Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

Xiao Xia - 2012 - Kemen Tien Chen [FR, essay]
Texte , 12 p.

 

 

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Hans Theys

 

 

Kemen Tien Chen

Un regard sur l’art de la pierre

 

 

Une proposition ouverte

 

Je ne sais pas pourquoi mon ami Zang Xiao Xia m’a demandé d’écrire quelques propos sur sa collection de « pierres de savant » ou « gongshis ». Je ne suis pas un spécialiste. Né en Europe, je n’ai jamais acquis une connaissance approfondie de l’art de la Chine, ni même d’une infime partie de cet art infiniment riche. Je ne connais pas la littérature, la peinture, la sculpture, l’architecture, les meubles, les vêtements, les jardins, les bonzaïs, les céramiques, les objets en résine rouge, la musique, la danse, le théâtre, l’horticulture, l’agriculture, les cuisines, les thés, les langues, le cinéma, la médecine, les religions, les traditions spirituelles, la politique, l’industrie. Mon cerveau est vide de choses chinoises, modernes ou anciennes, contemporaines ou démodées. Je ne connais pas la motivation de mon ami, parce que nous n’en avons pas parlé. J’ai simplement reçu un exemplaire du livre dans ma boîte aux lettres et j’ai constaté qu’en bas d’une page vierge figurait mon nom. Une proposition ouverte, faite par un ami, donc. J’espère que ma réponse sera d’une ouverture aussi exemplaire.

 

 

Le nouveau

 

J’ai rencontré Zhang Xiao Xia en 1988 à Bruxelles par l’intermédiaire de notre ami commun, le peintre Damien De Lepeleire. Nous parlions beaucoup. Nos conversations étaient lentes et se déroulaient en balbutiant. Non seulement parce que nous parlions en français (une langue qui n’était pas la nôtre ; Xiao Xia parle le mandarin et moi le néerlandais), aussi parce que nous parlions de choses que nous ne connaissions pas. Lui parlait de thé, de Yang Zhimou et de la Rivière jaune ; moi, je lui parlais de la littérature occidentale, de ma fille et de mon amour pour les grands arbres.

 

Pour moi, il n’y a rien d’aussi excitant que de parler avec quelqu’un qui sait des choses que je ne connais pas et qui est passionné par le désir de partager ces connaissances. En faisant connaissance de nouvelles choses, je subis l’impression délicieuse que le monde s’ouvre. En général, je trouve que les gens ont tendance à fermer le monde. Ils ont peur de découvrir que les choses et leurs convictions sont moins stables qu’ils ne paraissent, et ils font tout pour éviter de rencontrer de nouvelles choses. Ils aiment la répétition et la symétrie. Ils aiment les conventions, les lois et leurs habitudes. Moi, j’aime les petites différences, la fausse répétition et l’asymétrie. Pour la même raison, j’aime les choses anciennes. Le nouveau se révèle par ses différences avec l’ancien. Le nouveau, c’est le vieux qui réapparaît : pour nous surprendre, pour être vu, pour redevenir vrai. Pour pouvoir apprécier le nouveau, il faut connaître l’ancien.

 

 

Pierres de savant ou gongshi ?

 

Bien entendu, je ne connais pas les connotations des idéogrammes « pierres de savant » et « gongshi ». Naïvement, j’aimerais lancer le terme d’ « art des pierres ». Le terme « pierres de savant » me fait trop penser aux académies et aux universités (ces lieux où on prétend savoir tout) et le terme « gongshi » semble impliquer un aspect de vénération liée à la superstition. Je ne suis pas sûr, bien entendu. Peut-être « l’admiration » dont il est question dans l’idéogramme se réfère-t-elle seulement à une appréciation artistique ? Dans ce cas, le terme ne me suffirait pas non plus, parce que je crois que toute expérience esthétique contient des éléments spirituels, éthiques et politiques. Pour moi, les pierres évoquent une pratique spirituelle qui n’a rien à voir avec la superstition, ni avec une admiration purement esthétique. Pour moi, elles se classent parmi les plus hautes œuvres d’art que je connaisse, qui nous parlent des aspects les plus profonds de nos vies. Pas toutes, bien entendu, tout comme la peinture occidentale compte également des œuvres qui sont moins exceptionnelles. Cependant, la collection ou la contemplation de pierres se présente à moi comme une pratique artistique extrêmement raffinée.

 

Le fait que les pierres aient été trouvées dans la nature ne change rien à leur qualité d’œuvre d’art. Ce que nous ressentons en les contemplant, ce n’est pas leur forme aléatoire, mais la force de la pensée humaine qui les a dissociés du reste de la nature.

 

L’attitude de l’homme par rapport à la pierre peut prendre des milliers de formes. Il ou elle peut la porter dans sa poche, il peut la découvrir dans une rivière et la laisser là, il peut la poser à côté d’un chemin, il peut la nourrir, il peut la peindre, il peut essayer de l’oublier.

 

Cela nous fait penser au sculpteur Henry Moore, qui ramassait des cailloux, des ossements et des coquillages qui l’inspirait et qui disait qu’il cherchait une abstraction qui était en même temps profondément humaine, qui pouvait aider les hommes à vivre[1].

 

Cela nous fait penser au sculpteur Auguste Rodin, qui trouvait que la première mission de l’artiste était d’être fidèle à la nature. Toutefois, en lisant le magnifique entretien avec le critique Paul Gsell, nous comprenons que Rodin ne fait pas de distinction entre la nature en soi et la vision que l’artiste en a développé. Cela se comprend, par exemple, lorsque Rodin et Gsell se promènent dans le jardin du sculpteur et que ce dernier, en passant à côté de quelques cygnes, fait la remarque que cette espèce d’oiseaux est dépourvue d’intelligence. « Ils ont celle de la ligne et cela suffit ! » réplique Rodin.[2]

 

 

La peinture en Chine (la ligne et la tache)

 

L’importance de la ligne dans la peinture en Chine a peut-être contribué à la capacité des poètes-peintres à trouver tout un monde, d’abord esthétique et spirituel, dans la contemplation des pierres. La capacité d’évoquer des volumes comme des corps humains, des animaux ou des montagnes en traçant des lignes au pinceau pourrait avoir contribué à la capacité de voir des formes supplémentaires dans la structure d’une pierre. Le même raisonnement vaut pour l’utilisation de la tache dans la peinture classique en Chine, par exemple pour évoquer des nuages, des brumes ou des montagnes dans le lointain. Une pierre creuse, éclairée par le soleil qui se déplace, crée des ombres et des surfaces suréclairées, toujours changeantes, qui rongent les lignes et semblent dissoudre les formes. Pour autant qu’une peinture soit un support (constitué de taches, de point et de lignes) sur lequel nous projetons des images, les belles pierres peuvent être pour un spectateur averti des supports d’une succession quasiment infinie d’images, d’histoires, de pensées et d’émotions.

 

La similitude entre les peintures et les pierres est tellement frappante que l’on pourrait presque s’imaginer le contraire, c’est-à-dire que la peinture telle qu’on la connaît est issue de la contemplation de pierres ou de rochers. Selon certains auteurs, cela s’est même produit, dans le sens où les premiers dessins d’animaux dans les cavernes d’Afrique, d’Asie et d’Europe suivent parfois des craquelures déjà présentes dans le rocher. Bien entendu, la chronologie n’est pas importante. Il est probable que les deux arts se sont développés en même temps. Ce qui me semble vraiment important par contre, c’est que l’on essaie de regarder l’art des pierres en Chine comme une façon raffinée de peindre des tableaux. Comme l’a écrit Denis Dutton : lorsqu’on compare des artéfacts de deux cultures apparemment différentes, il faut bien prendre soin de comparer les choses justes. Il ne faut pas comparer les peintures indonésiennes créées pour offrir à de jeunes épouses avec la peinture de la Renaissance en Europe, dit-il, mais avec des cadeaux similaires créés en dentelle. Je proposerais ici une démarche similaire, mais dans le sens inverse, en comparant l’art des pierres en Chine aux tableaux d’Europe, surtout pendant le XVe et le XVIIe siècles.

 

 

Jan Van Eyck, Van der Weyden, Rubens, Rembrandt, Vermeer, Chardin, Morandi

 

Aux XVe et XVIIe siècles, les peintres européens ont perfectionné l’évocation de l’image qu’ils avaient de la réalité, en appliquant des couleurs. Ils ont essayé de créer des images en démontrant comment la réfraction de la lumière nous révèle l’existence et la forme d’objets ou de corps. Le volume des corps n’est pas suggéré par des contours, comme en Chine, mais par la superposition de couches transparentes de peinture à l’huile (au XVe siècle) ou l’application de valeurs différentes de la même couleur (au XVIIe siècle) en combinaison avec la création de zones d’ombre et d‘endroits scintillants. L’illusion de volume, de profondeur ou d’espace est créée par un contraste entre les zones les plus éclairées et les zones les plus sombres. Dans ce sens, les belles pierres en Chine font la même chose, mais plus comme l’Empereur Chen Nung a inventé le thé selon Lu Xun : en prenant une sieste avec un verre d’eau chaude à portée de main, de sorte qu’un jour, une feuille de thé égarée ait pu tomber dans son verre et teinter très légèrement le goût de l’eau. Les pierres sont des peintures faites par la nature, complétées par le regard d’un Empereur qui se réveille.

 

 

La dissolution de la réalité

 

En découvrant comment ils pouvaient évoquer l’espace en manipulant des couleurs, les peintres du XVe et du XVIIe siècle ont également découvert la nature factice de notre propre observation. En effet, l’image que nous avons de la réalité est créée par notre cerveau ; elle n’existe pas dans le monde extérieur, elle ne nous est pas donnée.

 

Là où la lumière frappe le plus, dans un tableau, la couleur du monde semble disparaître. Le blanc fait vibrer le tableau. Généralement, ce blanc est ajouté à la fin. Selon le peintre et critique d’art Roger Fry, la force de Rubens réside dans sa capacité à créer plusieurs couleurs locales (avec leurs volumes propres) en utilisant des valeurs différentes du même ton (en le mélangeant au blanc et au jaune de Naples), sans que le tableau, qui peut comporter jusqu’à douze différents niveaux de profondeur, ne s’écartèle.

 

Le peintre européen Luc Tuymans commence un tableau en couvrant la toile de peinture blanche. Ensuite, il ajoute des valeurs de plus en plus foncées (moins en moins blanc) de quelques tons. L’endroit le plus foncé, créé à la fin, sera le point focal du tableau. Quelques parties du blanc original survivront et deviendront l’endroit où l’image apparaît comme surexposée. Il crée ainsi des images instables qui semblent apparaître et disparaître en même temps en évoquant un monde peuplé d’objets et de personnes qui semblent exister à peine.

 

Grâce à la technique des couleurs, les peintres occidentaux peuvent aussi créer des espaces picturaux non existants. Francis Bacon, par exemple, finissait certains tableaux en lançant quelques éclaboussures blanches, qui semblaient flotter devant la scène évoquée, comme si le tableau se situait dans une fausse profondeur, situé derrière une vitre couverte par ces taches blanches.[3]

 

La découverte que notre vision du monde peut être reproduite en étalant des couleurs nous a rendus plus conscients de l’état fantasmagorique de ce monde ou de notre façon de le percevoir. Le tableau et l’image qu’il produit en nous apparaissent tout aussi réels ou irréels que le monde qu’ils étaient censés représenter.

 

D’un côté, l’évolution de la peinture nous a révélé la facticité de notre vision du monde. D’un autre côté, nous avons découvert le monde autonome de l’art.

 

De là vient la fascination du jeune narrateur de la Recherche de Marcel Proust qui, en contemplant les objets, essaie de comprendre d’où provient leur singulier attrait. Plus tard, il comprendra que leur attraction vient de ses propres souvenirs, survivant à son insu dans un monde parallèle, inatteignable pour toute tentative consciente, discursive, volontaire ou rationnelle de le découvrir. Plus tard, l’artiste Louise Bourgeois dira qu’un souvenir ne peut aboutir à une œuvre d’art que s’il est venu tout seul à l’artiste[4]. Cela ressemble au conseil du cinéaste David Lynch de méditer et d’attraper une bonne idée ou une bonne image au moment où ceux-ci se présentent, comme des poissons rares qui émergent des eaux profondes[5].

 

En tout cas, en découvrant une façon de représenter la réalité, les peintres européens ont découvert que nous vivons dans un fantasme perpétuel. Dans un beau texte sur l’oubli dans la science, le neurologue Oliver Sacks parle entre autres du désintérêt de la science pour une déficience qui s‘appelle l’achromatopsie. Selon lui, l’existence de cette maladie est rejetée parce qu’elle dérange notre croyance en « une vision sans sutures »[6]. En général, l’homme tente d’écarter tout indice qui semble suggérer que l’image que nous voyons du monde n’est pas donnée en tant que soi, mais est construite par notre cerveau (et toujours d’une façon individuelle, plus ou moins déviante de la vision des autres).

 

À mon avis, les grandes œuvres d’art, sans que nous le sachions, nous rappellent le fait que les images que nous « voyons » du monde sont composées. Ce faisant, elles nous ramènent à notre enfance, où les formes avec lesquelles nous sommes supposés « saisir » ou « traduire » ce que nous voyons vraiment ne sont pas encore mises en place définitivement et ne nous empêchent pas encore de voir le chaos visuel qui nous entoure. Ainsi, le grand cinéaste Ingmar Bergman raconte que, pendant son enfance, il ne pouvait pas distinguer le vrai du faux, ou bien la « réalité » de ces fantasmes, et que cela le projetait dans un monde effrayant et libérateur en même temps.

 

 

L’art contemporain et l’art autonome

 

Dans la peinture contemporaine, la découverte de la facticité de notre perception et de nos techniques pour la reconstruire sous forme de peintures a abouti à la manufacture de tableaux soi-disant autonomes, c’est-à-dire des tableaux qui n’essaient plus de représenter un aspect de la réalité (ou de la façon dont nous la percevons), mais qui explorent la possibilité de créer de nouvelles illusions de profondeur ou de nouvelles textures picturales. En jouant avec les couleurs et des textures différentes, les peintres contemporains ont découvert comment ils pouvaient créer des tableaux qui semblaient suggérer se dérouler dans un seul plan (par exemple Mondriaan) ou, au contraire, avoir lieu dans un espace non réaliste, non perspectiviste, nommé « espace pictural » (par exemple Christopher Wool). Parfois, un seul plan crée une illusion d’espace, comme dans les monochromes de Rothko, mais il y a aussi des monochromes qui se présentent comme des surfaces fermées comme un couvercle ou comme des milliers d’atomes qui fourmillent dans un plan.

 

Bien avant la création de l’art contemporain, l’auteur Marcel Proust nous a montré que le petit pan jaune dans la Vue sur Delft (un morceau de mur éclairé par le soleil couchant) semblait mener une vie autonome au milieu du tableau, comme une phrase sublime dans un roman, comme un vers dans un poème, comme une pierre de savant, comme un mur devant le nez qui suscite des questions sur nous-mêmes. Ce qui est frappant, c’est que les peintres contemporains, en poursuivant la piste de la couleur, ont réinventé une forme artistique autonome (qui n’essayait plus de représenter une image observée) qui existait déjà longtemps auparavant, dans l’art des pierres en Chine.

 

 

L’œuvre d’art

 

Qu’est-ce essentiellement qu’une œuvre d’art ? Avec raison, le philosophe Denis Dutton nous propose de ne pas essayer de créer des définitions valables pour toutes les œuvres possibles, mais de rassembler une dizaine de critères auxquels un objet ou une action devrait répondre pour augmenter la probabilité qu’il s’agit en effet d’une œuvre d’art. Parmi ces critères, il énumère le fait que les choses en question suscitent un discours critique, qu’elles sont admirées et posées sur des socles ou montrées dans des théâtres, qu’elles sont fabriquées avec adresse, etc. Selon ces critères, l’appréciation des pierres en Chine forme certainement une discipline artistique. D’après l’écrivain néerlandais Gerard Reve, une œuvre d’art est « une action stylisée ou le produit d’une telle action qui évoque une émotion ». Une troisième approche pourrait être basée sur la conviction du critique russe Victor Chklovski qu’une œuvre d’art se rend visible en étant différente d’une autre œuvre. Pour Jean-François Revel, le monde de l’art est « le règne de la différence »[7]. Quel beau règne de la différence que le monde des pierres !

 

L’importance « d’un règne de la différence » est qu’il offre une place à chaque individu. Là où règne la différence, chaque personne peut chercher sa propre position entre les désirs opposés d’être comme les autres et d’être unique. La forme que l’individu donnera à sa position entre l’unicité et la conformité sera son style : sa façon d’agir ou de s’abstenir d’action, sa façon de parler, sa façon de s’habiller, sa façon de se nourrir, sa façon de retenir ou d’oublier, sa façon de faire de l’art. Souvent, l’art fonctionne comme une manière pour un individu de réclamer le droit d’être ou d’agir comme il ou elle le souhaite. La grâce, c’est de pouvoir être qui nous sommes, où nous sommes, comme on croit être vraiment. Parfois, l’œuvre d’art réclame ce droit pour l’artiste mais libère les autres en même temps. Il en allait de même pour les artisans qui ne signaient pas leurs œuvres, parce que les personnes concernées savaient qui les avaient faites. Cependant, on peut aussi imaginer un art où l’individu se retire ou se dissout. Un art délicat qui s’ouvre pour tout le monde, car il se fait tout seul. Se serait l’art le plus modeste, le plus humble et le plus haut, car il serait ouvert à tous, il ferait de la place pour tout le monde. Et si l’artiste corrige la pierre malgré tout, il ne fait pas disparaître les traces du ciseau, pour que tout le monde après lui puisse vérifier où il ou elle est intervenu.

 

Le règne de la différence qu’est l’art des pierres, est le berceau du pluralisme et de l’esprit ouvert : la capacité de vivre avec plusieurs approches esthétiques, spirituelles ou politiques en même temps.

 

 

La pierre et la mort

 

Comment une forme peut-elle être abstraite et parler de la mort en même temps ? Pourquoi l’art de la pierre est-il pour moi si intimement relié à une conscience de la mort et de l’amour?

 

La matière de la pierre parle de la mort, car la pierre ne vit pas. Elle respire, peut-être, mais elle ne bouge pas et elle n’a pas d’enfants. C’est pour cela que la poétesse néerlandaise Vasalis dit, en parlant de son cœur : « Il n’y a dans ma pierre rien qui fleurit que toi. »

 

En même temps, une pierre peut avoir la forme d’un col de cygne et nous faire croire qu’elle vit. Ou la forme d’une vague, ou la silhouette d’une femme qui vient de se lever et se brosse les cheveux, ou n’importe quelle autre forme.

 

En évoquant la vie, la naissance et le mouvement, la pierre renforce l’idée de la mort.

 

En étant le résidu d’un mouvement qui est figé depuis longtemps, la pierre est un témoin de la naissance de la terre avec ses montagnes, ses rivières et ses océans. En regardant une pierre, nous ressentons le temps double de millions d’années qui ont passé et de la richesse du moment que nous vivons.

 

On voit la forme qui est le résultat de milliers d’années de sculptage par l’eau et on voit les nouvelles formes qui se créent sous l’influence de la lumière, du brouillard ou de la pluie.

 

Si la pierre est trouée, nous voyons des formes positives dans les creux. Le vide se remplit d’une présence et le plein se retire comme une ombre.

 

Par les trous dans les pierres, nous observons parfois le lointain. La petitesse de la pierre fait naître la grandeur du monde. En observant les détails dans la pierre, on y trouve une montagne plus étendue que le vaste monde, qui n’est qu’un brouillard.

 

Ancré dans son socle de bois sculpté, la pierre nous montre la direction, le rythme ou le rêve que le poète a voulu lui insuffler. Elle nous montre le rêve qu’elle a insufflé au poète. La pierre agit sans bouger. Elle parle sans rien dire. Elle n’est rien d’autre qu’une pierre. Elle est un poème écrit dans des caractères qui ne se laissent pas déchiffrer, parlant de la longévité, dont elle se tait.

 

 

 

L’attitude spirituelle

 

Tout art est le fruit d’une résistance surmontée.[8] Le héros déambule et il rencontre un obstacle. En se cognant sur la pierre d’achoppement, il change, il grandit ou il périt.

 

Pour moi, l’attitude spirituelle constitue le constat des limites de notre savoir et de nos capacités. Elle consiste à faire la différence entre les choses que nous pouvons changer et les choses que nous ne pouvons pas changer. Elle désigne la différence entre ce qui est inchangeable ou inévitable et ce qui est changeable ou possible. Seule une conscience de la différence entre ces deux domaines nous permet d’être efficace et d’augmenter nos possibilités. Et cette conscience ne peut résulter que d’une suite de décisions et d’actions dont on observe ouvertement les conséquences, en étant prêt à prendre de nouvelles décisions et actions si les choses semblent le demander. On essaie, on rate, on réessaie et on apprend. J’appelle cette approche « spirituelle » et pas simplement « pratique » parce qu’il ne s’agit pas seulement d’acquérir des connaissances pratiques, mais de se souvenir du fait que seule une approche humble, tentative et ouverte peut nous assurer de rester proches des possibilités du monde et de nous-mêmes. Sous cette lumière, l’attitude spirituelle désigne le contraire de l’utopie et le contraire de la résignation. C’est l’origine d’une approche novatrice du monde. La pratique spirituelle et les pratiques techniques, scientifiques, politiques ou artistiques sont intimement liées.

 

Comme hypothèse ou comme forme nouvelle, toute idée peut rendre visible pour la première fois une partie de la réalité. Mais par la suite, la même idée nous empêchera de voir de nouvelles possibilités. C’est en nous cognant contre des obstacles, aveuglément, que nous concevons de nouvelles idées. Seules des idées issues de multiples aventures, de beaucoup d’échecs et de quelques réussites peuvent valoir quelque chose pour quelques jours. Après, il faut réessayer : redevenir humble et s’agenouiller devant une réalité changeante, adaptative et fondamentalement insaisissable.

 

 

Ne rien savoir

 

Selon Karen Armstrong, dans son superbe livre The Case for God, les grandes religions monothéistes sont issues de pratiques spirituelles qui proposaient une attitude d’humilité par rapport au fait que nous ne savons rien[9]. Ainsi, la seule divinité acceptée par le christianisme est censée être trois personnes en même temps : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Cette image (un être qui est triple et un en même temps) avait comme but d’empêcher le croyant de donner une identité fixe à la divinité unique et centrale de la religion. Le but de la pratique spirituelle n’était pas d’adorer ou de servir un être supranaturel, mais de méditer sur notre ignorance ou sur notre attitude par rapport à toutes les choses que nous ne pouvions pas encore décrire en mots ou en termes scientifiques. Paradoxalement, la même attitude nous a amenés à développer les sciences et les arts. L’humilité devant notre ignorance est la source de tout savoir. En somme, notre savoir est le fruit de maintes hypothèses erronées que nous avons reconnues comme telles. Cela est tellement vrai qu’il est devenu une coutume de dire qu’une théorie est scientifique dans la mesure où elle nous permet de la contredire. Des théories qui ne peuvent pas être contredites ne peuvent pas être scientifiques.

 

La personne qui a formulé cette approche pour la première fois s’appelle Karl Popper. De lui vient aussi la définition de la démocratie comme la meilleure forme de gouvernement pour empêcher l’instauration d’une dictature. Cette formule est fidèle à l’idée que nous ne pouvons jamais savoir vraiment comment il faut agir. La seule chose que nous pouvons essayer de faire, c’est de prendre des décisions et d’agir tout en restant ouvert aux conséquences de nos actions. Si nous avons pris la mauvaise décision, il faut en prendre une autre. C’est ainsi que nous apprenons. Nous pouvons ainsi développer des façons d’agir adaptées aux circonstances (qui sont en évolution permanente). Si nous voulons agir, a dit Karl Popper, nous devrions avancer comme des cafards : en tâtant avec nos antennes[10].

 

 

Les jardins

 

Il y a des pierres de savant pour tenir en main et avoir en poche, des pierres plus grandes pour la maison et des pierres monumentales pour le jardin. Lorsque les courtisans d’un empereur défunt voulaient exprimer qu’ils se retiraient de la vie publique, ils construisaient des jardins emmurés et y amenaient des montagnes, des forêts et des lacs en y introduisant des pierres, des bonzaïs et des étangs. Ils créaient un nouveau monde limité qu’ils promettaient ne plus abandonner. Soustraits au monde, ils cultivaient leur jardin, comme disait Épicure. Ainsi, une activité esthétique et spirituelle devenait un acte morale et politique.

 

 

Le poète-peintre

 

Les poètes-peintres répètent les lois pour les enfreindre sans le savoir. Ce sont des pirates voleurs au ralenti. Ils veulent devenir comme le maître, mais il deviennent eux-mêmes. Ce sont de voyous.  Ils enfreignent la loi. Ils dépassent les frontières. Ce sont des moines voyageurs. Ils sont aveugles. Ils sont bruyants. Ils font de leur gueule. Ils font des bêtises. Ils s’amusent. Ils sont bêtes. Ils rêvent. Ils aiment bien la patine. Ils chantent. Ils peignent des poèmes et ils écrivent des peintures. Ils mangent trop. Ils charment les femmes et les enfants. Ils font peur aux vieillards. Ils aiment les bateaux. Ils s’échappent toujours. Ils nous rappellent qu’il ne faut pas tout accepter. Au-delà des limites de notre connaissance s’étend un vaste monde à découvrir, à conquérir, à changer, à améliorer. Il y a les choses que l’on ne peut pas changer, mais il y a aussi les choses que l’on peut bien changer.

 

 

Les pierres et le kitsch

 

Les pierres ne sont que des pierres. En même temps, elles reflètent la lumière qui, à son tour, semble les montrer mais aussi les ronger. Sans la lumière et nos regards, les pierres n’existent pas. Mais sans les pierres, nous ne pouvons pas voir la lumière.

 

Les pierres montrent que sans lumière, nous ne voyons rien. Elles montrent que la lumière mange les choses. Elles montrent l’état fantasmagorique de toute chose. L’objet est là, mais il n’est pas là. Il vit grâce à la lumière, grâce à notre regard. Mais nous aussi ne vivons que grâce au regard d’autrui. Le monde est créé par le regard. Mais le regard n’est qu’une fabulation de notre cerveau, qui joue avec la lumière et les lignes.

 

Les pierres sont doubles. Elles sont dures, mais elles ont été sculptées par l’eau. Elles parlent de durée, mais elles parlent aussi d’usure. La matière de la pierre parle de la permanence, mais sa forme ondulante parle de l’éphémère. La matière parle de l’incontournable, de la nécessité, de l’inévitable, de la mort ; la forme parle du possible, du rêve, de l’espoir, de l’imaginaire, de l’eau, de la vie, de la liberté. Les pierres sont dures, mais l’eau et le temps ont été plus durs. Nous rencontrons une forme fixe, mais nous sentons l’écoulement du temps.

 

Un jour, Xiao Xia essayait de m’expliquer ce qu’était pour lui le kitsch : des choses que tout le monde trouve belles : des images de fleurs et d’oiseaux. Et pour le démontrer cela, il m’offrit un vase marocain en porcelaine, haut d’un mètre, ayant la forme d’un cygne dont le corps était décoré de roses et dont le long cou faisait office de manche.

 

Le kitsch n’est pas double. Il affirme le désir de tout le monde de s’entourer de choses qui ne sont rien d’autres qu’elles-mêmes. Des images de roses qui parlent de roses et de rien d’autre. L’œuvre d’art, par contre, parle d’elle-même, mais aussi d’autres choses, innommables, invisibles, inaudibles.

 

L’œuvre d’art est toujours double. Elle parle de ce monde-ci en parlant de sa propre matière et de sa manière d’être faite, et elle nous parle d’un monde imaginaire, un monde à venir ou déjà disparu, un monde absent mais omniprésent par sa force inspiratrice. L’œuvre d’art nous parle de l’inévitable, mais aussi du possible. Elle ouvre le monde en évoquant l’indicible et en transgressant les lois et les formes qui nous emprisonnent. Elle est là, mais elle n’est pas là. Elle surgit et elle se retire. Elle appelle des fantômes en partant de ce qui est : en maîtrisant les techniques, en connaissant les matériaux, en aimant les choses tangibles. Elle prend vie en échappant au contrôle de l’artiste, qui essaie d’organiser des accidents imprévisibles en côtoyant intimement les choses.

 

 

La liberté

 

Pour moi, les pierres de savant ne sont pas des reliques d’un passé désuet et superstitieux, mais des témoins vivants d’une merveilleuse attitude spirituelle, scientifique, politique et artistique, créée par des gens hautement raffinés. Par leur double nature, ces pierres nous parlent de ce que c’est qu’un homme, la vie, la mort et l’amour. Elles nous parlent de l’esprit ouvert, prêt à voir des choses qui ne sont pas encore là, mais qui s’annoncent dans nos rêves. Des choses enracinées dans le monde, mais enrichies par notre esprit, notre curiosité et notre envie d’être là pour le monde sans oublier notre finitude. Des tableaux de lumières, des sculptures d’esprit, créés par la nature – des sculptures naturelles, créées par notre esprit.

 

Le plus important dans l’art, peut-être, c’est qu’il transporte le rêve de la liberté. En donnant forme à la différence, il nous rappelle que cette différence est possible. Si la forme peut changer, les idées peuvent changer, le monde peut changer et même les hommes peuvent changer. (Les pierres sont partout, elle sont là pour tout le monde.)

 

 

Montagne de Miel, le 1er janvier 2012

 

 

[1] “The great artists that I admire have a life-giving power in their work that extends beliefs and understanding beyond normal perceptions.” and “I believe that art in itself is akin to religion, art is, in fact, another expression of the belief that life is worth living.” Henry Moore, Writings and Conversations, Lund Humphries, 2002, pp. 79 et 129.

[2] Paul Gsell, Auguste Rodin. L’art, Gallimard, Paris, 1967, p. 10

[3] David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson, 2009, p. 94.

[4] Louise Bourgeois. Destruction of the Father. Reconstruction of the Father. Writings and Interviews 1923-1997. Edited by Marie-Laure Bernadac and Hans-Ulrich Obrist, p. 155

[5] David Lynch, Catching the Big Fish: Meditation, Consciousness, and Creativity, Tarcher, 2007.

[6] “Zeki (…) sees their virtual denial and dismissal as springing from a deep and perhaps unconscious belief in the seamlessness of vision.” Oliver Sacks, Scotoma: Forgetting and Neglect in Science. In: Robert B. Silvers (Ed.), Hidden Histories of Science, Granta Books, London, 1997, p. 152.

[7] Jean-François Revel, Sur Proust, Editions Denoël, Paris, 1970, p. 9.

[8] “If there weren no resistance, I could not express myself.” In: Louise Bourgeois. Destruction of the Father. Reconstruction of the Father. Writings and Interviews 1923-1997. Edited by Marie-Laure Bernadac and Hans-Ulrich Obrist, p. 155

[9] Karen Armstrong, The Case for God, Random House, New York, 2009.

[10] “Each time it has been we intellectuals who, from cowardice, presumption or pride, have done the most terrible things. (…) We like to parade ourselves and speak an unintelligible language (…) a learned, artificial language which we have taken over from our Hegelian teachers (…) It is this corruption which makes it impossible to have a rational dialogue with intellectuals, and prevents us from seeing that we often say stupid things and fish in troubled waters.  (…) But I do not want to go on blaming intellectuals. I would like to ask them to accept their responsibility for mankind and for the truth. (…)  We should know that we do know nothing – or almost nothing. (…) We should cautiously feel the ground ahead of us, as cockroaches do, and try to reach the truth in all modesty.” Karl Popper. The Lesson of this Century, Routledge, London and New York, 2003, p. 87-91.