KUNSTENAARS / ARTISTS
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Hans Theys
Ne quid nimis
Quelques propos sur l’œuvre de Walter Swennen
La primauté du texte
À l’époque où j’étudiais les romans et les récits de Franz Kafka, vers le milieu des années quatre-vingts, toutes les tentatives de lecture de son œuvre semblaient faire abstraction de la circonstance que cette œuvre se présente délibérément comme insaisissable et qu’elle semble à chaque fois nous informer sur un monde inconnaissable et sur des textes impénétrables. En même temps, le texte semblait s’imposer comme inévitable. En ce sens, on pourrait considérer l’œuvre de Kafka comme un prolongement du Talmud et du Midrash. Dans l’exégèse sans fin de la bible, le rapport à un monde insaisissable et à un Dieu inconnaissable se double d’un rapport à des textes incohérents, contradictoires, symboliques et impénétrables. Pourtant, les textes en soi ne sont pas remis en question ; ils sont, au contraire, chéris. Au cœur de la culture juive, on trouve une série en principe infinie d’interprétations ou d’hypothèses qui peuvent être formulées, questionnées et testées. Si deux ou trois Juifs se mettent ensemble pour étudier la Torah, Dieu se trouve parmi eux », résume Karen Armstrong. Ce qui est étrange, c’est que l’on peut également lire toutes ces choses dans les textes de Kafka. « Ne me comprends pas mal, » dit l’ecclésiastique à Jozef K. dans Le Procès, « je ne fais que te soumettre les opinions qui existent à ce propos. Tu ne dois pas accorder trop de valeur aux opinions. L’écriture est immuable, et les opinions ne sont bien souvent que l’expression d’un désespoir à ce propos. » 1 Dans le roman Le Château, dans lequel l’escroc présumé, appelé K., se fait passer pour le nouvel arpenteur du village, la seule pièce justificative à laquelle il puisse se référer est une lettre d’un fonctionnaire injoignable. L’affirmation la plus claire à propos de cette lettre provient d’Olga, la sœur du messager : « Évaluer correctement les lettres est impossible, elles-mêmes changent sans cesse de valeur, les considérations auxquelles elles donnent naissance sont infinies, et à savoir où l’on s’arrête au juste n’est déterminé que par le hasard, le sens aussi est donc le fruit du hasard. » 2
De mon expérience de l’œuvre de Kafka, j’ai gardé l’impression que celle-ci ne voulait exprimer ni plus ni moins que ce qu’il y avait dans le texte et que cela suffisait. Tout s’y trouvait, noir sur blanc. 3 Nul besoin d’avoir quelqu’un qui vienne expliquer ou interpréter les choses. Lors de ma première rencontre avec Walter Swennen, en octobre 1988, j’ai compris qu’il en va de même pour ses tableaux. Pour peu qu’ils « disent » quelque chose, ils le font d’une façon matérielle, non sous forme d’un code à déchiffrer. 4 Les tableaux de Swennen disent leur forme. Leur pensée se manifeste dans la façon dont ils sont construits, même lorsqu’ils contiennent des images ou des mots.
La primauté de la texture (Viktor Chklovski)
À la fin des années quatre-vingts, Swennen ne formulait pas l’idée que la texture prime comme il le fait aujourd’hui. À l’époque, il se référait à un recueil d’essais de Viktor Chklovski, paru en 1973 sous le titre La marche du cheval. 5 Pour Chklovski, une œuvre d’art n’est pas la transposition d’un langage intérieur de l’artiste dans un langage compréhensible pour le spectateur. « Dans l’art, écrit-il, des formes nouvelles naissent pour remplacer les formes anciennes, qui ont perdu leur valeur artistique. » 6 Et en quoi consiste cette valeur artistique ? Pour nous l’expliquer, il cite Broder Christiansen, qui affirme dans sa Philosophie de l’art : « Lorsque nous percevons quelque chose comme une dérogation à l’usage, à la normalité, à un canon en vigueur, alors surgit une impression émotionnelle d’une qualité exceptionnelle. (…) Pourquoi la poésie d’un peuple autre que le nôtre nous échappe-t-elle toujours en partie, même si nous avons appris sa langue ? Nous entendons certes le jeu sonore des mots, nous subissons la rime comme une rime et ressentons le rythme, nous comprenons le sens des mots et nous nous approprions les images, les comparaisons et le contenu : nous parvenons à comprendre toutes les formes sensorielles, tout ce qui est palpable. Que manque-t-il encore alors ? Eh bien, ce qui manque, ce sont les impressions différentielles : ces infimes déviations de l’usage courant, que ce soit dans le choix des expressions, dans la combinaison des mots ou dans l’ordonnancement ou les tournures de phrases. Toutes choses que seul peut comprendre un individu qui évolue dans la langue, qui grâce à une vive conscience de la normalité, est instantanément frappé par le moindre écart, comme s’il s’agissait d’un stimulus sensoriel. » 7
« Pour faire d’un objet un fait artistique, il faut le détacher de la série de faits naturels. (…) La chose doit être retournée comme une bûche sur le feu. » 8
Il en résulte que l’on ne peut créer une œuvre d’art sans déplacement, répétition, dédoublement ou condensation 9 pour obtenir un effet artistique. Tant la forme que le « fond » d’une œuvre d’art découlent de contraintes techniques et des possibilités du matériau disponible. 10 Ainsi, Chklovski observe que Didon ne conquiert pas une île en découpant un cercle dans une peau animale parce que cela faisait partie de la culture du narrateur (comme le croient les ethnologues et les sociologues), mais parce que l’astuce du découpage est un « priom », à savoir une intervention artistique qui rend possible la narration d’un récit surprenant. (Comment, sinon, le narrateur aurait-il pu surprendre les membres de son propre peuple avec ce récit ?) Parallèlement, nous ne sommes pour ainsi dire pas capables d’écrire une histoire sans amour ni meurtre. (Ici, c’est moi qui parle, pas Chklovski.) Mais qui donc peut-on aimer ou assassiner ? Soit quelqu’un qu’on connaît, comme le facteur 11, les voisins ou ses proches, soit le premier venu. Comme cette dernière hypothèse est fort improbable, si ce n’est dans Le Fantôme de la liberté de Buñuel, les héros des romans ne pourront qu’assassiner leurs proches ou coucher avec eux. Le génie de Sophocle réside dans le fait qu’Œdipe assassine un étranger qui se révélera être son père, et non dans les conclusions freudiennes que l’on en tire.
Si l’on applique ce raisonnement à un tableau, on pourrait considérer toute soi-disant référence au monde extérieur (qu’il s’agisse de pensées ou de choses perceptibles) comme une forme de matériau pour construire des tableaux.
Et c’est en effet ce que faisait Chklovski. « Les tableaux ne sont pas du tout des fenêtres sur un autre monde, ce sont des choses, » écrit-il. « Un artiste tient à la représentation du monde, non pour créer un monde, mais pour pouvoir utiliser des matériaux un peu plus compliqués et plus gratifiants. 12 C’est exactement ce que Cézanne affirmait aussi. Ses tableaux étaient des tentatives d’utiliser de la couleur pour donner forme à l’effet spatial et optique du « motif » perçu. L’objet perçu importait peu pour lui, pas plus, d’ailleurs, que sa façon de regarder (son « optique » spécifique, qui était certes nécessaire), mais bien la façon dont il transposait ses perceptions en couleurs : sa propre façon de faire, qu’il appelait son tempérament13 ou sa « petite sensibilité » 14.
« Un tableau ne représente rien, ne doit rien représenter d’abord que des couleurs … », explique Cézanne à Gasquet. 15 « Le monde extérieur n’existe pas », écrit Chklovski. « Les objets remplacés par des mots n’existent pas, ne sont pas perçus … (…) Le monde extérieur est hors de l’art. Il est perçu comme une série d’allusions (...) dépourvu de matérialité – de texture. » 16 « Il n’y a que les couleurs de vraies pour un peintre … », continue Cézanne. 17 Et il ajoute : « Moi, je déteste ça, toutes ces histoires, cette psychologie, ces péladaneries autour. Parbleu, ça y est dans la toile, les peintres ne sont pas des imbéciles, mais il faut le voir avec les yeux, avec les yeux, vous m’entendez bien. » 18
« Tout le travail de l’artiste – peintre où poète », dit Chklovski, « se réduit en dernière instance à créer un objet continu, palpable en chacune de ses parties – un objet textural. (…) En art, le bien et le mal sont affaire de texture. (…) La texture est la marque distinctive de ce monde à part d’objets spécialement construits que nous avons pris l’habitude de désigner sous le terme global ‘d’art’. » 19
Que veut dire tout cela ? Quelle est l’importance de ces paroles ? Qu’exprime-t-on ici ? Avant toute chose, il s’agit de comprendre qu’il ne faut pas chercher la valeur d’un tableau dans ce qu’il représente, mais dans la façon dont il est fait. Dans le cas de Cézanne, il s’agit de la façon dont il essaie, par exemple, de moduler ou de modeler (il utilisait les deux termes) à l’aide de la couleur tout en évitant que son tableau se décompose (devienne disharmonique ou disparate). Dans le cas de Swennen, il s’agit de la façon spécifique de combiner les techniques, supports, matériaux, couleurs, dessins, mots et lettres et de les tisser pour produire de nouvelles choses ou des « pensées concrètes ».
L’existence artistique et esthétique d’un tableau
Au milieu des années quatre-vingt-dix, Swennen découvrit, dans le livre de Deleuze sur Spinoza, une référence à l’ouvrage d’Étienne Gilson, L’être et l’essence. Ainsi, il découvrit également l’autre ouvrage de Gilson, Painting and Reality, basé sur une série de conférences, ainsi que le livre paru des années plus tard, Peinture et réalité, basé sur le précédent. Dans ces ouvrages, Gilson établit une distinction entre l’existence purement physique, l’existence esthétique et l’existence artistique d’une œuvre d’art. En tant qu’objet physique, une œuvre d’art ne diffère en rien de n’importe quel autre objet. En tant qu’objet esthétique, il dépend de la relation que le spectateur entretient avec celui-ci. Un gardien de salle regarde un tableau différemment qu’un transporteur, un assureur, un peintre ou un penseur. 20 L’œuvre d’art se présente au spectateur comme un « modus », une manifestation, différente pour chacun. Comme ces manifestations sont infinies, Gilson considère l’approche esthétique comme une piste sans espoir. 21 La forme d’existence esthétique de l’œuvre d’art est de nature phénoménologique, parce qu’elle ne nous révèle rien sur l’objet même, mais uniquement sur la façon dont il se manifeste à nous (et la façon dont il se manifeste à nous est déterminée, à son tour, par nos capacités et nos attentes).
Pour pouvoir définir une œuvre d’art (distinctement de tout autre objet) sans recourir aux critères esthétiques, Gilson la définit comme un objet qui est fait par un artiste dans le cadre de son occupation artistique. Cette forme d’existence artistique est donc ontologiquement déterminée, à partir de sa cause. Pour Swennen, cette distinction de Gilson implique que la valeur artistique d’une œuvre d’art ne dépend pas du regard du spectateur. Elle confirme l’autonomie de l’artiste et elle libère l’œuvre d’art de l’exigence impérieuse d’exprimer ou de signifier quelque chose.
Par ailleurs, la distinction de Gilson est évidemment aussi liée à la grande attention qu’il porte à l’existence matérielle de l’œuvre d’art. Une des conséquences de l’approche esthétique de l’œuvre d’art consiste, en effet, à voir les gens assimiler les reproductions ou représentations d’une œuvre d’art à l’original même, de sorte que celui-ci se voit imperceptiblement soustrait à l’œil et à l’expérience du public. Ainsi, tout récemment encore, un historien d’art belge a qualifié les tableaux de Swennen, en toute innocence, d’« images finales ». Non seulement les tableaux sont souvent perçus comme des images, mais on va même jusqu’à supposer que le but final du peintre est de créer des images. Dès 1957, Gilson mettait en garde contre les dangers de la reproduction, contre l’erreur qui consiste à réduire les tableaux à des images et contre la tendance à enfermer le monde de l’art dans des livres. Il qualifie cela de dictature de la littérature. « Un mot imprimé reste un mot, » écrit-il, « mais un tableau reproduit n’est pas un tableau. » 22 Et il ajoute : « Les tableaux ne peuvent pénétrer dans les livres qu’à condition de se dépouiller de leur matière. » 23
Les reproductions ont toujours existé. Mais qui, autrefois, regardait une gravure représentant une œuvre d’art, n’oubliait pas qu’il s’agissait d’une gravure. Quant aux reproductions en noir et blanc, on peut dire qu’au moins, elles ne prétendent pas refléter fidèlement les coloris de l’original. « Le style d’un tableau est inséparable de sa technique, dont on a vu qu’elle-même était inséparable de la matière », écrit Gilson. « Éliminer la matière, c’est supprimer l’œuvre. L’étude des styles poursuivie sur des images d’œuvres plastiques se fonde donc sur des fantômes. » 24
En découle le malentendu consistant à assimiler connaissance de l’histoire de l’art et connaissance de l’art en soi. Or, la connaissance de l’art s’acquiert en créant soi-même. L’histoire de l’art, écrit Gilson, offre « assurément une forme de connaissance sur l’art, si ce n’est que le sujet n’est pas l’art, mais l’histoire de l’art. (…) Pour ne prendre que la peinture, il n’est pas rare de voir des parents, aux intentions louables, entamer l’éducation artistique de leurs enfants le plus tôt possible en les emmenant dans les musées … Eh pourtant, il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une éducation artistique, mais des prémices d’une éducation en histoire de l’art. » 25
De nombreux auteurs, dont Giorgio Agamben et Boris Groys, évoquent, dans des publications récentes, la possibilité d’une approche de l’art fondée sur les créateurs et la création, mais eux-mêmes ne s’y risquent pas. Si nous voulons vraiment voir l’œuvre d’art, en sa qualité véritable, menaçante, angoissante, écrit Agamben, alors s’impose la destruction de l’approche esthétique toujours contingente. « La question est de savoir », poursuit-il, « si le temps est mûr pour pareille destruction, et si pareil acte ne nous ôterait pas tout horizon à la compréhension d’une œuvre d’art. » 26 J’aime certes l’œuvre d’Agamben, mais l’image d’une destruction de l’approche esthétique me semble quelque peu enfantine. Retenons simplement que ça peut valoir la peine de ne pas oublier que nous nous comportons toujours comme des spectateurs tout en essayant, de temps à autre, de regarder une œuvre d’art du point de vue de son créateur et des techniques et matériaux employés.
Peindre n’importe quoi
À l’âge de quarante ans, Swennen décida de ne plus se considérer comme un poète, mais comme un peintre. La différence, c’est que la poésie s’occupe foncièrement de nostalgie : du passé et de l’éphémérité. La peinture, au contraire, s’occupe du futur, confia-t-il à Bart De Baere. Je crois que nous devons interpréter cette affirmation au sens littéral, en ce sens que pour Swennen, un tableau est un objet qu’on ne peut créer qu’en posant des actes. Il n’existe pas au préalable. 27
Pour Philip Larkin, par exemple, un poème était considéré comme réussi lorsqu’il parvenait à faire accéder un observateur à une expérience particulière dans la vie du poète. 28 Chez Mallarmé, cela n’était pas le cas. Ses poèmes se voulaient de nouveaux événements. Et quoi après ? Comment encore continuer ? Paul Celan, dont la pensée s’inspire de Mallarmé, s’est efforcé de formuler des expériences terribles de manière tellement hermétique que nous ne pouvions les considérer, tant durant qu’après notre lecture, comme « vus ». Et après ? Broodthaers a composé des poèmes avec des objets 29. Et Swennen se met à écrire et à dessiner sur la toile. Il commence à faire des tableaux. Et il découvre et formule une manière de peindre qui n’est pas tournée vers le passé, mais qui se produit dans le présent. « Fini maintenant avec la nostalgie, la nostalgie c’est bon pour les jeunes. (…) La peinture est une chose qui m’intéresse parce qu’elle n’a rien à faire avec le passé. C’est plutôt épique que lyrique. Chaque tableau est une histoire qui séjourne dans le présent. » 30 Rien qu’aujourd’hui. Rien que maintenant. Et toujours en quête de nouveauté,
sinon on se fait à nouveau engloutir par le passé.
En octobre 1986, Swennen écrit une lettre dans laquelle nous lisons : « Arriver à peindre n’importe quoi, voilà l’idéal. Pour ceux qui ne sont pas passés par l’expérience de dire n’importe quoi, cela paraît juste un bon mot. Pourtant, c’est mon idéal, la difficulté extrême. (…) La clé : la préméditation est toujours une circonstance aggravante. » 31
Cette réflexion évoque pour moi la ‘découverte’ de l’éternel retour par Nietzsche. C’est une image insensée, mais cela marche. Quand nous nous imaginons que tous nos actes seront répétés à l’infini, ils acquièrent une gravité inespérée et peut-être même un sens. Ainsi, certaines pensées semblent nous donner davantage de prise sur la réalité. Bien sûr que l’on ne peut pas créer ex nihilo, mais si l’on peut trouver une manière de faire réfléchir les choses à la place du créateur, on est déjà dispensé de les diriger…
L’idée de peindre n’importe quoi provient du psychanalyste Jacques Lacan, qui remplaça la « règle fondamentale » de Freud, qui consistait à inviter ses patients à raconter ce qui leur passait par la tête, par l’invitation à « raconter n’importe quoi, sans craindre de dire des stupidités ». À la base de cette requête réside la conviction que l’origine de la gêne du patient est inconnaissable et inimaginable. Nous savons que celle-ci est mêlée au langage, parce que nous sommes des êtres faits de langage, mais c’est justement pour cela que la langue fait défaut en tant qu’instrument d’investigation délibéré et intentionnel. L’analyste et l’analysant cherchent sans direction, en tissant des histoires, en déplaçant et en inversant des mots, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. Comme le langage conscient de l’analysant ne suffit pas, les mots sont également considérés comme des sons susceptibles de signifier autre chose. Ils deviennent des formes creuses, qui, à travers de nouveaux rapports et associations, peuvent déboucher sur de nouvelles expériences ou prises de conscience.
Swennen essaie de créer des tableaux qui restent inimaginables jusqu’à ce qu’ils soient là. Pour ce faire, il utilise des matériaux, instruments, techniques, couleurs, formes, dessins, mots et lettres qu’il s’efforce, autant que possible, de voir en faisant abstraction de toute « signification » et qu’il utilise comme formes creuses ou signifiants. Les lettres, par exemple, ont des formes magnifiques, indépendamment du son qu’elles représentent ou du sens associé à ce son. Un triangle peut se lire comme un drapeau, un toit ou un petit chapeau. Un haut-de-forme peut être interprété comme un « T » renversé.
Au sujet de Mallarmé, Mannoni écrit dans Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène (1969) : « … il était indubitablement un poète, bien qu’il n’eût rien à dire ; par conséquent, la poésie était ailleurs que dans ce qu’on a à dire. C’était dès le début une expérience sur la parole, et non pas un vécu ». « Ce qui chez Mallarmé embarrasse la critique littéraire, c’est que le trésor est dissimulé sous le sens (comme il le dit en toutes lettres), tandis qu’une ‘habitude invétérée de comprendre’ nous fait chercher le sens sous les mots. Le trésor, c’est la
richesse, les joyaux, les perles qui constituent les purs effets de langage –
calembours, homophonies, équivoques, métaphores, métonymies, etc. » 32 Si tant est qu’une signification claire apparaît dans le poème, poursuit Mannoni, c’est pour rendre le poème supportable en tant que jeu avec les mots. Grâce à l’élément reconnaissable, le poète et le lecteur peuvent se quitter, satisfaits, parce qu’ils ont tous deux pu faire ce dont ils avaient envie (créer, d’une part, et trouver un sens d’autre part). 33
Dans son essai Poésie et pensée abstraite, Valéry rapporte une anecdote sur Mallarmé, qu’il avait entendue d’Edgar Degas. Un jour, lors d’une rencontre avec Mallarmé, Degas avait illustré son admiration pour le savoir-faire de celui-ci, en disant que lui-même avait beaucoup d’idées de poèmes, mais qu’il n’arrivait pas à les concrétiser. Ce à quoi Mallarmé avait répondu : « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots. » Deux pages plus loin, Valéry décrit comment une petite phrase, issue d’une banale discussion, va mener sa propre existence dans sa tête. « Elle a pris une valeur », raconte-t-il, « et elle l’a prise au dépens de sa signification finie. » 34
Selon Mannoni, chez Mallarmé, il ne faut pas chercher un sens qui se cacherait derrière un langage abstrait et métaphorique, mais bien les effets d’un jeu avec les mots, la syntaxe, l’orthographe et la typographie. Celui qui cherche un sens ne trouvera pas le trésor. Cela vaut pour l’analyse lacanienne, mais aussi pour les historiens de l’art et a fortiori pour les créateurs de tableaux et de poèmes.
En tant qu’ancien analysant, Swennen a tout de suite compris que sa nouvelle « méthode » n’était pas plus qu’une béquille, car rien n’est plus difficile que de dire n’importe quoi. L’essentiel, toutefois, c’était que cette béquille lui donnait le moyen de créer une œuvre entièrement conçue à partir de sa création (et non à partir des attentes du spectateur), indépendamment de la soi-disant nécessité d’exprimer, de communiquer ou de démontrer quelque chose.
Dans le même temps, nous savons que tout ce que nous faisons porte inévitablement la marque de notre passé, de notre éducation et de notre formation, des choses que nous avons vues, des choses que nous avons rationalisées, des choses que nous avons refoulées et des choses que nous avons apparemment tout simplement oubliées. 35 Toutes nos paroles et réalisations, tous nos actes et même notre absence d’action racontent a priori quelque chose, que nous le voulions ou non. Ce qui ne pose pas problème en soi, tant que nous ne confondons pas ce récit inconscient avec une soi-disant signification ou, pire encore, avec une intention ou une idée dont découleraient nos actes et nos créations.
Des accidents provoqués
« Pour un artiste plasticien, » écrit Chklovski, « le monde extérieur ne sert pas de contenu à un tableau, mais en constitue le matériau. Le célèbre peintre de la Renaissance Giotto affirme : ‘Un tableau est avant tout un ensemble de surfaces colorées’. (…) Sourikov, un peintre réaliste, raconte que l’ ‘idée’ à la base de son célèbre tableau La Boyarine Morozova lui était venue en voyant un corbeau assis dans la neige. Pour lui, le tableau est en effet ‘noir sur blanc’. » 36 « Un de mes tableaux, de 1946, l’œuvre qui fait penser à une boucherie, » raconte Francis Bacon à David Sylvester, « est né d’une tentative de peindre un oiseau qui se posait sur un champ. (...) Soudain, les lignes que j’avais dessinées suggérèrent quelque chose de totalement différent, et de cette suggestion est né le tableau. Je n’avais pas l’intention de créer ce tableau ; je n’y avais jamais réfléchi de la sorte. Il est né d’un enchaînement d’accidents qui se sont accumulés. » 37 Bacon s’efforce sans cesse de faire comprendre à Sylvester qu’il essaie de peindre des portraits ressemblants sans recourir à des éléments anatomiquement corrects ou mimétiques, et que cela est très difficile parce que l’on ignore à quoi les éléments utilisés devraient ressembler en fait. 38 Les réticences de Sylvester face à cette idée sont étonnantes, mais ne doivent pas, du reste, nous préoccuper. Le principal, c’est qu’il existe un beau livre dans lequel un homme de métier tente d’expliquer que l’acte de peindre lui-même peut nous entraîner vers des créations imprévisibles.
« Cela se passe toujours autrement qu’on ne s’y attendait. » 39 Cette affirmation, citée de temps à autre par Swennen, provient d’un ouvrage du médecin allemand Viktor von Weizsäcker, dans lequel ce dernier s’efforce de développer une pensée dynamique sur la médecine, en démontrant que bon nombre de problèmes médicaux insolubles s’expliquent par une anamnèse inadéquate débouchant sur des résultats inutilisables, voire paradoxaux. Une pensée dynamique, semble-t-il dire, tient compte de la circonstance selon laquelle les réactions physiologiques sont elles-mêmes dynamiques, et pas seulement mécaniques, réagissant (par le cerveau) à une réalité qui est elle-même en mouvement et qui change sous l’effet des réactions physiologiques en question. Un scientifique devrait penser comme un joueur d’échecs, dit-il, qui, même si les règles du jeu sont connues, ne sait jamais ce qui va se passer, et qui, à chacun de ses coups, influence les possibilités de l’adversaire. 40 L’exemple du joueur d’échecs est un peu statique et dans un contexte artistique, il éveille instantanément des connotations négatives, mais il offre une image claire d’une imprévisibilité changeante. Un plus bel exemple, cité par Swennen dans un autre contexte, est celui d’un individu qui traverse la rue et qui ralentit ou accélère le pas pour éviter une collision avec une voiture en approche. 41 Les deux exemples illustrent, hélas, des processus conscients, alors que von Weizsäcker parle en réalité d’une multitude de facteurs invisibles, imperceptibles, inconscients qui influencent, à travers l’observation, les processus physiologiques, ainsi que de la façon inconsciente avec laquelle les scientifiques déforment leur sujet de recherche par leur manière d’observer et de formuler. Le scientifique crée la réalité en la mesurant ou en l’observant, ce dont il devrait prendre conscience. 42
Ces deux niveaux sont également présents dans la peinture. D’abord, au moment où un tableau naît d’une série d’observations, actions et événements qui s’influencent mutuellement (par exemple : la façon dont la peinture coule, couvre ou sèche) et ensuite, lorsqu’un observateur va se mettre à réfléchir à ce tableau et qu’il va mal l’observer, par exemple, en le réduisant à un simple rapport de cause à effet (idée originelle et résultat).
« … la vision de nombreux objets est chez l’homme le résultat d’un apprentissage, et ce qu’on n’a pas appris à voir n’est effectivement pas vu », écrit von Weizsäcker. « Les peintres et les sculpteurs en savent plus que le physiologiste sur cette condition d’apprentissage. » 43 Or, il est également vrai que les peintres ne sont pas en mesure de peindre une crise épileptique ou une personne souffrante, poursuit-il, parce qu’ils ne savent pas comment l’humain bouge de façon objective ou observé d’un point de vue physique ou pathologique. « … la simple vision révèle un corps et un mouvement différents à l’artiste, au tailleur, au gymnaste et au médecin. » Dans ces affirmations, on reconnaîtra les idées de Gilson sur l’approche phénoménologique ou esthétique de l’œuvre d’art et la difficulté de regarder une chose selon sa « cause » objective. Gardiens de salle, déménageurs, assureurs et historiens de l’art regardent un tableau autrement qu’un peintre.
Celui qui n’a pas appris à regarder un tableau comme un peintre ne peut le voir comme un tableau. L’existence artistique reste invisible. Voilà ce que nous apprend Weizsäcker. Rien de grave, bien sûr. On peut aussi regarder un tableau avec les yeux d’un amateur de livres qui n’a encore jamais rien créé de ses propres mains. Mais il faudrait néanmoins garder à l’esprit que dans ce cas, une grande partie du tableau séjourne en dehors de son champ visuel.
Celui qui veut malgré tout apprendre à regarder les tableaux du point de vue de leurs créateurs se heurte cependant à un obstacle, que nous pouvons également envisager à partir des idées de Weizsäcker sur l’observation d’un monde mobile par un obervateur en mouvement. « On a écrit beaucoup d’ouvrages savants sur la poésie, » écrit Czeslaw Milosz, « et ces livres comptent plus de lecteurs que les poèmes en soi, en Occident du moins. (…) Un poète qui voudrait rivaliser avec ces piles d’érudition devrait prétendre posséder plus de connaissance de soi qu’il n’est permis aux poètes. (…) À vrai dire, toute ma vie durant, j’ai été possédé par un démon, et à savoir comment les poèmes qu’il a dictés sont nés, je ne le comprends pas vraiment. » 44
Une pierre d’achoppement à l’étude de l’existence artistique de l’œuvre d’art (l’œuvre d’art envisagée sous l’angle du créateur et de la création) est qu’un artiste ne sait pas ce qui s’est passé au juste pendant la réalisation d’une œuvre. 45 Dans certains cas, il ou elle est peut-être capable de s’en souvenir, mais indépendamment de la question de savoir si la mémoire a déformé les choses en les classant et en les stockant, il subsiste toujours le problème qu’il n’est sans doute jamais possible d’exprimer avec des mots le déroulement d’un phénomène, tant psychique que physique, multidimensionnel (où le matériau agit autant que le créateur) sans y donner un caractère unidimensionnel, linéaire et en apparence téléologique. D’emblée, on semble y déceler des idées, intentions, décisions et critères qui sont peut-être tous présents, certes, ne serait-ce que par habitude, mais qui commandent beaucoup moins le processus de création que ce que l’observateur que l’on est alors a tendance à croire après coup.
Le peintre ne sait pas pourquoi il ou elle prend certaines décisions. Pour réaliser quelque chose ? Ou pour échapper à quelque chose ? L’homme qui traverse la rue ralentit ou accélère le pas pour éviter une collision qui n’a existé que très brièvement en tant qu’image dans sa tête. D’après Swennen, Deleuze raconte quelque part que Cézanne estimait qu’une grande partie du travail du peintre a lieu au préalable, à savoir déterminer ce qui ne sera pas peint. Il va de soi qu’un peintre qui veut créer une œuvre innovante doit constamment éviter des éléments (images, compositions, textures, connotations) qui se profilent ou s’imposent comme une solution. Il ne sait pas ce qu’il va créer, mais il sait ce qu’il ne veut pas créer. « Un tableau se modifie en fonction d’un état déjà acquis, » m’a dit Swennen, « et pas d’un résultat futur. »46 Le peintre réagit à ce qui est déjà là et espère pouvoir provoquer un événement qui le fera avancer.
Agir tactiquement (Système D)
Herbie Hancock raconte dans un documentaire qu’un jour, lors d’un magnifique concert, au cours d’un solo de Miles Davis, il plaqua un mauvais accord et d’épouvante, il couvrit aussitôt son visage de ses deux mains. Il entendit alors comment Miles Davis hésita le temps d’une mesure avant de jouer une série de notes qui tournèrent la « fausse » note de Hancock en une note juste. 47
L’idée d’un espace multidimensionnel dans lequel l’artiste bouge, pense et agit tout à la fois nous rappelle que le défi des représentations publiques consiste pour les danseurs, acteurs, musiciens et chanteurs justement à être soumis à des facteurs toujours changeants, jamais complètement prévisibles : le caractère et les possibilités de leur instrument, l’interprétation de la partition ou du texte, l’interprétation des autres acteurs, l’architecture de la salle de théâtre, les réactions du public, etc. Le plaisir de faire partie d’un espace mobile, qui est influencé par ses propres déplacements, décisions et actions, fait sans nul doute partie de l’attractivité de la représentation musicale, de la danse, du théâtre et du sport, mais sans doute aussi de la peinture. Il est important de ne pas comprendre cette correspondance dans un sens « gestuel », comme Sylvester semble le faire lorsqu’il compare les gestes de Bacon au bras d’un joueur de tennis qui s’est déjà mis en branle avant que l’athlète en ait pris la décision. 48 Ce qui importe, c’est la pensée spatiale même, qui peut très bien se manifester très lentement, comme c’est en général le cas chez Swennen.
Chaque tableau de Swennen naît d’une série d’interventions, limitée et généralement espacée dans le temps, où chaque nouveau geste est une réaction au résultat des gestes et événements précédents. Une façon de travailler qui part du désir de provoquer des accidents inimaginables et imprévisibles dans le rapport multidimensionnel qu’entretient le peintre avec la matière et le matériau des pensées ne peut être – indépendamment du caractère stratégique de ce désir – que tactique. Le peintre met en branle une pratique qui rend les accidents possibles, tout en s’exerçant à une forme de vigilance qui lui permette d’évaluer correctement les possibilités qui s’offrent. Les tableaux de Swennen se construisent lentement, avec de longues périodes d’inacitivité apparente,
où le peintre regarde ce qui est né. Cette lenteur n’est pas en contradiction avec une action tactique, non guidée par des idées et des intentions.
Un bel exemple de ce type de pensée tactique est le bricolage 49, tel que le décrit Claude Lévi-Strauss : la conservation et l’usage impropre d’un trésor d’objets que l’on garde sans savoir à quoi ils pourront un jour servir. Même si l’usage final de l’objet conservé est déterminé par une application précédente et par certaines propriétés en rapport avec cet usage, il sera néanmoins utilisé, à partir d’un certain moment, d’une manière inédite et surprenante. Toute cette opération, c.-à-d. tant la collecte que la réinsertion des objets, est de nature tactique. Lévi-Strauss utilise cette notion pour expliquer comment les mythes étaient probablement composés à partir de fragments de cultures autres ou plus anciennes, où « quelque chose qui autrefois était un but doit à présent remplir le rôle de moyen : le « signifié » devient « signifiant » et inversement. » 50 Agir de manière radicalement tactique ne tient pas compte des traditions, des fonctions ou des significations. C’est une réaction. Un arrangement. C’est chercher des solutions à des problèmes que l’on a créés soi-même. « Mes tableaux, » expliquait Swennen lors d’une conférence en avril 2016, « se développent de rustine en rustine ». En 1990, il avait confié à Bart De Baere : « Lorsqu’on peint, il faut toujours réagir à quelque chose qui vient de l’extérieur, quelque chose que tu as créé toi-même l’instant d’avant. Tu réagis à ce qu’il y a déjà. Tu l’as créé toi-même, mais c’est là, et tu peux seulement discuter avec cela. Cela change donc sans arrêt. » 51
Si je reviens à l’image de von Weizsäcker de l’observation qui influence la réalité observée et la façonne même (qu’il s’agisse d’un piéton qui traverse, d’un médecin examinateur, d’un peintre peignant ou d’un historien de l’art observant), il apparaît clairement que les arts se développent probablement toujours d’une manière tactique. On en trouve de beaux exemples dans l’ouvrage intitulé How Music Works du musicien David Byrne. Si certains prétendent que les tambours africains doivent leur forme au matériau rudimentaire disponible et aux techniques limitées, lui croit au contraire que ces instruments étaient très précisément conçus, construits, entretenus et pratiqués en réponse au milieu physique, social et surtout acoustique. La musique de percussion qui en résulte est inadaptée à nos églises aux lents échos. Dans ces églises, au contraire, on a développé une musique modale qui recourt à des notes allongées. Parallèlement, la musique de chambre de Mozart, exécutée dans des salles relativement petites, devait dominer le brouhaha du public. À l’époque, la seule façon d’amplifier la musique consistait à agrandir l’orchestre, ce qui se faisait effectivement. Les salles de concert de plus en plus grandes au 19e siècle ont fait que la musique s’est adaptée en ajoutant plus de relief et de coups de timbales (pour atteindre les auditeurs au fond de la salle). Vers 1900, on a interdit au public de manger, boire et faire du bruit pendant un concert classique. Ce qui a permis aux compositeurs de composer des passages plus doux. Les solos et improvisations de la musique jazz sont probablement nés de la nécessité de faire danser les gens tout une nuit avec une matière musicale limitée. Toujours dans le jazz, le banjo et la trompette ont gagné en importance grâce à leur sonorité plus forte. En outre, à travers cette évolution, on voit clairement que la musique changeante a pu commander elle-même les changements spatiaux. Depuis la fin du 19e siècle, on utilise des techniques d’enregistrement toujours plus perfectionnées, qui ont à leur tour influencé la sonorité de la musique. Ainsi, Byrne indique que la technique MIDI se prêtait mieux à la numérisation du piano et des percussions qu’à celle de la guitare et des instruments à vent et à cordes. C’est pourquoi les compositeurs se sont mis à crééer davantage de mélodies et d’harmonies au départ d’accords de piano. Autre grande influence : l’avènement des studios d’enregistrement insonorisés et l’habitude d’enregistrer tous les musiciens séparément, etc. 52
Parallèlement, l’évolution de la peinture a été influencée par la transformation de miniatures en tableaux monumentales, par la construction de musées, par l’enseignement artistique, par le commerce de l’art, par la photographie, par les techniques de reproduction et par l’invention de nouveaux matériaux. Ainsi, l’avènement des livres d’art contenant des reproductions en couleur et plus tard l’avènement des catalogues ont sans aucun doute influencé l’évolution de l’art moderne et contemporain. 53 Le fait de pouvoir, aujourd’hui, visionner des films et des objets d’art sur nos portables et smartphones a également déjà donné naissance à de nouveaux tableaux. Dans le cas de Swennen, on pourrait également mentionner une influence de la bande dessinée, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Le peintre se trouve donc plongé dans un monde en mouvement qui est influencé par ses propres actes et par ceux de tous les autres. Cependant, l’endroit où l’on réagit dans ce monde en mouvement n’est pas seulement un espace mental, ce n’est pas non plus uniquement l’espace physique de la salle d’exposition, ou l’espace plus virtuel du livre, de la télévision ou d’internet ; c’est aussi, et surtout, l’espace physique du tableau. Là se reflète l’entièreté du monde en mouvement dans un glissement perceptible, une condensation perceptible, une fusion perceptible, un recouvrement ou un dévoilement perceptibles, un déplacement perceptible des limites physiques et donc mentales aussi. Sans le développement et l’exploitation commerciale de la bande dessinée, Swennen n’aurait pas appris à dessiner en copiant des personnages issus des bandes dessinées. S’il n’avait pas appris à dessiner de la sorte, cela ne l’aurait peut-être pas non plus amené plus tard à dessiner avec une ligne claire et peut-être n’aurait-il pas non plus recherché plus tard des techniques spécifiques pour intégrer des dessins dilatés dans ses tableaux.
La texture même
Si les poèmes de Mallarmé ne sont pas composés d’idées, mais de mots, alors les tableaux de Swennen sont avant tout composés de fines couches de peinture appliquées sur un support généralement composé de papier, bois, toile ou métal. Il nous est impossible de dresser une liste exhaustive des supports car, contrairement à d’autres artistes, Swennen ne se limitent pas à certaines pratiques. La première œuvre d’art qu’il a exposée était un casier de bières rempli de bouteilles peintes. En avril 2016, il créa un drapeau en peignant un morceau de textile rose ; une semaine plus tard, il peignit une représentation d’un mur en briques sur un bout de porte. Tout récemment, on lui a offert le couvercle en métal d’une cuisinière, parce qu’il aime peindre ce genre d’objet ; d’autres lui offrent des tableaux ratés ou des caissettes de vins. Il y a dix ans, il me confia qu’il enduisait d’abord les couvercles de cuisinière métalliques d’ail parce qu’il avait appris d’une restauratrice que cela favoriserait l’adhérence de la peinture à l’huile. Un de ses tableaux sur un couvercle de cuisinière contient un dessin réalisé avec une brosse en métal actionnée par une foreuse. Et cetera…
Depuis quelques années, Swennen peint également à la peinture acrylique, avec laquelle, de nos jours, on peut obtenir des effets tout aussi spectaculaires. Le gros avantage de la peinture acrylique est qu’elle sèche vite. Elle permet de ce fait d’obtenir des effets qu’il est très difficile, voire impossible d’obtenir avec de la peinture à l’huile. Ainsi, Swennen a réalisé, ces dernières années, plusieurs tableaux qui contiennent une forme ou une tache qui est née d’une flaque de peinture partiellement séchée et ensuite enlevée. Du fait qu’une flaque de ce genre sèche d’abord au bord, on obtient une sorte de contour (avec parfois un dégradé assorti) que l’on peut interpréter comme une figure abstraite ou une fenêtre dans le tableau. Cette technique permet également de pourvoir des lettres d’un bord peint que l’on ne peut obtenir par aucun autre moyen : on les recouvre de peinture acrylique qu’on laisse sécher pendant quelques minutes et que l’on enlève ensuite. Le temps de séchage plus court permet également de prendre des risques plus calculés qu’auparavant. Il y a peu, Swennen avait obtenu une belle surface bleu ciel en recouvrant d’abord un tableau de gris de Payne et en le recouvrant ensuite d’un mélange de blanc de zinc et d’un peu de blanc de titane. Afin d’obtenir aussi un effet de dégradé au bord de la surface initialement gris foncé, il a fait pivoter le tableau quatre fois de sorte que la peinture s’écoulât lentement vers le centre et que les bords devinrent plus transparents. Swennen aime laisser la peinture s’écouler pour obtenir des effets imprévisibles (il préfère, en général, éviter la formation de coulures car celles-ci ont une connotation expressive). Ainsi, il m’a confié être très satisfait de l’arrière-plan du tableau To Mona Mills (2015), parce qu’il était parvenu à peindre une espèce de chaos, ce qui est pour ainsi dire impossible à réaliser. Il avait obtenu cet effet en couchant la toile sur le sol et en y appliquant de la peinture et de l’eau qu’il a ensuite essayé de mélanger avec une raclette, tout en veillant à ce qu’il y ait le moins d’eau et de peinture possible qui déborde de la toile.
Une technique développée par Swennen pour transférer des dessins ou des lettres sur un tableau consiste à d’abord appliquer la peinture au pinceau ou directement à partir du tube sur une feuille en plastique et d’appliquer ensuite cela sur le tableau. Le premier tableau à bénéficier de cette technique contenait déjà une représentation d’un sapin, faite au couteau. Comme il voulait appliquer une lettre sur la surface rugueuse et qu’il n’y parviendrait jamais avec un pinceau, il peignit d’abord la lettre sur une feuille en plastique fine et souple qu’il enfonça ensuite à l’aide d’un chiffon en forme de tampon dans les interstices de la surface rugueuse. Les effets obtenus avec cette technique d’impression sont toujours différents. Souvent ils créent une texture inexplicable quand on ignore le procédé utilisé.
Une autre série spécifique de textures dans l’œuvre de Swennen découle de sa prédilection pour le couteau, qu’il a repris de Claire Fontaine, avec qui, à partir de 1962, il suivit des cours de peinture pendant trois ans. Cette dame peignait des paysages stylisés à la façon de Nicolas de Staël, où elle représentait un arbre par une surface verte rectangulaire étalée au couteau. C’est de cette artiste que Swennen apprit que l’on peut appliquer de la peinture au couteau et la travailler ensuite au pinceau. 54 Dans ses tableaux, Swennen utilise souvent le couteau pour créer une intervention qui se distingue des autres interventions par sa texture et qui montre ainsi l’effet composé ou la structure tissée du tableau. Par ailleurs, ce type de couche plus épaisse, appliquée différemment (maçonnée ou lissée), peut également créer un effet optique divergent. Dans le tableau Blitz (2015), on distingue un trait jaune qui, pour certains, pourrait évoquer un éclair. Comme ce trait est maçonné entre deux bandes de ruban adhésif collées parallèlement, elle prend elle-même des allures de ruban adhésif, ce qui produit une belle inversion sculpturale, doublée d’une illusion optique et d’un effet ludique. Dans un autre tableau, le peintre a nettoyé le couteau en raclant à maintes reprises la toile avec des mouvements amples et rasants. Constitué de différents types de rouge, le résultat rappela d’emblée la tunique rouge de Diane dans le tableau du Titien La Mort d’Actéon (National Gallery, Londres). Plus tard, et comme le fait souvent Swennen, ce splendide effet sera atténué par l’application d’une couche blanche. Le tableau a d’ailleurs été nommé Transformations, par référence à la coutume de blanchir les vitrines d’un magasin en cours de transformation. 55
Dans Scrumble 2 (2006), le couteau est employé pour cacher les parties laides d’un tableau (les endroits sales où se croisent des lignes de couleurs différentes). 56 La composition qui en résulta rappelle la façon dont les murs sont réparés après une exposition : chaque orifice rebouché se cache sous une surface rectangulaire. Comme cette « composition » est dictée par une structure non planifiée mais au final tout de même inévitable, Swennen parle ici de « l’autogenèse » de la composition. 57 Nous voyons ainsi comment un état donné d’un tableau (des lignes colorées qui se croisent et qui forment des croisements sales), combiné à une technique donnée (l’étalement de peinture au couteau) peut déboucher sur une composition imprévisible, mais nécessaire.
Jusqu’à présent, Swennen n’utilise le couteau que pour ajouter de la peinture à l’huile, parce qu’il n’a pas encore trouvé de technique pour rendre la peinture acrylique assez « pâteuse ». Ce qui nous amène à une autre différence de texture dans ses tableaux, qui n’a rien à voir avec la façon d’appliquer la peinture, mais bien avec les différents types de peinture même. Outre la différence entre peinture à l’huile et peinture acrylique, nous avons affaire ici à une multitude de mélanges, qui peuvent donner à la peinture une structure plus brillante, mate, rugueuse, lisse, liquide ou rêche. L’ajout d’huile rend la peinture plus brillante, tandis que l’ajout de térébenthine la rend plus mate. Une des nouvelles propriétés de la peinture acrylique est la possibilité de la diluer avec de l’eau et de l’utiliser pour réaliser des couches transparentes (des glacis), de sorte que le peintre puisse composer progressivement ses tableaux, tout en recherchant la bonne intensité de couleur. Dans certains tableaux de Swennen, du café a été ajouté à la couche de fond blanche, de façon à la rendre tachetée et moins neutre. Tantôt il a ajouté de l’encre à sa peinture, tantôt de la gouache, tantôt encore de la cendre de cigarette ou de la poussière d’aspirateur. (Je cite de mémoire, sans prétendre à l’exhaustivité.) Lorsqu’il peignit, en 2006, sur des tableaux abandonnés, que le peintre précédent avait recouvert de papier, il travailla le tableau avec un balai, de sorte que de petits bouts de papier se sont mélangés à la couche de peinture.
Un bel exemple de la façon dont Swennen utilise les différences de texture dans ses tableaux est l’œuvre intitulée Pirate (2007), basée sur une gouache réalisée par le peintre à l’âge de 10 ans. Le tableau se compose de trois parties différentes. Les deux petits volets du côté gauche étaient deux « fonds » isolés qui se trouvaient dans son atelier. Il y a toujours des tableaux en attente dans son atelier. Ils sont souvent tellement beaux qu’on aimerait que le peintre les laissât intacts. C’est bien ce qu’il comptait faire en l’occurrence, et il trouva donc une solution en découvrant qu’ensemble, ils étaient aussi longs que le volet de droite (une planche aux proportions inhabituelles pour un tableau).
Si l’on regarde le volet de droite d’un peu plus près, on voit que certaines parties « dessinées » de la représentation, comme les lignes qui suggèrent les revers, ne sont pas peintes, mais qu’elles sont en réalité des parties en creux, laissant apparaître le support en bois. Cela ne s’applique cependant pas au col de chemise du pirate, sans doute une invention attendrissante du jeune homme. Les contours du haut des cuissardes sont, en revanche, bien « dessinés », alors que leur surface est en creux : encore une belle inversion, qui nous rappelle que Swennen a suivi une formation en gravure à l’académie. Le dessin contient une suggestion spatiale quelque peu maladroite, mais néanmoins émouvante, renforcée par les jambes écartées, le bras droit fuyant et le sabre qui se prolonge derrière les jambes.
Nous voyons, du reste, trois surfaces unies qui créent un espace supplémentaire, pictural ou haptique : la poignée jaune, la surface blanche devant le visage et « l’arrière-plan » bleu clair, qui a été peint après coup autour du personnage. Enfin, il y a les rondelles noires qui flottent devant le personnage et qui ont été appliquées aux endroits de la planche, sur la surface occupée par le personnage, où se trouvaient des nœuds. Ici aussi, un espace haptique supplémentaire est créé. Swennen me confia qu’après coup, ces rondelles noires lui ont fait penser à des impacts de balles, de sorte que le personnage devient une silhouette pliante d’un stand de tir. 58 Grâce à l’explication matérielle de l’ajout de ses rondelles, nous comprenons toutefois que ce « contenu visuel » ultime n’est pas à la base de la construction du tableau. Le tableau est issu d’une série de décisions successives qui étaient liées à la création d’une belle matière, la reprise d’un dessin existant avec certaines qualités spatiales (et intuitives), l’application d’inversions graphiques lors de la reprise de ce dessin, la création d’un effet haptique par l’ajout de surfaces blanches, jaunes, bleu clair et noires et l’achèvement du tableau en réunissant trois tableaux différents.
Figuration et abstraction
In 1990, Swennen déclara à Bart De Baere qu’il s’était débattu pendant quelque temps avec les notions de figuration et d’abstraction, mais qu’il était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’un faux problème : « Un tableau est toujours une image d’un tableau. Quoi qu’il y ait dessus, c’est un tableau. » Aujourd’hui, j’ai dû mal de comprendre ce qu’il a pu vouloir dire avec cette première phrase. Je crois que nous pouvons avancer que les choses étaient encore confuses.
Dans un texte de 1994 59, j’ai défendu, après avoir mené des dizaines de discussions avec lui, que Swennen créait des tableaux où abstraction et figuration pouvaient se rencontrer, neutralisant de la sorte les prétendues différences entre les deux approches. En 2007, j’ai affiné cette idée en posant que cette rencontre avait été rendue possible par l’espace sans perspective et sans modelé qui est spécifique aux tableaux de Swennen. 60 Aujourd’hui, cela me semble toujours correct, mais je ne l’écrirais plus parce que les termes sont trop limitatifs pour l’exercice de réflexion à mener et qu’ils nous empêchent au final de voir que Swennen tisse avant tout des textures et que le matériau qu’il utilise pour cela – qu’il s’agisse de surfaces, de dessins ou de lettres – détermine avant tout les endroits où il doit appliquer de la peinture. Que ces dessins et lettres puissent en outre aussi signifier ou représenter quelque chose, et évoquer des images, des récits, des pensées et des sentiments auprès des spectateurs (et chez Swennen) est certes également important, et fait également partie de la genèse des tableaux, mais la différence terminologique entre figuration et abstraction nous fait oublier qu’il s’agit toujours d’ajouts matériels. Somme toute, la différence entre figuration et abstraction se résumerait bêtement à dire que l’un est reconnaissable et « dit » quelque chose, tandis que l’autre pas. Or, les couleurs, les formes et les textures disent aussi quelque chose, si ce n’est qu’elles parlent apparemment moins fort.
Composition
Certains peintres cherchent à créer des compositions qu’ils ressentent comme équilibrées, tandis que d’autres font tout pour s’y soustraire. Comme nous l’avons déjà observé pour Scrumble 2 (2006), Swennen essaie, lui, de faire naître des compositions qu’il n’aurait pas pu imaginer au préalable. Ainsi, en observant Spider (small) (2014) et Spin van Marius (2014), deux tableaux basés sur un dessin carré d’un petit-fils, l’on voit que, dans le premier cas, il a transposé ce dessin sur le couvercle carré d’une cuisinière. La deuxième fois, la partie de la toile qui se situe hors de la surface carrée est peinte en bleu. (Ainsi est née une composition.) De même, dans Stolen Name (2016), les traits verticaux et ensuite les traits de lettres obliques pointant vers l’ouest ont été recouverts d’une dernière couche de peinture. (D’où la présence d’une aiguille de boussole.) Dans Le diamant de Juju (2016), un dessin est entouré de petits traits, rappelant ainsi le procédé utilisé dans les bandes dessinées pour renforcer une apparition singulière. Certains de ces traits servent à délimiter la dernière couche de peinture. Dans In the Kitchen (2016), les proportions de la toile ne correspondent pas avec celles du dessin imité (un objet trouvé). C’est pourquoi le dessin reproduit empiète sur le bord rouge peint qui lui suit les proportions de la toile. Le résultat est un effet qui fait penser à un imprimé mal exécuté. Ainsi, nombre de compositions répondent à des lois qui ne relèvent pas du domaine de l’esthétique. Dans certains cas, néanmoins, c’est exactement l’inverse. Dans Mature (2016), on distingue trois fois du jaune. Une première fois dans le semblant d’un rehaut sur une forme ovale abstraite, une deuxième fois en tant que forme ovale et une troisième fois en tant que bande de couleur. Lorsque je pointe l’effet comique du faux rehaut et le rappel tout aussi comique du jaune dans la bande colorée, le peintre me confie que pour Claire Fontaine, chaque couleur utilisée devait être rappelée ailleurs. L’ovale, ajoute-t-il, est la forme sans angles la plus simple que l’on puisse réaliser au couteau si l’on veut obtenir une surface soigneusement délimitée.
Dessins
Nombre de tableaux de Swennen contiennent des reconstitutions agrandies de dessins trouvés ou confectionnés par lui. Ces éléments figuratifs sont en général qualifiés « d’images », y compris par l’artiste. Je suppose qu’il fait cela parce qu’il ne s’agit pas de dessins bien sûr : ils ne sont pas dessinés, mais reproduits avec de la peinture. Certains auteurs pensent que ces dessins proviennent de bandes dessinées, mais c’est rarement le cas. On ne peut pas non plus dire que ce soient des dessins comparables « aux dessins de bandes dessinées », parce qu’il existe aussi des bandes dessinées qui ne sont pas dessinées avec une ligne claire. Les dessins qu’utilise Swennen se composent en général d’une ligne claire (sans hachures ni ombres). Il s’agit souvent de silhouettes remplies. Elles ont pour principale caractéristique de ne contenir ni perspective, ni modelé, de sorte qu’elles semblent évoluer dans un espace plat. Si le dessin s’écarte de ce modèle, c’est parce qu’il s’agit d’un tableau du tout début (comme celui reproduit à la page 115) ou d’un dessin trouvé qui contient une erreur bien précise. Par exemple, Nan’s Still Life (2015), basé sur un dessin dans lequel le mot coupé (fran-çais) démontre que le dessinateur pensait au lieu de regarder. (Dans le tableau, l’artiste a ajouté une belle ombre au dessin.) Certains dessins proviennent de couvertures de livres, de boîtes de jeu, d’autocollants, d’emballages, etc. D’autres dessins proviennent de gribouillis ou d’œuvres de petite taille semblables réalisées sur papier.
Certains auteurs comptent et classent ces dessins par thème, tout comme d’autres comptent les métaphores de Mallarmé. Manonni écrit à ce propos : « L’erreur de l’analyse thématique (…) c’est de traiter l’image d’abord comme le signifié, pour s’apercevoir ensuite qu’elle est un signifiant, mais pour ainsi dire trop tard. » « … on ne peut pas imaginer comment l’analyse thématique pourrait faire acceptation de l’ironie. » 60 Tantôt nos exégètes voient, par exemple, la représentation d’un roi qui tient une cigarette fumante à l’endroit où pourrait se trouver son sexe. D’autres voient un dessin plat, basé sur une carte de jeu, enrichi par la représentation de deux objets mouvants : une cigarette qui se consume et une volute de fumée. Tantôt les exégètes distinguent un fantôme, par exemple. D’autres voient une figure dont les yeux découpés offrent une vue sur l’arrière-plan du tableau. Comme je l’indiquais ci-dessus dans une note, Swennen déclare aujourd’hui qu’il ajoute peut-être des « figures » à ses tableaux pour satisfaire le spectateur, de façon à pouvoir continuer à créer des tableaux (tout comme Mallarmé, selon Mannoni, insérait des images reconnaissables pour pouvoir jouer avec les mots). Cependant, cette remarque passe outre à la fonction remplie par les dessins et les lettres dans la genèse du tableau ; ils sont en effet autant d’indicateurs aléatoires et nécessaires de l’endroit où l’on doit appliquer la peinture. En ce sens, il s’agit vraiment de « signifiants » : des formes creuses qui sont remplies de couleurs et de textures.
Évidemment, tout cela ne veut pas dire que ces dessins ne peuvent ou ne doivent rien signifier pour le peintre et le spectateur. En effet, la richesse des tableaux de Swennen découle justement de cette rencontre inhabituelle entre formes, textures et significations. Or, ce qui importe au final c’est le tissage complexe de toutes ces couches et les tentatives incessantes de refaire l’exercice dans chaque nouveau tableau d’une façon inédite. Chaque nouveau tableau essaie d’être différent ; chaque tableau essaie de montrer à nouveau comment il a été fait, tout comme chaque tableau essaie aussi de nous échapper.
Les couleurs
Comme couleurs, Swennen emploie surtout le noir, le blanc, le gris, le jaune, le bleu clair, le rouge et des variantes de rouge, comme l’orange, le rouge anglais et le brun. Souvent, ces couleurs sont rendues un peu impures. « Les couleurs primaires n’existent pas, » me onfia-t-il un jour. Dans la pratique, cela revient à dire qu’un type de peinture convient si sa couleur rappelle les couleurs primaires. Après coup, on peut dire que Swennen peint surtout avec les couleurs de Mondrian, le bleu foncé ayant été remplacé par du bleu clair. J’écris « après coup » parce qu’il n’a sans doute jamais eu cette intention ; c’est probablement le résultat de sa volonté d’employer surtout des couleurs primaires (ou ressemblant aux couleurs primaires). L’emploi d’un nombre limité de couleurs donne une grande cohérence, clarté et lisibilité à son oeuvre. Parfois, au dernier stade du tableau, il rend moins pures certaines des couleurs utilisées en les salissant. Ainsi, pour la finition du tableau Two Egyptians (2015), il a ajouté des couleurs directement extraites du tube, puis les a étalées avec de l’eau et finalement, il a nettoyé le tableau, en frottant plus autour des figures, dont le jaune est resté plus « sale ». Le suçon dans le cou est le résultat imprévu de cette action. Il y a quelques années, Swennen a établi une gamme de couleurs qu’il s’obligeait d’appliquer toujours dans le même ordre. Cette gamme était apposée au mur de son atelier. C’est un procédé courant chez lui : il se fixe des règles de jeu, essaie de les appliquer et puis il triche.
Des mots et des lettres
Dans des textes antérieurs, j’ai souligné le fait que les parents de Swennen avaient décidé, quand celui-ci avait cinq ans, de parler une autre langue et de le changer d’école, de sorte que du jour au lendemain, il n’a plus rien compris. À cette époque, il est probable que la langue parlée qu’il a entendue lui a laissé une impression insensée et hostile. À l‘école, la langue écrite a dû se parer d’un caractère très concret puisqu’il n’arrivait pas, au départ, à rattacher les signes utilisés à un son connu ou à un sens. Nul doute que cette circonstance de la vie a influencé son rapport au langage, mais je ne crois pas qu’elle constitue une explication suffisante à sa virtuosité. 61
« Le Belge a peur de la prétention », écrit Simon Leys dans un essai sur la ‘belgitude’ d’Henri Michaux, « surtout de la prétention des mots dits ou écrits. De là son accent, cette fameuse façon de parler le français. Le secret est tel : le Belge croit que les mots sont prétentieux. » 62 Je crois que Leys a raison, mais qu’il se trompe. Ce qui semble caractériser les Belges (et pas seulement les francophones, mais aussi les Flamands avec leur néerlandais bancal) est sans doute une caractéristique commune à toutes les personnes qui parlent et écrivent une langue qui a été associée, ailleurs, à une ère culturelle florissante, doublée d’une domination tant économique que politique. Cet endroit ne doit pas forcément être proche géographiquement parlant, comme c’est le cas des Belges vis-à-vis de la France et des Pays-Bas. Je présume qu’au cours des siècles passés, certains habitants anglophones d’Amérique du Nord se sont délibérément opposés à la norme linguistique britannique dans leur langage, tout comme, de nos jours, certains Canadiens, Australiens, Sud-Africains anglophones et Indiens anglophones s’opposent à l’influence de l’anglais américain. Partout où une forme linguistique est associée à une domination économique, politique ou culturelle, un langage divergent se développe. Cela est certainement le cas aux États-Unis dans les ghettos et cela doit également être vrai en Bretagne, en Alsace, en Provence, au Pays Basque et au Québec. Le langage divergent témoigne d’un autre système de valeurs. Quand Swennen parle, on entend parfois que son accent belge devient plus prononcé. En sociolinguistique, on parle de divergence vers le bas, quand un usager de la langue passe, en présence de son interlocuteur, à une variante de la langue qui est plus éloignée de la norme, par exemple pour souligner la prétention de son interlocuteur. Swennen, qui est fasciné par l’argot (notamment dans les traductions françaises de polars américains), m’a déjà confié plusieurs fois que ça l’énerve que ses connaissances francophones écoutent des stations de radio françaises. Ce que Leys constate est un phénomène qui se produit sans aucun doute aussi en Chine, mais que nous ne pouvons pas entendre. Il n’y a que dans sa propre langue que l’on peut l’entendre, tout comme on ne peut saisir pleinement que les œuvres littéraires écrites dans sa propre langue. Et c’est là que réside tout l’intérêt de la remarque de Leys, car un langage littéraire ne peut être visible que comme déviation de la norme linguistique. Tout langage littéraire est récalcitrant, capricieux ou à tout le moins insolite.
Ce que Swennen fait avec les mots est prodigieux. Il les fait s’entrechoquer et fusionner ; il les isole ou les immerge ; il les met sens dessus dessous ou les met en miroir (ou met seulement en miroir les lettres, qui restent alignées dans l’ordre usuel). Il emploie toutes les techniques décrites par Chklovski et Freud : inversions, glissements, dédoublements, répétitions et condensations.63 Il emploie des mots pour leur son ; il les emploie pour leur forme ; il les emploie pour leur sens. Il les fait tourner et pivoter ; il en use et en abuse ; il ment et il dit ce qu’il pense. Le langage est devenu forme : une collection de sons perfides qui peuvent changer de sens à tout moment, comme dans nos rêves, mais aussi une collection presqu’infinie de signes alphabétiques (latins, cyrilliques, chinois) et de typographies. Nous voyons des mots et nous lisons. Nous pensons voir des mots ou des lettres, mais en réalité nous voyons des surfaces colorées qu’aucun peintre « abstrait » ne pourrait imaginer ou revendiquer. Dans un de ses tableaux figurent trois jurons dont quelques lettres ont été mises à l’envers ou ont pivoté. « Je me suis dit que si je rendais ces mots un peu moins lisibles, » m’expliqua Swennen, « je donnerais au tableau quelques instants supplémentaires pour se montrer. Car, dès que les gens ont reconnu une image ou lu un mot dans un tableau, ils continuent leur chemin. En l’occurrence, monsieur reste tout de même quelques secondes devant le tableau pour déchiffrer les mots, de sorte que son épouse a le temps de lui donner un coup de coude et de lui chuchoter : « Regarde un peu quelles belles couleurs ! »
Celui qui regarde ces restes émiettés de notre culture peut y voir une résistance à la rationalité et aux forces morales. Cela rejoindrait les idées de Freud, qui était d’avis qu’une vie sexuelle satisfaisante était incompatible avec les conditions nécessaires à la civilisation, de sorte que l’insconscient de l’homme civilisé était contraint de se manifester de façon secrète. Peut-être que des condensations comme « familionnaire » ou « mendiant-millionnaire » sont illogiques, mais elles ne me paraissent pas en contradiction avec les voies habituelles de la pensée rationnelle ou de toute autre pensée féconde. Si Francis Bacon confie à David Sylvester que Michelange et Muybridge sont devenus un seul et même artiste dans son esprit, cela me paraît être une forme de condensation féconde. Au final, même les lois de la nature, qui peuvent être considérées comme les fruits suprêmes de la pensée rationnelle, sont des formes de condensation, car elles réunissent au moins deux unités physiques différentes sous la forme d’une équation. Peu importe le cheminement pour arriver à une idée ou à une formulation, pourvu que cette idée ou formulation soit féconde.
Si l’on évite de considérer ces jeux de langage comme une opposition irrationnelle à la raison et à la morale, mais comme une façon de penser perfide, obstinée, récalcitrante, maculée, impure, bâclée, subtile, entêtée et autonome, qui est en outre indissociablement liée à la pensée matérielle du tableau, alors on entrevoit le rapport avec la philosophie de Max Stirner, qui, récemment, a fourni une nouvelle devise à Swennen : « Mein Widerwille bleibt frei », « My disinclination remains free. » ou « Ma mauvaise volonté reste toujours libre ». 64 Face à la raison générale, Stirner défendait le droit à une « déraison » personnelle, qui était vraie pour lui, parce qu’il était lui-même vrai. Il a écrit, annonçant l’opposition à la Forme de Gombrowicz : « L’idée de droit est la mienne à l’origine ; plus exactement, elle a son origine en moi. Mais dès qu’elle est générée et que le ‘Mot’ est sorti, alors il est « devenu chair », et c’est une ‘idée fixe’. À présent, je ne peux plus me défaire de l’idée ; quelle que soit ma position, elle se trouve devant moi. Ainsi, les gens ne se sont pas approprié l’idée de ‘droit’, qu’ils ont pourtant créée eux-mêmes ; leur création a pris le dessus sur eux. » 65
Le langage récalcitrant de Swennen peut, bien sûr, être interprété à la lumière de la conviction de Lacan selon laquelle nous sommes faits de langue et que le langage nous a coupés de notre corps et du monde. L’homme serait un ‘parlêtre’ à la sexualité désespérée, irrémédiablement tordue, exilé dans un monde de mots perfides et directifs, qui ne peuvent atteindre l’essence de la réalité, le réel. Lire Lacan est une aventure fabuleuse et amusante, et il n’est pas sans intérêt de savoir que Swennen est influencé par lui, mais je préfère ne pas en dire davantage ici.
Sur le tableau plat et l’espace pictural
L’absence de modelé et de perspective (correcte) dans les dessins utilisés
semble indiquer que Swennen veuille créer des tableaux plats. Strictement parlant, ce n’est pas le cas. Ses tableaux ne sont pas all-over ou polyfocaux. Ils ne semblent pas non plus se manifester comme une image plate qui flotterait juste devant le tableau, comme le souhaitait Greenberg. Mais alors, que se passe-t-il ? Les dessins sont plats pour pouvoir constituer un des plans qui sont combinés pour créer un tableau. Tantôt ces plans semblent se trouver à des distances différentes du spectateur (en constituant un espace pictural), tantôt pas.
Dans son livre sur Bacon, Deleuze établit une distinction entre un usage optique et un usage haptique des couleurs. L’usage optique de la couleur glisse du clair au foncé, utilise des nuances (valeurs) de la même tonalité et est pratiqué dans la peinture qualifiée de « sculpturale » par Greenberg (avec, à son apogée, la peinture du 17e siècle). L’usage haptique de la couleur ne recourt pas aux nuances de la même couleur, mais juxtapose différentes couleurs, jouant sur leur effet « froid » ou « chaud », qui s’exprime par une impression de clarté ou obscurité et de proximité ou distance. 66
Parce que les tableaux de Swennen ne contiennent pas d’éléments perspectifs ni d’usage optique de la couleur (valeurs de la même tonalité, ombres), si ce n’est par plaisanterie (par exemple, l’ombre d’une lettre ou l’ombre dans un dessin trouvé, qu’il sélectionne alors en général parce qu’il contient une erreur d’exécution), on pourrait affirmer que son œuvre se profile comme une variante novatrice de traditions picturales qui ont délibérément renoncé à l’approche basée sur les effets de lumière ou dite « modelante » de la réalité, caractéristique de la peinture occidentale et qui se sont efforcées de réduire autant que possible « la profondeur fictive du tableau » 67. Greenberg souligne que pareil éloignement délibéré de l’approche « réaliste » ne s’est produit que deux fois jusqu’ici : une première fois dans l’art byzantin et une deuxième fois à la suite des tableaux radicaux de l’impressionnisme tardif (notamment de Monet), qui devinrent les premiers tableaux all-over ou polyfocaux. Selon Greenberg, on trouve les premières manifestations de cette approche chez des peintres comme Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso, Braque, Klee et Mondrian sur le tard, mais cette approche, qui peut « … réaffirmer la planéité de l’espace pictural » 68, ne s’accomplit pleinement, selon lui, que dans l’œuvre des peintres qu’il essaya de vanter lui-même : Pollock, Rothko, Newman, Still et d’autres encore.
Au sujet de Mondrian, d’autres observateurs prétendent qu’il s’efforçait de créer des tableaux « plats » : des tableaux où le plan bleu semble ne pas s’éloigner et où le plan rouge ne s’approche pas du spectateur, mais où tous les plans, par l’ajout des grilles noires ou grises, semblent s’arrêter à la même profondeur picturale. Je ne sais pas si c’était le but recherché par Mondrian, car je n’ai rien lu de lui, mais il est indéniable que dans certains tableaux, le rouge et le bleu semblent effectivement se trouver sur la même profondeur. Pour Greenberg, cependant, Mondrian n’était qu’un précurseur, dont l’œuvre ne faisait qu’annoncer le tableau polyfocal : « Le jeu des formes dominantes et de leur contrepoids que suscitent ses intersections de lignes droites et ses plans de couleurs y est encore trop appuyé. La surface se présente encore comme un théâtre, une scène où les formes prennent place : elle n’est pas un morceau de texture unique et indivisible. » 69 Greenberg n’aimait pas les tableaux où certaines parties devenaient saillantes et semblaient ainsi se profiler comme une « figure » ou dans lesquels de petites surfaces de couleurs étaient dispersées d’une manière contrapuntique. Il n’aimait pas les tableaux qui, telle une fenêtre, semblaient creuser une profondeur dans le mur. Il préférait les tableaux qui suggéraient un « effet pictural », réparti sur toute la surface, qui semblait flotter devant la toile.
Dans un entretien publié en 2007, Swennen dit : « J’ai toujours trouvé ça regrettable, cette condamnation de l’illusion et de la profondeur. Dès que tu prends une toile non peinte, tu as une profondeur. C’est justement ça qui est bien avec la peinture : tu peux l’utiliser ou on ». 70 Lorsqu’en avril 2016, je regardais avec Swennen un tableau inachevé où figuraient quatre parties blanches aux teintes différentes, il me semblait indéniable qu’un de ces plans blancs, par sa couleur blanc ivoire, paraissait avancer plus que les autres. J’ai demandé à Swennen si cet effet était voulu et s’il percevait cela aussi. Par deux fois, il répondit par la négative. La question l’irrita en outre. Ne savais-je donc pas qu’un tableau était plat ? Et qu’il avait la structure d’un feuilleté ?
Ce qui importe, c’est que Swennen s’opposera toujours à l’habitude de confondre le résultat d’une pratique avec une intention. Ce n’est pas parce qu’un tableau achevé comporte une certaine image que celle-ci était à l’origine du tableau. Cela vaut également pour la facture et l’espace pictural. Observer les tableaux de Swennen du point de vue de Greenberg est sans aucun doute édifiant, mais il nous faut également prendre conscience du fait que ce que nous voyons, n’était pas là auparavant en tant que programme. Il a toujours essayé de peindre « n’importe quoi ». Rejetant toute forme de programme ou d’expression personnelle 71, il a développé une façon libre de travailler pour pouvoir obtenir de nouveaux tableaux. Même lorsque nous avons l’impression qu’il « joue », ce n’est pas la conséquence d’une intention. Ses tableaux ne répondent pas à un programme anti-perspective ou anti-modelé, ils sont de manière concrète « pro-tableau ». Ils ne découlent pas d’une intention, ils sont la conséquence d’un certain nombre de paramètres qu’il applique lors de la création de ses objets-tableaux.
Quels sont ces paramètres ? Ce sont sans doute surtout des habitudes. Ainsi, il raconte en 1990 à Bart De Baere que ses dessins font penser à des bandes dessinées parce qu’il a appris à dessiner en copiant des B.D. et que par la suite, il s’est mis à voir les choses comme telles. Pour créer « l’espace » spécifique de ses tableaux, il semble essentiel que Swennen pratique une ligne claire et qu’il réalise des dessins au trait qui ne suggèrent pas de volume (contrairement à la peinture chinoise). Or, lui-même ne parlera jamais de ligne claire. Et il ne le formulera pas comme un but. C’est simplement une habitude qui produit des effets.
Selon moi, les tableaux de Swennen sont une réflexion 72 sur les possibilités des tableaux plats et de l’espace pictural. Cette réflexion est libre. Elle n’est liée ni à des intentions, ni à des figures de style, ni encore à un programme. Elle découle de la résolution initiale de peindre « n’importe quoi », d’une série d’habitudes et du traitement tactique des accidents provoqués.
Natures mortes
Dans l’œuvre de Swennen, nous rencontrons des voitures roulantes, des cigarettes fumantes, des hommes tombants et des athlètes courants. Je vois toujours ces figures comme autant d’allusions comiques à l’impossibilité d’exprimer le mouvement dans un tableau. Malcolm Morley, un peintre admiré de Swennen (notamment en raison des bords blancs dans ses tableaux, qui indiquent qu’il ne transpose pas un espace tridimensionnel, mais des images bidimensionnelles en tableaux 73), définit ses tableaux basés sur des cartes postales et autres images comme des natures mortes. 74 Pour Étienne Gilson, la nature morte est un genre « où la peinture dévoile son essence et atteint un de ses summums. » 75 En tant que suggestion du mouvement réel, écrit-il, L’enlèvement des Sabines de David est insatisfaisant. Mais cela n’a sans doute jamais été dans les intentions du peintre. Partant de l’immobilisme du tableau, il a essayé de suggérer une illusion de mouvement par le jeu des lignes.
Cet effet est encore plus clair, dit Gilson, si l’on compare le tableau de David à La Reddition de Breda de Vélazquez. « Dans ce chef-d’œuvre », expose-t-il, « il n’y a plus la moindre trace de mouvement. Le temps semble s’être arrêté. Les figures humaines, quelque réussies qu’elles soient, sont devenues secondaires face au jeu des lignes et aux proportions. » 76
Lorsque je demandai récemment à Swennen de me raconter quelque chose sur deux tableaux dans lesquels apparaît l’image d’une hélice, il me confia qu’il s’agissait de natures mortes, parce qu’ils se basaient sur un ventilateur qui se trouve dans son atelier. Dans un des tableaux, le contour de l’hélice présente quelques taches blanches. Comment sont-elles arrivées là ? Ruminant sur l’existence d’hélices à pas gauche et à pas droit, Swennen eut l’idée de recouvrir une reproduction de l’hélice (un dessin du contour) avec un dessin blanc en image inverse de la même hélice. Comme le résultat n’était pas satisfaisant, le deuxième contour fut effacé. Là où ce contour croisait le premier, qui n’était pas encore sec, la peinture ne pouvait pas être effacée, avec comme résultat ces quelques taches blanches. Pourquoi une hélice ? Sans doute parce que cet objet traînait dans l’atelier de Swennen et qu’il a une belle forme. Peut-être aussi parce que l’objet lui rappelle son père, qui était ingénieur et qui a travaillé longtemps dans un port. Certainement aussi parce que l’hélice égarée et conservée invite au bricolage. Enfin, parce qu’une hélice est en principe un objet qui tourne et que les tableaux ne peuvent reproduire le mouvement. Le mouvement n’est pas représenté, mais est saisi dans le tableau, qui porte les traces d’un geste effacé.
La perspective bancale
La façon irrespectueuse avec laquelle Swennen traite la perspective n’est pas sans rappeler la façon dont Rogier Van der Weyden prend des libertés avec la perspective dans Le Triptyque des Sept Sacrements et La Descente de Croix. Dans le premier tableau, les personnages centraux sont beaucoup plus grands que les autres. Si l’on observe les proportions du Christ crucifié par rapport à l’architecture, celui-ci aurait en vrai une taille de cinq mètres. Le résultat est une impression de grande proximité qui, de façon incompréhensible, semble très évidente. 77 Toute la scène de la Descente de Croix se déroule dans une armoire de retable qui est aussi profond qu’une largeur d’épaules. Pourtant, cette scène se décompose en cinq plans successifs : au plan le plus proche du spectateur se trouve l’apôtre Jean qui soutient Marie. Derrière Marie, qui se trouve déjà un peu plus éloignée, nous voyons le corps du christ, qui est recueilli par Joseph d’Arimathée et qui est déjà emporté par Nicodème. Derrière ces hommes se trouve la croix et plus loin encore, nous voyons le serviteur qui, debout sur une échelle, libère le Christ et le laisse glisser dans les mains des autres. Bien que ce serviteur doive se trouver au moins deux mètres plus loin, un clou qu’il tient dans sa main droite passe devant l’armoire de retable. 78 Cette application de la perspective pour créer un espace fantasmagorique avait probablement une fonction symbolique, qui est à mettre en rapport avec une vision du monde très particulière.
D’après l’historien de l’art Dirk De Vos, les symboles au moyen âge n’avaient jamais de signification univoque. « Tout pouvait être utilisé ou expliqué en sens divers. Le monde des choses était, en effet, une multitude de dissimulations de l’Etre Divin. Si nous consultons les traités philosophiques, théologiques ou moralisants ou encore les écrits mystiques, nous nous voyons confrontés à un foisonnement d’images et de symboles : le seul moyen de parler de l’indicible. (…) Plus la connaissance de cette technique s’améliorait, plus on pouvait interpréter le monde de façon complexe et équivoque selon son propre entendement, ce qui, au final, devait déboucher sur la révélation divine. » 79 « Erwin Panofsky, » écrit encore De Vos, « a qualifié ce procédé de ‘symbolisme déguisé’ en raison des événements sous-jacents que la représentation en tant que telle n’évoque pas au premier regard. Par la recherche exagérément littéraire de symboles qu’il a induite, ce concept a cependant souvent mené à une systématique d’exégèse iconographique qui affaiblit en fait l’esprit de la révélation visuellle. » 80
Personne ne connaît la genèse de la technique et de la forme des peintures à l’huile des Primitifs flamands. Tantôt ces peintres semblent s’être soudainement mis à représenter des sculptures polychromées d’une manière plate, tantôt il semble que la ressemblance entre les deux formes d’art soit davantage liée à l’ambiguïté voulue des tableaux. D’après Dirk De Vos, ces tableaux sont probablement issus de la production florissante des ateliers de miniaturistes franco-flamands, qui, « par leur nature et leur perfection, peuvent expliquer (la genèse de) l’art de la peinture sur bois ». 81 Il indique les facteurs formels qui ont contribué à l’évolution illusionniste, antidécorative et anti-hiératique de la miniature : le petit format, par exemple, qui offre un regard beaucoup plus intense sur le phénomène représenté grâce à sa vue d’ensemble immédiate ; l’aspect de fenêtre que possède toujours une miniature en raison de son cadre apparent et qui accentue le caractère illusionniste de la représentation. » Quelle qu’ait pu être l’origine de ces tableaux, « l’autonomie de l’image peinte s’est finalement matérialisée. Un ‘meuble mural’ déplaçable est né, spécialement conçu pour servir une représentation peinte. C’est devenu le tableau du 15e siècle qui nous est à présent si familier : un panneau de bois rendu lisse comme un miroir par une couche d’enduit, enchâssé dans un encadrement comme le verre d’un vitrail, une sorte de boîte à image plate qui, indépendamment de la paroi et de l’espace, suscite le même enchantement visuel. » 82
En d’autres mots, ces tableaux ne sont pas, au départ, des fresques qui se sont détachées de l’architecture, ni des reproductions plates de groupes de sculptures polychromées, mais bien des illustrations ingénieuses extraites de livres et devenues des meubles. Serait-ce un hasard qu’une chose pareille soit arrivée à Swennen ? L’espace spécifique de ses tableaux, dans lesquels plans de couleurs, mots et dessins clairs se rencontrent, n’est-il pas né des croquis d’un lecteur distrait ? Sans doute est-ce exagéré. Mais il doit y avoir une part de vérité. La liberté stupéfiante de ses œuvres, tant dans les matériaux, la composition que par l’absence de programme, pourrait très bien s’expliquer en partie par la liberté de certaines bandes dessinées, par les gribouillis en marge d’écrits philosophiques, ainsi que par les mots et bouts de phrase notés de-ci de-là et que le lecteur appliqué garde parfois de sa lecture.
Enfin, j’aimerais encore ajouter une réflexion insensée à propos de l’espace pictural sans perspective des tableaux de Swennen, à partir de quelques considérations de Daniel Arasse sur l’invention de la perspective au 15e siècle. Selon Arasse, on ne peut pas interpréter la perspective uniquement comme le symbole d’un monde sans Dieu, comme le proposait Panofsky, ni uniquement comme la condition d’un endroit qui rend possible l’action (comme l’a proposé Pierre Francastel). D’après Arasse, la perspective, que l’on appelait à l’origine « commensuratio », était utilisée pour donner forme à un monde qui se rapporte à l’être humain, un monde qui soit mesurable. C’est la raison pour laquelle la perspective fut souvent utilisée pour donner forme au mystère de l’incarnation : le Dieu infini qui devient mesurable et tangible. Ainsi, Arasse évoque un pilier dans une Annonciation (1344) d’Ambrogio Lorenzetti.
Ce pilier, symbole courant du Christ, est dessiné en perspective dans le bas, mais en montant il se fond progressivement dans l’or en feuilles divin de l’arrière-plan. 83 Dans l’espace sans perspective de Swennen, ainsi apparaît-il, il n’y a pas d’incarnation possible. Heureusement, aurait soupiré Lacan, car c’est avec l’incarnation que toutes les misères ont commencé. 84 Et l’on se souviendra que, selon Lacan, Freud se sentait attiré par le Dieu de l’Ancien Testament, parce qu’il représentait le Verbe et la Loi invisible, masculine, contrairement à la Réalité féminine, qui est ronde et qui est devenue chair. Dans l’œuvre de Swennen, la réalité féminine semble absente. Tout est spectral et mince, telle une aventure mentale ou pneumatique (cosa mentale). Vraiment tout ? Non, dans ce monde spectral, il y a quelque chose qui résiste, tel un calcul biliaire constitué de couches successives, et ce quelque chose est le tableau.
Transformer le non-sens en énigme
Dans Hic Haec Hoc, Swennen dit que faire un tableau, c’est transformer le non-sens en énigme. 85 Avant de regarder de plus près cette affirmation, rappelons-nous ce que Mannoni écrivait au sujet de Baudelaire : la destinée de ce dernier était « de toucher sans cesse à des interrogations obscures, sans promettre aucun éclaircissement ». 86 Cela nous fait penser à la remarque de Swennen où il donnait raison à Paul Ilegems qui, dans un texte, l’avait qualifié d’ « enquiquineur ». Autant l’énigme est un défi que le dieu jette à l’homme, 87 autant Swennen nous confronte à des tableaux telles des apories qui nous forcent à accepter une sorte de « sens différé », comme Mannoni le rencontrait dans les poèmes de Mallarmé. « Dès la première lecture, » écrit Mannoni, « il y a promesse de sens, il y a le mystère des vingt-quatre lettres (…) tant que la phrase n’est pas finie, nous tenons pour ainsi dire en main plusieurs pelotons de sens (…) cet état où nous sommes plus indécis qu’égarés, se forme et se défait sans cesse au fur et à mesure que nous avançons. C’est cela qui s’appelle la lecture. Seulement, Mallarmé perpétue cet état. Il nous donne clairement à voir qu’il ne s’agit jamais que de chemins … ». 88
En quoi consisterait l’expérience d’un non-sens ? Swennen a sans doute vécu sa première expérience vide de sens à la maison et à l’école, lorsque ses parents, du jour au lendemain, se sont mis à parler une autre langue pour rompre avec leur passé de guerre. Nombreux sont ceux qui, en tant qu’enfants, ont dû apprendre à parler une nouvelle langue. Mais combien de personnes ont dû, en tant qu’enfants, faire face à l’incompréhensibilité de leurs propres parents, et ce du jour au lendemain ? Cette expérience a dû être abyssale.89 Pourtant, il semble que Swennen y ait survécu en évitant de la prendre au sérieux ou en y donnant une tournure favorable. La dissociation des lettres, sons, mots et de leurs significations a dû donner naissance à un monde intérieur en décalage permanent que d’autres ne découvriront jamais. 90 Ainsi ont pu être jetés les fondements d’une deuxième grande expérience de « non-sens », à savoir la découverte qu’un tableau, dans les parties non représentatives (« entre la soucoupe en terre cuite et la signature ») ne « signifie » plus rien, mais n’est plus que « tableau ». D’un coup s’est révélée une occupation délectable et infinie qui s’étendait au-delà du langage et de la signification. 91 92
Les choses peuvent nous insuffler des images ou des pensées, non pas parce qu’elles parlent, mais parce que nous commençons à parler à nous-mêmes en les voyant. C’est pour cela que nous les percevons comme sensées. Les œuvres d’art aussi peuvent signifier quelque chose, si ce n’est que cette signification ne doit pas résulter d’une intention de l’artiste. Le sens ne découle pas des choses, mais d’un besoin de l’homme. La signification et le sens le protègent de la nuit.
Mannoni relève quelque part que le sens que présente un mot d’esprit est destiné à rendre supportable le jeu sur les mots. 93 Manifestement, nous ne supportons pas que l’on tripote aux mots. Le tripotage nous déstabilise. Les mots auxquels on tripote perdent leur signification. Un monde désigné avec des mots sans signification semble devenir insensé. Mais si on ne tripote pas aux mots, ils prennent le dessus. L’analyste tripote, le poète tripote, le peintre tripote. Encore qu’ils ne l’admettent que rarement. Et bien souvent, ils n’en ont pas conscience.
Dans son livre Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud tente de démontrer en détail que le mot d’esprit naît de la même manière que le rêve, dirigé par l’inconscient. En fait, il essaie, par un détour secret, d’apporter de nouvelles preuves de l’existence de l’inconscient, qu’il considère néanmoins comme donné, comme il l’admet à la fin de son livre. S’il m’est permis de faire momentanément abstraction de la topologie freudienne (la question de savoir où se trouvent en fait les pulsions, comment elles sont réprimées, quelle place occupe l’énergie psychique et par quels trous elle peut s’échapper pour pouvoir quand même éprouver le plaisir défendu), alors on voit qu’il considère le mot d’esprit comme une affirmation qui semble, à première vue, sensée, puis s’avère insensée, mais qui a finalement quand même un sens plus profond, mais caché. Ce sens caché le distingue du jeu puéril et de la plaisanterie gratuite : à savoir qu’il désarme la critique rationnelle et rend des pensées obscènes, agressives, cyniques et sceptiques énonçables au moyen d’un habillage comique (la forme qui semble très brièvement sensée et qui s’avère aussitôt insensée).
Selon Freud, le mot d’esprit s’oppose toujours à la morale dominante, qui rend la satisfaction de nos désirs impossibles, car toute forme de société exigerait un ajournement de la satisfaction de nos désirs. Ce que j’aime chez Freud, c’est qu’il n’arrive pas à en rester là, de sorte que l’on a parfois l’impression que c’est toute la réalité qu’il aimerait mettre sens dessus dessous et retourner. « On peut dire tout haut, » écrit-il, « ce que ces mots d’esprit murmurent : que les souhaits et les désirs de l’être humain ont le droit de se rendre perceptibles, à côté de la morale exigeante et manquant d’égards, et il a été dit de nos jours, dans des phrases énergiques et saisissantes, que cette morale n’est que la prescription égoïste de quelques riches et puissants, qui peuvent à tout moment satisfaire leurs souhaits sans ajournement. » 94
En guise d’introduction au chapitre sur les motivations ou la signification sous-jacentes du mot d’esprit, Freud rappelle au lecteur une plaisanterie de Heinrich Heine, où les prêtres catholiques sont comparés à des employés d’un commerce de gros et les religieux protestants à des commerçants indépendants. En envisageant cette plaisanterie pour son livre, écrit-il, il avait quelque peu ressenti un blocage, parce qu’il se rendait compte qu’il y avait « quelques-uns pour qui non seulement la religion, mais aussi son administration et son personnel sont dignes de respect ». 95 Le mot d’esprit fustige les détenteurs de pouvoirs, les rivaux sexuels et les institutions comme le mariage : « Que le mariage ne soit pas l’organisation permettant de satisfaire la sexualité de l’homme, c’est ce qu’on ne risque pas à dire à haute voix et publiquement … » 96 Jamais le lecteur ne pourra se défaire de l’impression que pour Freud tout a commencé pour cela précisément : pour conquérir le droit d’être différent : le droit d’être poète, peintre, homosexuel ou juif.
Freud est un bel escroc. Toute la psychanalyse est une sorte de mot d’esprit, visant à formuler une critique de la société en contournant toute résistance autoritaire ou morale. Toujours dans le chapitre sur les motivations cachées du mot d’esprit, il analyse une plaisanterie sur un juif sourd qui apprend de son médecin qu’il est sourd parce qu’il boit trop. Le juif décide d’arrêter de boire. Quand il se remit plus tard à boire, il explique qu’il entendait certes mieux lorsqu’il avait arrêté, mais que les choses qu’il entendait étaient si terribles, qu’il préférait recommencer à boire. Et Freud de conclure : « Mais derrière cela perce cette triste question : l’homme n’a-t-il pas raison dans son choix ? Ce sont les aspects variés de la misère sans espoir du juif auxquels font allusion ces histoires pessimistes … ». 97
Selon Freud, le mot d’esprit poursuit donc un but supérieur, mais il a cela de particulier qu’il trouve en même temps son origine dans un désir enfantin de satisfaction, qui prend la forme du plaisir verbal et du plaisir dans le non-sens (l’agglomération de phrases ou l’exploitation de ressemblances, par exemple, procurerait une économie d’énergie psychique équivalente à l’expérience du désir). « L’inclination caractéristique du petit garçon », écrit Freud (il se tait sur les filles), aux activités opposées-au-sens et sans aucune finalité, me semble être un rejeton direct du plaisir au non-sens ». 98 Les enfants (comme des adultes « dont l’humeur a été modifiée par un toxique » 99) se complairaient à jouer avec les pensées, les mots et les phrases. Plus tard, lorsque la raison et la rationalité prennent le dessus et que « seules les liaisons de mots riches de sens lui restent permises », 100 ce désir subsisterait à l’état latent et chercherait, à travers le mot d’esprit, une satisfaction, tout en permettant de formuler des pensées critiques.
Cela n’a pas l’air convaincant. On a plutôt l’impression que les mots d’esprit sont rendus possibles et aspirés dans notre existence par un besoin démesuré de sens. Lorsque notre cerveau en quête de sens semble très brièvement attribuer, à tort, un avantage sexuel ou autre à une combinaison de sons ou de formes, cette combinaison devient amusante. Nous rions en fait de ce cerveau flaireur, et par extension, aussi de toutes les institutions qui sont issues de notre fâcheux besoin d’une signification attestée et strictement délimitée : règles de jeu, rituels sociaux, clubs de sport, modes, écoles, églises, partis politiques, etc.
Par son caractère inquiétant, le mot d’esprit s’apparente à l’oracle grec, tel qu’il est décrit par Giorgio Colli dans Naissance de la philosophie : des propos ambigus et insaisissables d’un Dieu apparemment malveillant et cruel. Les oracles nous sont délivrés par des voyants. Ils se présentent souvent sous la forme d’énigmes. Seul le sage sait résoudre ou interpréter ces énigmes. « Pour les Grecs, » écrit Colli, « la formulation d’une énigme comporte une terrible charge d’hostilité. » 101 Les dieux révèlent leur sagesse à travers des mots, écrit-il, « d’où les caractéristiques extérieures de l’oracle : l’ambiguïté, l’obscurité, l’incertitude, et ce côté allusif qui en rend le déchiffrement si ardu ». 102 Pour Colli, l’origine divine de l’oracle offre une explication suffisante pour son obscurité.
Mais pourquoi la parole de Dieu devrait-elle être incompréhensible (ambiguë, incertaine et allusive) ? Dieu souffre-t-il d’un défaut d’élocution ? Ou est-ce dû aux mots, qui sont foncièrement tordus et qui, par leur origine humaine, sont inaptes aux pensées divines ? Du Dieu chrétien, nous connaissons la vraie parole, c’est un fait. Mais pourquoi la parole de notre Dieu tout-puissant et infaillible est-elle à ce point double, contradictoire et confuse ? La réponse à cette question est, elle aussi, plurielle. Premièrement, cette parole n’aurait jamais été conservée et n’aurait jamais pu inspirer autant de personnes si elle avait été univoque. La contradiction et la confusion des textes spirituels est une condition nécessaire à leur viabilité et à leur efficacité.
Deuxièmement, la parole de Dieu est contradictoire et confuse parce qu’elle doit nous empêcher de croire que nous connaissons Dieu. Les dieux peuvent servir de moyens de pression si leurs paroles ne peuvent être comprises et traduites que par quelques-uns. De plus, pour des personnes spirituelles, les dieux sont des images pour le caractère inconnaissable du monde et la faillibilité de la connaissance. Autrement dit, un Dieu connaissable ne peut être Dieu. 103 Seulement comme construction inconnaissable, il peut nous inciter à être humble et à avoir constamment conscience de notre connaissance imparfaite. C’est en inventant des dieux inconnaissables que l’on rend les civilisations possibles. L’homme ne cesse pas d’être un animal lorsqu’il apprend à parler, mais quand il prend conscience que ses perceptions sont relatives, que ses mots sont inadéquats et que ses pensées ne peuvent jamais prétendre à une vérité totale. Troisièmement, par conséquent, les paroles de Dieux sont confuses, car elles veulent nous rappeler que nos propres perceptions, mots et pensées sont confus et relatifs.
Progressivement, cependant, l’énigme s’est détachée de l’oracle divin et a pris la forme d’un défi intellectuel d’homme à homme. Et plus tard encore, toujours selon Colli, celle-ci s’est développée pour devenir la dialectique. L’entretien dialectique dans la Grèce antique partait toujours de deux assertions contradictoires (L’Étant est ou l’Étant n’est pas). L’adversaire était invité à prendre parti pour une de ces assertions et ensuite, le challenger démontrait que la position choisie (quelle qu’elle fût) était intenable. Le challenger, qui formulait la contradiction, gagnait toujours. Pour Colli, la dialectique des Grecs anciens était destructrice, parce qu’elle sapait toute certitude ou conviction.
Cependant, cette destruction semble indispensable pour prévenir les préjugés, la bêtise, la démagogie, les dictatures, les monarchies absolues et le fanatisme religieux. La « victoire » préétablie du challenger dans le duel dialectique ne dépend pas des arguments de ce dernier, mais du fait que le débat est basé sur une opposition. Aucune réalité ne peut être appréhendée au départ de deux points de vue opposés. Dans presque toutes les sciences, le progrès découle de pollinisations croisées entre des approches qui se prétendaient auparavant exclusives.
Est-ce que cela doit nous empêcher de prendre position ? Certainement pas, mais pourquoi ne pouvons-nous pas admettre que toute position est inévitablement relative ? « Non qu’Héraclite critiquât les sensations, » écrit Colli, « au contraire, il loue la vue et l’ouïe, mais ce qu’il condamne, c’est le fait de transformer ce que saississent nos sens en quelque chose de stable, existant en dehors de nous ». 104
« L’essence de l’énigme, » écrit Aristote, « est de dire ce qui est en combinant entre eux des termes inconciliables. » 105 On peut dire la même chose à propos du récit qui, comme Chklovski le démontre, se crée en utilisant des priomes qui rendent les rebondissements imprévus possibles, ainsi que du travail du rêve et du mot d’esprit, qui semble nous informer sur un savoir caché qui guide notre conduite. « Le réel » de Lacan s’exprime en énigmes. 106
Deviner la nature de la Volonté de Schopenhauer ou de l’inconscient de Freud devient grotesque dès lors que l’on croit que ces choses existent réellement. Mais l’action de deviner, le jeu avec les mots et les images, le réagencement de phrases et le tissage de récits déviants, tout cela peut faire en sorte qu’une vie qui semblait auparavant irrémédiablement incontrôlable redevienne contrôlable. Non parce que le névrosé se fait dompter par son psychiatre, comme le croient les Lacaniens, ni parce que l’on a mis à nu la vraie nature de ses désirs, mais bien parce qu’un rapport fécond à une réalité (intérieure et extérieure) mouvante exige un jeu de langage ou une vision du monde sans cesse innovant.
Swennen, qui doit avoir découvert dans les écrits de Lacan un « droit au non-sens », ne croit pas à l’existence d’un inconscient. « Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça pense, » dit-il. Dans les tableaux de Swennen, ça pense. Couleurs, formes, textures, lettres, mots et figures sont entrecroisés et forment ensemble une nouvelle idée concrète. Non pour faire connaître une réalité qui se trouverait en dehors du tableau, mais pour « être » : pour pouvoir être fait, pour avoir été pensé et avoir pris forme à travers des actions, et pour, indirectement, comme une énigme, faire connaître les pouvoirs miraculeux de la pensée et l’action.
« Je fais de la recherche fondamentale dès que je fais quelque chose tout en ignorant ce que je fais, » affirme Wernher von Braun dans The New York Times.107 « Il n’existe aucune science, ou autre forme de vie, qui soit utile et innovante tout en répondant à des exigences logiques, » écrit Feyerabend. 108 Certains peuples dans la forêt tropicale brésilienne n’ont pas eu besoin de la science occidentale pour faire régner la paix, comme l’a démontré Claude Lévi-Strauss, mais d’un ensemble de notions, d’images et de rituels qui ont conduit par hasard à la paix.
Swennen donne forme à des pensées concrètes qui montrent les priomes et la structure à la façon d’un collage de toute pensée. Le jeune Swennen voulait devenir philosophe. Il est finalement devenu peintre pour pouvoir penser d’une manière libre. Du moins, c’est ce que moi je pense. À chacun la liberté de penser différemment.
Montagne de Miel, 30 juin 2016
NOTES
1 Franz Kafka, Gesammelte Werke. Der Prozeß, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1983, p. 185.
2 Franz Kafka, Gesammelte Werke. Das Schloß, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1983, p. 218.
3 Le seul mystère qui entoure son oeuvre est que ses exégètes ne veulent ou n’osent pas voir cela. Comparez avec Mannoni, qui écrit : « Mallarmé est plus clair qu’on ne le dit : il suffit de le prendre à la lettre … » O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, 1969, p. 253.
4 Les tableaux ne parlent pas un langage, car ils ne possèdent pas d’éléments de sens distinctifs, comme des phonèmes. « Si la peinture est un langage, on se demande ce qu’y voient les sourds. » (W.S.)
5 Victor Chklovski, La marche du cheval, Éditions Champ Libre, Paris, 1973. Le contenu de cet ouvrage est totalement différent du livre avec le même titre publié en néerlandais et préfacé par Karel van het Reve De paardesprong, De Haan, Haarlem, 1982.
6 Viktor Sjklovski, De paardesprong, De Haan, Haarlem, 1982, p. 89.
7 Ibid : 47. Comparez avec la définition de l’humour selon Bergson : une déviance inattendue du déroulement mécanique des choses.
8 Ibid : 94.
9 Selon Chklovski, les techniques de création des artistes sont très similaires à celles du travail du rêve et du mot d’esprit, tels que les décrit Freud. Ainsi, il cite l’exemple de la condensation « mendiant-millionnaire » dans un ouvrage de Tolstoï (ibid : 96), exemple qui nous fait immédiatement penser au jeu de mots « famillionnaire » de Heine, par lequel débute l’ouvrage de Freud Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient.
10 On retrouve une idée semblable dans L’art du roman de Milan Kundera, où celui-ci développe l’idée selon laquelle les meilleurs romans sont les oeuvres exploitant des possibilités qui ne sont envisageables que dans un roman. Ce critère s’applique à Lost Highway et Mulholland Drive de David Lynch, ainsi qu’aux tableaux de Swennen, où est développée une poésie mot-image concrète, mêlée à de la matière, qui ne peut exister en dehors d’un tableau.
11 The Postman Always Rings Twice de James M. Cain.
12 Viktor Sjklovski, De paardesprong, De Haan, Haarlem, 1982, p. 128.
13 « Cherchons à nous exprimer selon notre tempérament personnel. » Doran (Ed.), Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 136. Swennen n’aime pas la notion d’ « expression ». Mais peu importe ici. Nous y reviendrons plus tard. Cela dit, il convient de préciser que le terme anglais « expressive », utilisé notamment par Auerbach (dans le film que son fils réalisa sur lui), concerne moins l’expression d’une vie intérieure que l’action physique, l’effet vivant d’un tableau.
14 Ibid : 180. Lorsque Cézanne se plaignit auprès de Maurice Denis de s’être fait voler sa « petite sensibilité » par Gauguin, il ne voulait pas dire sa façon de regarder, bien sûr, mais sa façon de travailler. Plus tard, Louis-Ferdinand Céline, qui estimait que la littérature n’avait rien à voir avec les idées, mais qu’elle était uniquement affaire de style, décrira sa propre forme comme une « petite musique ». Cf. Louis-Ferdinand Céline, Le style contre les idées, Éditions Complexe, Bruxelles, 1987, p. 90-91.
15 Doran (Ed.), Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 136. L’éditeur, P.-M. Doran, doutait de la véracité de cette affirmation et d’une grande partie des souvenirs de Gasquet, principalement parce qu’il avait déjà rencontré nombre de ces affirmations dans d’autres entretiens, dans des versions légèrement différentes. Il ne semblait pas comprendre que, tout comme nous, les artistes répètent très souvent les mêmes mots et idées. Pour ma part, j’ai plutôt tendance à faire confiance à Gasquet en raison de la forme des entretiens, qui est très convaincante. D’après Doran, cela rappelle, au contraire, furieusement le style des autres ouvrages de Gasquet. Il ne comprend pas que cette correspondance permet peut-être d’expliquer la sympathie de Gasquet pour Cézanne ou, à l’inverse, que son style découle de son admiration pour Cézanne. J’étais content de lire que Gilles Deleuze est d’accord avec moi : « Les réserves que l’éditeur fait sur la valeur du texte de Gasquet ne nous paraissent pas fondées … ». Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions du Seuil, Paris, 1981 (2002), p. 105.
16 Victor Chklovski, La marche du cheval, Éditions Champ Libre, Paris, 1973, p. 95.
17 Doran (Ed.), Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 142.
18 Ibid : 136.
19 Victor Chklovski, La marche du cheval, Éditions Champ Libre, Paris, 1973, p. 95-98.
20 Comme exemple, il raconte l’anecdote d’Ingres qui s’irrite du fait qu’un porte-faix ne porte pas de jugement sur un tableau qu’il doit transporter et il évoque le recours à une toile du Tintoret dans les caves d’une cathédrale pour soustraire à la vue tout un bric-à-brac. Étienne Gilson, Peinture et réalité, Librairie Philosophique J. VRIN, Paris, 1972 (1998), p. 22 et 25.
21 « C’est ce qui fait la grandeur et la misère de la phénoménologie. Elle commence comme une philosophie et finit en littérature. » Ibid : 23.
22 Étienne Gilson, Painting and Reality, Pantheon Books, New York, 1957, p. 227.
23 Étienne Gilson, Peinture et réalité, Librairie Philosophique J. VRIN, Paris, 1972 (1998),
p. 94.
24 Ibid : 96. Swennen utilise également le mot « fantômes » pour l’agrandissement platonique de l’image perçue d’un tableau, dont on présume qu’il la précédait.
25 Étienne Gilson, Painting and Reality, Pantheon Books, New York, 1957, p. 90.
26 Giorgio Agamben, The Man Without Content, Stanford University Press, Stanford, 1999, p. 6.
27 Certes, on peut dire la même chose d’un poème, et certes, cette affirmation ne s’applique pas à tous les tableaux. Mais nous comprenons ce qu’il veut dire : Swennen veut essayer de créer de nouveaux tableaux sans vouloir, d’une façon directe, donner forme à des expériences ou à des pensées préalables.
28 « … écrire un poème, c’est créer un instrument verbal qui conserverait un vécu indéfiniment en le ravivant chez toute personne lisant ce poème. » Philip Larkin,
Required Writing. Miscellaneous Pieces 1955-1982, Faber and Faber, Londres-Boston, 1983,
p. 83.
29 Il débuta en 1964, alors qu’il avait 40 ans.
30 Bart De Baere, Walter Swennen. N’importe quoi, in: Artisti (della Fiandra) / Artists (from Flanders), 1990, p. 89-92. (Version française et néerlandaise en supplément.)
31 Voir le fac-similé à la p. 58.
32 O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, Parijs, 1969,
p. 258-259.
33 Swennen pense qu’il s’est mis à insérer des dessins dilatés dans ses tableaux pour la même raison, même s’il n’en est pas certain.
34 Paul Valéry, Variété V, Gallimard, Paris, 1945, p. 141 et 143. Les italiques sont de Valéry.
35 L’idée que les artéfacts portent des traces non intentionnelles de leurs créateurs ou des cultures dont ils sont issus vient sans doute de Nietzsche et de Marx. On en trouve une belle illustration chez Derrida, qui se plaisait à effilocher de tels artéfacts pour voir ce qui, à la fin, reste collé aux doigts. Mais cette idée est également présente chez Freud et chez Lacan, qui considéraient nos rêves, nos actes manqués, nos mots d’esprit, voire toutes nos productions langagières comme des voies d’accès secrètes à nos désirs refoulés et à des images d’enfance qui dirigeraient notre vie sans que nous nous en apercevions. « Je doute que nous soyons à même d’entreprendre quoi que ce soit, là où pas une intention n’entre en ligne de compte, » écrit Freud. « Je présume que ceci est en général la condition à laquelle est soumise toute activité de représentation esthétique, mais je m’y connais trop peu en esthétique pour vouloir mener à bonne fin cette proposition … » Sigmund Freud, Œuvres Complètes. Psychanalyse. VII. Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, PUF, Paris, 2014, p. 114.
36 Viktor Sjklovski, De paardesprong, De Haan, Haarlem, 1982, p. 127.
37 David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson, Londres, 1975 (2009), p. 11.
38 Cf. Ibid : 105.
39 Viktor von Weizsäcker, Le cycle de la structure (Der Gestaltkreis). Traduit de l’allemand par Michel Foucault et Daniel Rocher, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 1958, p. 124. En fait, la phrase est également citée par von Weizsäcker. Passant en revue quelques hypothèses en rapport avec certaines formes d’agnosie, il constate que la réalité, qui est toujours plus complexe que ce que l’on peut prédire, contraint la science à l’ouverture et à une plus grande conscience de la façon dont ses postulats « créent » la réalité perçue.
40 « Le mouvement organique est délibéré, et cela aussi signifie que l’exécution décide seule du résultat final. » Ibid : 188.
41 « Quand je traverse une rue animée pendant qu’une voiture s’approche, je détermine la vitesse de mes pas non d’après un stimulus sensoriel actuel agissant sur ma vue – non pas d’une manière réflexe – mais d’après la prévision de ce que fera la voiture … (…) Le ‘stimulus’ qui devrait m’empêcher de choisir telle vitesse serait la collision prévue, qui n’a pas lieu. » Ibid : 172.
42 « La tâche de la science serait alors, non d’expliquer des phénomènes, mais de produire de la réalité … » Ibid :187.
43 Ibid : 108-109.
44 Cité dans Jerome Bruner, Actual Minds, Possible Worlds, Harvard University Press Cambridge, Massachusetts and Londen, Grande-Bretagne, 1986, p. 3.
45 « La peinture est un médium tellement malléable », raconte Bacon, « qu’on ne sait jamais vraiment ce qu’elle fera. Je veux dire que, même quand on l’applique délibérément, pour ainsi dire, au pinceau, on ne sait jamais ce qui va se passer. (…) Je ne sais pas au juste comment ces formes spécifiques naissent. (…) Je les regarde, sans doute d’un point de vue esthétique. Je sais ce que je veux faire, mais je ne sais pas comment. Et je les regarde comme un étranger, ignorant comment ces choses sont nées et pourquoi les marques appliquées sur la toile ont évolué vers ces formes spécifiques. » David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson, Londres, 1975 (2009), p. 93 et 100. Tous les artistes sont évidemment différents. Swennen n’aime pas Bacon. Et il ne veut pas savoir au préalable ce qu’il veut faire. Et ces propos suggèrent que peindre est associé à de larges gestes non maitrisés, ce qui risque de soustraire à notre regard la véritable imprévisibilité recherchée. Les propos de Bacon restent néanmoins importants.
46 Voici comment le tableau Chinese / Yellow (2014) est peut-être né : Swennen recouvre un fond essentiellement rouge foncé d’une couche de peinture jaune. Dans cette peinture fraîche, il trace une ligne verticale avec un pinceau dont la pointe est en forme d’oignon. Il positionne d’abord prudemment le pinceau sur la toile, mais dès qu’il commence à bouger, il appuie un peu plus de sorte que le sillon dans la peinture fraîche s’élargit. Quand il observe cela, il décide de rétrécir ce sillon à la fin. C’est un beau sillon. Un joli bord s’est formé de part et d’autre. En fait, il a repoussé la peinture pour remettre partiellement à nu le fond. À droite ou à gauche du premier sillon, il en peint un deuxième, qui débute un peu plus bas. Il décide, en outre, de le raccourcir légèrement. Il répète ce mouvement plusieurs fois … En regardant le résultat, il se dit : « Tiens, un fruit exotique dont j’ignore le nom. C’est un fruit chinois. » Et il ajoute un triangle, qui par cet ajout semble se transformer en un petit chapeau asiatique sur une tête. Enfin, il peint les pictogrammes chinois correspondant à l’expression « Sans titre » (« parce qu’il ignore le nom de ce drôle de fruit »). Encore une chose sur l’enlèvement de peinture : dans Abstrakzyon 1 (2016) les contours d’un « petit chien » sont composés de gros points créés en chassant la couche supérieure encore liquide à l’aide d’un pulvérisateur. (Cf. p. 148.)
47 Swennen aime le jazz. Les similitudes avec ses tableaux sont au nombre de trois principalement : une logique de contrepoint ou contrerythmique (comme chez Thelonius Monk, par exemple) ; un son sans expression, non lyrique, presque neutre (comme chez Lennie Tristano, par exemple) et l’improvisation à partir de standards ou d’airs populaires, où le thème revient de temps à autre comme une image reconnaissable dans un poème de Mallarmé ou un dessin dilaté dans un tableau de Swennen (chez Albert Ayler et Sonny Rollins, par exemple).
48 ‘ … that you didn’t play the shot, but the shot played you.’ David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson, Londres, 1975 (2009), p. 96.
49 Je n’aime pas l’assertion selon laquelle bricoler est typique des artistes belges. Non seulement parce que toute caractérisation nationaliste d’artistes est ridicule, mais également en raison des connotations dénigrantes du mot bricoler. Or, dans l’optique de Claude Lévi-Strauss, tout artiste qui ne part pas d’idées ou d’intentions s’avère forcément bricoler.
50 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 28-29.
51 Bart De Baere, Walter Swennen. N’importe quoi, in: Artisti (della Fiandra) / Artists (from Flanders), 1990, p. 89-92. (Version française et néerlandaise en supplément.) À l’époque, Swennen parlait encore d’une image mentale qui précédait le tableau, même s’il la comparait déjà – en se basant sur une remarque de Sartre – à une image onirique du Parthénon, dont on ne peut compter le nombre de colonnes. « Mais quand tu peins, tu dois compter les colonnes. »
52 Cf. David Byrne, How Music Works, Canongate, Edimbourg Londres, 2013, p. 15-27, 136, 148-154. Byrne décrit également comment il a créé de la musique avec Brian Eno à partir d’une langue parlée trouvée qui fut ajoutée à de la musique : « En nous basant exclusivement sur des extraits vocaux trouvés, nous avons en même temps réglé le problème du contenu : les textes n’étaient ni autobiographiques ni basés sur des confessions. Ce que les chanteurs chantaient nous importait peu. C’était le son de leurs voix – la passion, le rythme, le phrasé – qui véhiculait le contenu émotionnel. (…) Peu importe que l’auteur-compositeur des chansons ait vraiment vécu quelque chose. Au contraire, c’est la musique et les textes qui libèrent en nous des émotions, non l’inverse. Nous ne faisons pas de la musique, c’est la musique qui nous façonne. Là réside peut-être tout le propos de ce livre. » (p. 158 et 162) Byrne signale par ailleurs que dans le domaine de la musique, la texture, c’est-à-dire le son, les arrangements et le rythme, est toujours laissée pour compte, notamment en matière de droit d’auteur, parce qu’il est très difficile, voire impossible de transcrire ces éléments dans une notation.
53 Voir, par exemple, Edgar Wind, Art et Anarchie, Gallimard, Paris, 1985, p. 102-105 et 186 : « Que les reproductions aient transformé notre vision de l’art est une affaire entendue. (…) Mais, et cela est plus déterminant, nous pouvons observer dans la vision même de l’artiste l’essor d’une imagination picturale et sculpturale assurément harmonisée avec la photographie (…) comme si l’espoir suprême d’un peintre ou d’un sculpteur aujourd’hui, hormis d’avoir ses œuvres exposées dans un musée, serait de les voir diffusées dans un livre d’art systématique, de préférence dans un catalogue raisonné illustré. (…) Le catalogue est devenu une force esthétique. »
54 Rembrandt peignait aussi au couteau, par exemple pour évoquer la texture d’une nappe ou d’un vêtement. En regardant la robe de La Fiancée juive, qui se trouve au Rijksmuseum d’Amsterdam, je vis que dans ce même tableau, il avait utilisé un couteau ou une spatule pour gratter la matière. Le Titien aussi peignait au couteau. À propos de ce peintre, j’ai lu qu’une des raisons pour lesquelles on pense que le tableau La mort d’Actéon, qui se trouve à la National Gallery de Londres, est resté inachevé, est liée à l’absence de « scumbles » : de petits paquets de peinture qu’il avait l’habitude d’appliquer avec les doigts à la surface du tableau (pour le finir). Cf. Nicholas Penny, The Sixteenth Century Italian Paintings. Volume II. Venice 1540-1600, National Gallery Company, Londres. Distribué par Yale University Press, 2008, p. 248-252.
55 Le même sort a été réservé au tableau Red & Green. J’ai pu observer à plusieurs reprises que Swennen détruisait de splendides tableaux parce qu’il les trouvait trop beaux, comme si cette beauté pouvait nous empêcher de les voir.
56 Un autre tableau de 2006, Red Cloud, comporte une surface rose composée de lignes peintes nouées les unes aux autres. Les contours de cette surface sont nés par l’application d’une couche de peinture blanche sur toutes les lignes peintes solitaires qui se détachaient du nœud. Dans Scrumble 2, c’est l’inverse qui s’est produit, en couvrant les nœuds sales et en sauvegardant les bouts ballants.
57 Cf. Hans Theys, Congé annuel, L’usine à stars, Liège, 2007, p. 48.
58 Ibid : 49.
59 Cf. En avant la musique! Dans : Hans Theys, Walter Swennen, Mukha, Anvers, 1994.
60 Cf. Hans Theys, Congé annuel, L’usine à stars, Liège, 2007, p. 52.
61 O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 261.
62 Nous pouvons spéculer à l’infini à ce propos, sans jamais pouvoir vérifier quoi que ce soit. Peu importe d’ailleurs. Tout le monde a une conscience de soi trouble, timbrée, perturbée, à la façon d’un collage, mais tout un chacun ne devient pas pour autant artiste. Le fait d’être timbré n’est pas une condition suffisante pour être artiste.
63 Simon Leys, Le studio de l’inutilité, Flammarion, 2012, p. 18. Toute la pensée de Leys semble imprégnée de son aversion pour le langage pompeux. Dans un autre passage, où il explique qu’il emprunte son pseudonyme à un personnage de roman de Victor Segalen, il s’empresse d’ajouter que, s’il avait su que ce roman de Segalen connaîtrait un regain de notoriété, il aurait préféré choisir un « banal patronyme flamand » du genre Beulemans ou Coppenolle. À la fin d’un essai sur Lu Xiaobo et les connexions entre le parti chinois et la mafia, il se demande pourquoi les diplomates belges n’osèrent s’excuser qu’officeusement pour les affronts diplomatiques que ses fils avaient essuyés. Il n’avait qu’à être moins raffiné et humble, se dit-on, et prendre un patronyme plus guindé comme pseudonyme. Enfin, tant que j’y suis, j’aimerais relever que Leys, tout comme Hannah Arendt, trouvait que le meilleur ouvrage de Nabokov est celui qu’il a écrit sur Gogol. Et j’adhère sans hésitation. Il n’est plus bel ouvrage sur la primauté de la forme en littérature. Ibid : 120 et 156.
64 Dans les années soixante-dix, Swennen réalisa un roman-photos sur une dame qui tapait sur une machine à écrire, et dont le texte ne comportait qu’une seule phrase : « Je m’en vais ». Latham Scholes (1819-1890), l’inventeur de la première machine à écrire pratique et du clavier Qwerty, est une figure récurrente dans ses écrits. Lorsque je demandai, un jour, à Swennen, il y a des années de cela, s’il aimait l’œuvre de Serge Gainsbourg, il me répondit qu’il appréciait quelque peu la chanson intitulée Laetitia, qui débute par ces lignes : « Sur ma Remington portative / J’ai écrit ton nom Laetitia / Elaeudanla Téïtéïa. » En fait, une machine à écrire est un instrument pour faire de la poésie concrète, parce qu’une frappe erronée est vite faite. « J’aime aussi les machines à écrire parce qu’elles permettent de décaler une lettre un peu trop à gauche ou à droite, » me confia Swennen un jour, « comme s’il s’agissait d’une frappe de Monk. »
65 Max Stirner, Œuvres complètes, L’unique et sa propriété, L’âge d’homme, Lausanne, 1972, p. 244.
66 Cf. Max Stirner, The Ego and His Own, Jonathan Cape, Londres, 1971, p. 137.
67 On peut également modeler avec cette technique, comme l’a démontré Cézanne, mais là n’est pas le propos. Cf. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions du Seuil, Paris, 1981 (2002), p. 131.
68 Clement Greenberg, Art et Culture, Macula, Paris, 1988, p. 172.
69 Ibid : 186.
70 Ibid : 173.
71 Hans Theys, Congé annuel, L’usine à stars, Liège, 2007, p. 52.
72 « Le réel », qui est inimaginable, adopte alors tant la forme de la « personnalité » de Swennen que celle des tableaux eux-mêmes, qui restent hors de notre portée. Les tableaux redoublent l’insaisissabilité. Ils essaient d’échapper à tout sens ou à toute signification.
73 « Et c’est d’ailleurs ce qui me gène dans la peinture : à travers ses matières, ses formes, il y a quelque chose qui pense et je n’ai que des mots pour en rendre compte … » Daniel Arasse, Histoires de peintures, Gallimard, 2004, p. 26.
74 « Je ne m’intéresse pas au sujet ou au contenu en soi, ni à la satire, ni à l’engagement social, ni à quoi que ce soit grevé d’un sujet ou d’un contenu. (…) Je tolère le sujet ou le contenu comme un effet secondaire de la surface. » Jean-Claude Lebensztejn, Malcolm Morley, Itineraries, Reaktion Books, Londres, 2001, p. 51.
75 « À partir de ses années superréalistes, lorsqu’il cessa de peindre d’après nature un paquebot au profit de cartes postales, Morley fut essentiellement un peintre de natures mortes … » Ibid : 182.
76 Étienne Gilson, Painting and Reality, Pantheon Books, New York, 1957, p. 26.
77 Ibid : 23.
78 C’est Griet Steyaert, historienne de l’art et restauratrice de ce tableau, qui me l’a fait remarquer. Comparez avec cette observation-ci de l’historien de l’art Dirk De Vos à propos du Portrait de Giovanni Arnolfini et son épouse (Jan Van Eyck) : « La vision de la chambre correspond à l’image qu’on en aurait si l’on se trouvait vraiment dans l’embrasure de la porte, comme les deux personnages en bleu et en rouge. Pourtant, cela est impossible. La perspective en haut est plus fuyante qu’en bas ; les figures semblent trop proches du plafond et le lustre pend peut-être trop bas, bien que tout cela semble reprendre les bonnes proportions dans le reflet du miroir. L’astuce picturale crée une incroyable suggestion de proximité et de compacité spatiale, un effet que l’on obtient en photographie, mutatis mutandis, dans le meilleur des cas avec un téléobjectif. » Dirk De Vos, De Vlaamse Primitieven. De meesterwerken, Mercator, Antwerpen, 2002, p. 59. (Les mises en italiques sont miennes.)
79 Dirk De Vos, à qui j’emprunte ces conclusions, affirme que le tableau montre aussi un écoulement du temps. Cf. Ibid : 77.
80 Ibid : 10. Dans son ouvrage L’Automne du Moyen Âge Huizinga écrit la même chose à propos de la symbolique des couleurs au moyen âge.
81 Ibid : 11. Dans un essai sur Michel François, j’ai établi un rapport entre cette idée et Freud. L’année dernière, j’ai lu que Daniel Arasse en avait fait autant : « J’ai d’ailleurs été frappé de lire dans un manuel d’iconographie de Vincenzo Cartari publié à Venise en 1556, Les Images des dieux des anciens: ‘Il n’y a pas à s’étonner de voir que les dieux des anciens sont enchevêtrés les uns avec les autres, qu’un même dieu montre souvent diverses choses et que divers noms signifient parfois une même chose.’ Cela m’a rappelé immédiatement un texte de Freud … » Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2004, p. 309. Cf. Hans Theys, Michel François. Carnet d’expositions 1997-2002, Ursula Blickle Stiftung, Kraichtal, 2002, p. 14.
82 Dirk De Vos, De Vlaamse Primitieven. De meesterwerken, Mercator, Antwerpen, 2002, p. 14.
83 Ibid : 12-13.
84 Cf. Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2004, p. 76.
85 « C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal. » Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Éditions du Seuil, Paris, p. 90
86 Cf. p. 34 de la présente publication.
87 O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 264.
88 « Et l’énigme est en fait une épreuve, un défi que le dieu jette à l’homme. » Giorgio Colli, Naissance de la philosophie, Editions de l’Aire, 1981, p. 84
89 O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 255.
90 Outre cette experience, il y a deux autres circonstances qui doivent lui avoir paru vides de sens et insensées : la mort d’une petite soeur, avant sa naissance, et l’emprisonnement de ses grands-parents maternels. Comme je l’ai écrit ailleurs, cette petite soeur décédée peut avoir été plus réelle pour la mère que le jeune fils qui est né après son décès et qui a mis tout en oeuvre pour se rendre visible à sa mère. Sachant que celle-ci semblait vénérer un oncle qui peignait, il a peut-être commencé à developper le rêve de devenir peintre. Ce qu’il n’a pas vu, par contre, c’est qu’elle se sentait probablement proche de cet oncle non pas parce qu’il était peintre, mais parce qu’il avait perdu un enfant lui aussi … Quoi qu’il en soit, Swennen développe une approche personnelle en peinture en appliquant la logique technico-tactique de son père, qui était ingénieur, pour créer de nouvelles formes … Ce même père, par contre, le jour du décès prématuré de sa femme, a partagé son sentiment que cette mort avait été provoquée par la vie bohémienne de son fils. Apparemment, il trouvait que l’existence de son fils manquait encore un rien de nocturne.
91 Swennen n’aime pas la suggestion selon laquelle il existe un “monde intérieur”, encore moins quand il faut par-dessus le marché l’« exprimer ». Il exècre, en outre, la notion d’« identité », d’une façon qui fait penser à Nietzsche.
92 La langue qui non seulement avait perdu son caractère absolu, évident et sécurisant, mais qui était également liée à un passé honteux, paradoxalement axé sur le rejet de la langue qui sera finalement parlée. Et quand cette langue est parlée, ce n’est pas d’une manière « parfaite », ce n’est pas du vrai français. Quand le père de Swennen entend un enregistrement de sa propre voix, il est choqué par son accent qu’il croyait irréprochable jusqu’alors.
93 Peut-être Swennen n’avait-il pas encore alors découvert la liberté de jouer avec les mots et ne s’est-elle révélée qu’après avoir découvert la peinture vide de sens.
94 Cf. O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 253. Freud reprend l’opinion courante selon laquelle l’effet comique d’un mot d’esprit provient d’une impression initiale de sens, qui est remplacée aussitôt par une impression de non-sens : « Ce que durant un moment nous tenons pour sensé », écrit Kraepelin cité par Freud, « se présente devant nous comme totalement dénué de sens. » (Sigmund Freud, Œuvres Complètes. Psychanalyse. VII. Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, PUF, Paris, 2014, p. 20.) Freud appelle cela le sens dans le non-sens. Plus tard, il revient sur le sujet en affirmant que le mot d’esprit protège le désir de jouer avec les mots contre la critique de la raison en conférant à ce jeu une signification momentanée. (Cf. Ibid : 148.)
95 Ibid : 154.
96 Ibid : 107.
97 Ibid : 131.
98 Ibid : 134.
99 Ibid : 149.
100 Ibid : 148.
101 Ibid : 148.
102 Ibid : 52.
103 Ibid : 15.
104 Tel est le concept de la divinité chez Héraclite: ‘L’Un, la sagesse unique, refuse et accepte d’être appelé du nom de Zeus’. Le nom de Zeus est acceptable comme symbole, comme désignation humaine du Dieu suprême, mais pas comme désignation adéquate, justement parce que le dieu suprême est quelque chose de caché, d’inaccessible.’ Giorgio Colli, Naissance de la philosophie, Editions de l’Aire, 1981, p. 73. Cependant, Colli ne se demande pas pourquoi un Dieu devrait rester inconnaissable.
105 Ibid : 71.
106 Cité par Colli. Ibid : 61.
107 Comparez avec l’observation de Colli (Ibid : 42) selon laquelle en grec, les mots pour « arc » (βιός) et « vie » (βίος) comportent les mêmes phonèmes (seul l’accent change). Ce faisant, le Dieu à l’arc (Apollon) devient le Dieu de la vie et de la mort. Dans l’extrait 51, Héraclite parle d’une conjonction de forces opposées, comme sur l’arc et la lyre. La lyre, que l’on fabriquait également avec les cornes du bouc, était le deuxième attribut d’Apollon. Nous voyons pourquoi : parce que le son identique des mots (arc et vie) et la ressemblance formelle entre un arc et une lyre ne pouvaient que produire une image plurivoque utile.
108 Le 16 décembre 1957. Cité par Hannah Arendt in Vita activa, Boom, Amsterdam, 1994, p. 229.
109 Paul Feyerabend, Tegen de methode, Lemniscaat, Rotterdam, 2008, p. 206-207.