Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

Hans Theys — What's New?

© Hans Theys
Walter Swennen - 2025 - A - Temps de partir [FR, interview]
Interview , 6 p.

 

 

 

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Hans Theys

 

Testitatutes (Il est temps que ça en soit fini)

 

Dernière rencontre avec Walter Swennen

 

 

Il y a quelques jours, je reçois une lettre de Swennen m’annonçant qu’il va mourir bientôt et qu’il désire me voir une dernière fois. Je propose une date et une heure, qui sont approuvées. Il est assis sur un grand lit dans un coin de la pièce, à côté de la partie de la bibliothèque contenant les séries noires. On se salue. Je demande où je peux m’assoir. Sur le lit ? Il ne sait pas trop. Je cherche une chaise et je reviens vers lui. Au-dessus de sa tête, il a accroché un poème concret de Bob Cobbing. À gauche du poème se trouve un petit fantôme : un stencil employé pour faire un tableau. À côté du lit se trouve un rollator enrichi d’une planche trouvée (attachée avec une écharpe selon le principe du système D tant aimé par Swennen) sur laquelle se trouve une bonbonne à oxygène (La bibliothèque est construite, elle aussi, avec des planches trouvées ou récupérées.)

Swennen : (en me montrant du doigt une grosse pile de papiers) : Je suis en train de signer des dessins. J’ai fait le tri.

- En 2016, je t’ai vu brûler tous tes poèmes dans un tonneau que tu avais installé sur la terrasse. J’ai réussi à lire le premier vers d’un poème sans titre : « Il pleut à l’intérieur comme il pleut à l’extérieur. »

(Rires.)

- C’est du Verlaine banalisé, invoquant le cœur du poète comme une pièce envahie de courants d’air.

Swennen : J’ai reçu la visite de Joris Dockx qui travaille pour une femme qui exploite 
le moindre papier trouvé dans l’atelier d’un artiste. C’est une situation à éviter. J’élimine.

- Kundera disait de Brod qu’on ne peut pas lui reprocher d’avoir publié les manuscrits de Kafka contre la volonté de celui-ci, mais qu’il aurait dû assumer et avouer sa trahison.

Swennen : En effet.

- Il y a un beau catalogue sur les objets qu’on a trouvés dans l’atelier d’Eva Hesse après sa mort. A côté de chaque image, il y a un commentaire de Sol LeWitt: « This is definitely a work of art » ou bien « This is definitely not a work of art. »

Swennen : Il y a une semaine, je n’avais plus assez d’oxygène dans mon sang. C’était une expérience étrange. Je n’avais pas l’impression de suffoquer. Tout s’immobilisait, tout se figeait. Un état sans douleur.

- Comment cela se fait-il ?

Swennen : J’ai des trous dans mes poumons. Ça s’appelle de l’emphysème à bulles. Comme le champagne. Il parait qu’il y a quatre stades. J’en suis au quatrième. J’attends un docteur qui doit décider si je suis digne de mourir. Il te faut une sorte de permis de conduire… Je suis curieux de savoir si le monde des esprits existe. On n’en sait pas grand-chose. Les descriptions existantes sont rares et très peu détaillées.

- Tout ce qu’on sait vraiment, c’est qu’il n’y a pas mal de monde. Heraclite, Aristote, Thomas d’Aquin, Spinoza, Madame De Sévigné, Nietzsche, Jim Thompson, Billie Holiday, Lennie Tristano, David Goodis, Bob Cobbing, Boby Lapointe, Marcel, Malcolm Morley, Filip Denis, Nan… Tu pourras tous les rencontrer, mais pas en même temps, bien sûr. Une personne à la fois. Et dans un ordre non préétabli, imprévisible. Tu seras accompagné d’un psychopompe qui te montrera le chemin.

Swennen : Chez les Égyptiens, c’était Anubis, avec sa tête de chacal. Le mort devait passer par certains examens, certains rites de passage… J’ai fait quelques hiéroglyphes ces jours-ci.

- Tu sais comment Champollion a pu déchiffrer la pierre de Rosette ?

Swennen : Dis-moi.

- - Il fut le premier à comprendre que les hiéroglyphes représentaient des mots ou des concepts aussi bien que des sons. Que parfois, il s’agissait de phonèmes. Il a compris qu’il s’agissait des deux systèmes en même temps et pas d’un des deux.

Swennen : C’était mixte. Le miracle en est que chaque élément est resté beau. Regarde, je viens de faire un hiéroglyphe pour le concept ‘peintre’. (Il me montre un carnet de dessin, dans lequel je vois plusieurs hiéroglyphes pour ‘peintre’, dont un barré par une croix.) Et un autre qui dit ‘Testitatutes’ (Il est temps que ça en soit fini). Récemment j’ai visité la section d’Égypte au Cinquentenaire. Ils ont la momie d’un type. Tu sais ce qu’il faisait ?

- Non.

Swennen : Il était chef de police (rires). J’ai lu ça sur l’étiquette.

- Les filles vont bien ?

Swennen : Oui. Els est arrivée avant-hier. Julie était là ce matin pour prendre le petit déjeuner.

- Tu as vu tes sœurs ?

Swennen : Elles viennent ce soir. Elles disent que mon frère ainé est fâché.

- Franz. Le rocker.

Swennen : Oui. Il est fâché parce que je m’en vais avant lui, parce que je n’attends pas mon tour.

- Nous avons souvent parlé de la famille de ta mère, mais jamais de la famille de ton père. 

Swennen : Mon grand-père paternel a été carabinier-cycliste pendant la Grande Guerre. Après, il est devenu fonctionnaire. À la fin de sa carrière, il était le bibliothécaire de Saint-Louis. Pendant mon année de philosophie, j’ai encore rencontré des gens qui l’avaient connu. Il a fait un arbre généalogique qui remonte au Danemark. Apparemment, nous descendons de Vikings qui avaient remonté le fleuve jusqu’à Liège. Il a aussi retrouvé un blason avec un oiseau sans tête en haut et trois losanges en bas. Un jour, il a rencontré une fille à Hasselt. Elle venait de Kontich. Il est allé la chercher. Elle est devenue ma grand-mère. Ils ont eu trois fils. L’ainé s’appelait Alphonse. Il était géomètre en Afrique. Un alcoolique. Je ne l’ai presque jamais vu. Le deuxième s’appelait Lucien. Il avait une imprimerie de quartier. Il avait été trépané. Il était un peu simplet, mais bien. Puis il y avait René, mon père.

- Je vois que tu lis Schelling. 

Swennen : J’avais lu quelque part qu’il était le seul idéaliste allemand à avoir compris Spinoza. C’est très bien, en effet. À l’éternelle question si un Dieu omnipuissant est aussi responsable pour tout le mal au monde, il répond oui (rires). Selon lui, Dieu est double : il y a du bien en lui, mais aussi du mal. 

- Il est mixte.

Swennen : Dieu a besoin de l’homme pour combattre le mal en lui.

- Selon Gerard Reve, Dieu est seul et boit. Il a créé l’homme pour être moins seul. À la fin de son essai romanesque ‘Mère et Fils’, Reve raconte une entrevue avec un théologien auquel il pose la question suivante : « Si Jésus est Dieu, qui est-ce qui est tourmenté la veille de la crucifixion ? Qui a de si grands doutes au Jardin des Oliviers qu’il doit être consolé par un ange ? Qui ? Si ce n’est… Dieu lui-même ?’ » Et le théologien lui répond : « C’est ce que nous apprend l’église. »

Swennen : Ah la trinité ! Quelle belle trouvaille. Quel tour de force ! Ça fonctionne toujours, un triangle. Ou compter jusqu’à trois. En peinture aussi. (Il me montre une boîte contenant un stylo-plume.) Tu connais ça? Kaweco? Ce sont des stylos-plume allemands. Depuis 1883. Il y en a aussi sans cartouche. Tu peux les remplir avec de l’encre. Ça ne fuit pas.

- Tu as encore vu Marianne Berenhaut?

Swennen : Elle m’appelle de temps en temps. Elle habite principalement à Londres maintenant. Elle a nonante ans. Moi aussi d’ailleurs. Lorsque j’ai fait cet accident avec la Vespa, l’année dernière, un médecin m’a dit : « Votre corps a dix ans de plus que vous. » N’empêche que je me suis remis à fumer. À quoi bon m’abstenir ? Sauf que je dois éviter de fumer à côté de la bombe d’oxygène, m’a dit une infirmière. 

- Je vois que tu a mis en évidence un livre sur Nechaev?

Swennen : « À toute vitesse à travers la boue ! »

- Tu es bien ici. C’est comme un studio d’étudiant. Un retour aux sources.

Swennen : J’ai quand même perdu beaucoup de temps.

- Du temps perdu probablement nécessaire pour arriver à une hardiesse tout aussi nécessaire.

Swennen : Sans doute. Finalement, ce n’est qu’en peinture que je ne me suis senti à ma place.

(Silence)

Swennen : Je dois me reposer maintenant. 

- Je comprends.

Swennen : Je suis content de t’avoir connu.

- Moi aussi.

 

 

Montagne de Miel, 30 juillet 2025