec Lacan, c’était un ordinateur qui suivait un pixel dans sa main. Les autres sont faits à la main.

- Comment a surgi l’œuvre « Liquids and Gels » (2013) : un ensemble de récipients en verre remplis de liquides colorés ?

Bismuth : Le titre est emprunté aux aéroports. En lisant la pancarte qui disait de vider les « Liquids and Gels » avant de passer la sécurité, cette injonction m’a semblé tellement liée à notre existence immédiate que dans 5 ou 10 ans, peut-être, cette phrase ne voudra plus rien dire. Je l’ai notée dans un carnet, car je croyais que ça pouvait faire un beau titre. Plus tard, en imaginant une œuvre qui irait bien avec ce titre, j’ai eu simplement l’idée de remplir des vases avec des liquides et des gels de différentes couleurs dans des quantités prohibées en 2021.

- J’ai regardé ton film « Where is Rocky II ? »

Bismuth : Qu’en penses-tu ?

- Dans le film, tu demandes à un détective de chercher un faux rocher qu’Ed Ruscha aurait fait construire pour cacher quelque chose dans le désert. Je suppose qu’en réalité, il a vraiment fait construire un tel faux rocher pour cacher quelque chose et que ton film est parti de ce fait. Le film contient des images d’un documentaire anglais datant des années septante, dans lequel on voit Ruscha déplacer un faux rocher dans le désert. J’imagine qu’il a fait cela parce que les réalisateurs du documentaire lui avaient demandé de « faire » quelque chose comme ils ont l’habitude d’exiger de la part des artistes, ignorant que ceux-ci ne créent pas de l’art sur commande. Par exemple, il y a un documentaire sur Panamarenko où on le voit couper une caisse de transport en deux avec une tronçonneuse. Ai-je raison ? Ruscha a-t-il vraiment fait construire un faux rocher pour cacher quelque chose ?

Bismuth : Oui, lors de la construction de sa maison dans le désert, pour cacher les outils de peur qu’ils ne soient volés.

- Alors je trouve qu’il faudrait compléter le film avec un épilogue dans lequel un juge d’instruction interrogerait l’artiste Bismuth sur l’idée sous-jacente et passée sous silence du film, à savoir que si Ruscha a vraiment fait construire un faux rocher pour une raison non artistique, dans l’univers bismuthien, cette pièce pourrait faire partie de son œuvre artistique.

Bismuth : Il me semble, en effet, que ce soit plutôt mon œuvre au final. Je n’ai jamais rencontré Ruscha durant le film, mais une fois le film terminé, il me semble avoir eu le désir de lui emprunter le rocher pour le mettre dans une de mes expos. Je ne me rappelle plus s’il a répondu.

Kosta : Excusez-moi de vous déranger, mais j’aimerais dire quelque chose à Hans. Ce n’est pas parce que « tomates bleues » n’existe pas en bulgare que ce n’est pas un bon titre pour un roman. Je trouve que c’est un très bon titre. J’ai aussi très faim. Est-ce qu’on pourrait manger ?

 

 

Montagne de Miel, 30 novembre 2021