Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Raoul De Keyser - 2008 - Nieuwe aardappelen / nieuwe flarden [NL, interview]
, 7 p.




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Hans Theys


Nouvelles pommes de terre / nouveaux fragments
Entretien avec Raoul De Keyser

 

Six heures du matin. Du bec d'un merle, jaillissent des coudes jaunes qui scintillent encore dans ma tête tels des îles lumineuses dont les contours impensables ne cessent de se modifier. Je n'arrive pas à dormir car hier soir, j'ai rencontré Raoul De Keyser (°1930). Et j'ai oublié de lui demander quelque chose à propos des découpages de Matisse. Et je dois maintenant tout noter avant d'oublier… Avant-hier, j'ai regardé pour la première fois quelques-unes de ses toiles avec attention, projet que j'ai postposé autant que possible, me rappelant ma conviction qu'il faut reporter certaines rencontres ou tentatives de comprendre les choses aussi loin que possible, histoire de conserver suffisamment de beauté à l'état brut pour les jours et les nuits à venir.
    Les toiles venaient d'arriver à Anvers et elles avaient été déballées pour moi.
Elles reposaient sur le sol. J'ai rampé de toile en toile, émerveillé par leur facture aérienne. ‘Un exercice en blanc !’ pensai-je. ‘Un retrait total des armées et une mise à nu des armes ! Mais alors sans pathos… Tel un poète qui, avec trois mots transparents, évoque toute la puissance de la littérature sans oublier de révéler aussi son fragile squelette…’ 

Ne fléchissant pas devant ma tâche désespérée, qui consiste à vous transmettre une part de mon émotion, et renonçant pour une fois à mon refus de comparer des œuvres d'art à autre chose, je restitue ici quelques lignes de l'œuvre de Nescio choisies au hasard : ‘Les collines étaient trop basses et pas assez escarpées, vraiment pas de quoi être épuisée ! Et il fallait qu'elle s'épuise de peur que son trop-plein d'énergie ne la fasse éclater en fragments de poétesse, femme et courtisane. Au sommet, ils contemplèrent un vallon dont les versants étaient tapissés de parcelles carrées noires, jaunes et vertes et de bosquets de pins séparés par des taillis de chênes. Au-delà, dans la plaine, à des kilomètres à la ronde, rien de particulier, seul un morceau de fleuve rectiligne, large, qui fuyait au loin, jusqu’au moment où il se perdait dans un méandre. Et puis, sur les berges, minuscules, les appentis rouges des briqueteries et leurs cheminées, hautes et malgré tout perdues dans l'espace…’
Des voiles blancs, transparents, peints rapidement qui, par leur superposition, dévoilent ici et là ce qu'est une peinture. Des toiles extrêmement fines qui célèbrent malicieusement la peinture. Ni tentative de briser la force de l'image dans une facture désintégrée comme chez Tuymans, même pas une spéculation tactique sur le basculement d'un mauvais dessin dans une peinture, comme chez Swennen. Juste peindre. De manière tellement fine que l'image qui pourrait s'en dégager ne reposera que sur l'ossature la plus fine, vu qu'elle n'existe que par l'emboîtement des pseudo-aplats les plus fins. Finesse donc. Avec ici et là une tache laissée blanche ou ajoutée, parfois grasse, mais généralement fine. Quelle audace ! Pensai-je. Quelle force ! Qui oserait réaliser une œuvre encore plus fine ? Si joyeuse ! Si dansante ! Si libre !

Après avoir examiné les nouvelles toiles, j'ai parcouru la ville sur un vélo de prêt aux côtés du jeune sculpteur Michael Wiesner. Le temps était clair. Lorsqu'une jeune mère a ouvert une fenêtre au deuxième étage d'un immeuble, un crochet de lumière a projeté une encoche éblouissante sur la façade de l'autre côté de la rue. « Tes sculptures sont belles, » criai-je pour couvrir le bruit de la circulation, « mais elles n'ont ni pied ni dos. Ce n'est pas grave, mais tu dois le savoir… Tu pourrais aussi leur donner un dos et peut-être les exposer avec une sorte de support, comme on expose les portes Africaines. Regarde ce haricot plat en marbre blanc de Giacometti. Je pense qu'il est exposé sur une sorte de petit support. »
    « De quoi vas-tu parler avec Raoul De Keyser ? » cria Michael par-dessus le spectacle baigné de lumière. « Il ne veut pas me parler, » répondis-je. « Il ne veut pas être interviewé. Il en a assez. Il a été interviewé récemment et il en a été malade. Mais j'ai insisté. Et finalement, il a consenti. Il ne veut pas être interviewé, mais il est disposé à discuter. A condition que cela ne dure pas plus de vingt minutes. Et il ne veut pas expliquer ce que racontent ses peintures ni comment elles ont été réalisées. Et il ne veut pas que je lui pose des questions concernant d'autres artistes… Il a parfaitement raison. »
    Nous roulions à vive allure dans cette ville qui tombe en morceaux, slalomant entre voitures, autres taches de couleur, ombres soudaines et trous de lumière. « Mais de quoi vas-tu parler, alors ? » cria le jeune homme. « Je ne le connais pas, » répondis-je. « Soit il prend son œuvre totalement au sérieux et la considère comme une sorte de mission mystique, soit on doit pouvoir lui demander s'il trouve lui aussi les deux taches jaunes sur le bord de la peinture Ready amusantes et comment il les a appliquées. Et s'il ne répond pas, je dirai que Bacon les aurait réalisées en projetant la peinture, ce qui n'est pas vrai, bien sûr, parce qu'elles sont beaucoup trop grandes et trop précises, mais elles ont cependant une fonction semblable à celle des blanches déjections de mouettes de Bacon car elles semblent avoir glissé devant la peinture et suscitent une profondeur picturale supplémentaire. Et si cette remarque ne le fera pas parler, ce sera difficile. »


La conversation qui ne pouvait pas être une interview

C'est le soir. Raoul De Keyser est assis dans une pièce secrète, sur une chaise longue parce qu'il s'est récemment blessé au dos. Au mur, devant lui, est apposée une magnifique affiche sur laquelle figure le dessin d'une silhouette féminine de Giacometti, imprimée en bleu. A côté de cette affiche, une dizaine de cartes postales et deux affiches sur lesquelles figurent des représentations de quelques tableaux à lui. Au-dessus du cache-rail, repose un nuage blanc de Luk Van Soom. Je remarque également une bibliothèque restreinte, destinée à un usage journalier. Je reconnais le livre Beeldarchitectuur en Kunst de Jean Leering, le Voyage en Italie de Goethe, Matisse at Villa Le Rêve de Marie-France Boyer, un livre de Paul Léautaud et des livres sur Seurat, Henry van de Velde, Warhol, Giacometti et Picasso.

- J'ai vu vos nouvelles peintures hier. Elles forment un exercice en blanc aérien. Elles sont très amusantes.

Raoul De Keyser: Oui, c'est ce qu'on dit parfois de mon œuvre.

- Par exemple, les deux îles jaunes au bord de la peinture ‘Ready’. Elles sont amusantes parce qu'elles racontent quelque chose sur la réalisation des peintures, alors qu'elles devraient se taire. Elles ont quelque chose d'inapproprié parce qu'elles veulent malgré tout exister. Elles veulent être là sans répondre aux attentes ni aux habitudes. Ce sont des ‘pommes de terre’ : des formes qui ne sont pas des formes reconnaissables… Comment les avez-vous appliquées ?

De Keyser : (Silence.)

- Bacon les aurait projetées.

De Keyser: La petite œuvre lilas que vous voyez là a également été réalisée par projection de peinture. (Il désigne l'une des cartes postales accrochées au mur sur laquelle est représentée l'œuvre Bleu de ciel de 1992). Et l'œuvre derrière vous. (Il s'agit de Front qui figure en page 77 du catalogue de l’exposition Troublespot). J'ai lancé le tube de loin. Il faut alors redouter les sauts de carpe.

- Vous avez réalisé la sous-couche avec un chiffon ?

De Keyser: Oui. Tout comme j'ai travaillé le résultat final de cette toile avec mon chiffon parce que je trouvais la trame trop belle. (Il désigne la peinture Lok de 1995, Ludion, p. 66. Le titre, qui y est traduit par Decoy, fait fi du clin d'œil au mot Français 'loque'.)

- Que sont les sauts de carpe ?

De Keyser: Si c'est le bout du tube qui touche d'abord la toile et s'il bascule, le résultat peut être bizarre… Cela peut aussi créer une entaille… Vous voyez, il faut toujours rester vigilant…

- Pour réagir de manière adéquate lorsque la peinture fais un pas elle-même.

De Keyser: Si l'adversaire lâche quoi que ce soit, vous devez en tirer parti. Beaucoup de choses ne sont pas établies au préalable… Des choses secondaires peuvent par exemple devenir essentielles… La peinture Crook est par exemple partie d'un dessin, mais l’angle du dessin était différent.

- Que signifie le mot ‘Crook’ pour vous ?

De Keyser: Un coup de coude… Je devrais vérifier dans le dictionnaire…

- (Je feuillette le dictionnaire.) Voilà: ‘Un coude, une courbe ou un crochet… Tout objet crochu ou courbé. Un criminel professionnel…’

De Keyser: (Sourit.)

- Je me demande, pour chaque artiste, de quelle manière sa vision a été générée par une sensibilité antérieure à son œuvre. Mais dans votre cas, cette question semble absurde car le rythme visuel de votre œuvre est tellement lié à la texture des peintures que vous cherchez en permanence une forme d'ambigüité : les lignes bleues de ‘Closerie V’ ne représentent pas une persienne, mais elles en évoquent l'image. Vous rappelez-vous, dans votre cas, une telle sensibilité antérieure ou pensez-vous que c'est la peinture qui a donné naissance à votre monde visuel personnel ?

De Keyser: Je pense qu'il est entièrement le fruit de la peinture.

- Sans votre œuvre, je ne pourrais naturellement pas parler de votre sensibilité visuelle parce qu'il n'y aurait rien à voir. Et vos œuvres sont de véritables peintures de peintre dans le sens où elles sont le fruit d'une réflexion peinte sur la peinture. Mais d'après moi, votre vision de la réalité s'est sans doute délitée autrefois en divers aplats. Ou certains aplats se sont parfois montrés très autonomes.

De Keyser: Vous me faites réfléchir. (Rire.)

- Giacometti essayait de dessiner la matière gonflante cachée sous l'image que nous projetons sur celle-ci. Sur cette affiche, nous voyons les formes gonflantes ou creuses d'une femme dans des cercles bleus, aériens… L'œuvre nous émeut parce que nous reconnaissons ces tourbillons alors que nous ne nous rappelons pas où nous les avons déjà vus… Il y a deux semaines, à Paris, j'ai regardé longtemps avec mon fils Cyriel une tête étroite ressemblant à un poisson-lune. « On dirait que cette tête bouge, » a dit Cyriel. Et c'était le cas. Lorsque nous sommes sortis, j'ai vu trois personnes qui avaient une tête comme celle-là : étroite comme le corps d’un poisson-lune. La troisième était une femme avec de grandes lunettes noires. Les lunettes n'enlevaient rien à cet effet.

De Keyser: Il se trouve que j'ai ici un livre sur Giacometti… (Il fait apparaître un petit livre qui était coincé entre la chaise longue et le mur). Il y a dans ce livre un découpage avec une photo qui m'a vraiment ému… Pour autant que nous puissions encore parler d'émoi ces jours-ci…

- Chaque jour, nous devons rappeler aux raseurs et aux donneurs de leçon de notre époque qu'il existe un émoi non sentimental, intellectuel que l'on peut susciter de manière visuelle…

De Keyser: Derrière vous, sur l'étagère, il y a le dépliant d'une exposition qui contient une autre photo de la même sculpture.

(Nous regardons ensemble deux photos en noir et blanc de L'objet invisible, une silhouette féminine en bois de Giacometti datant des années trente à l'aspect Africain ou Etrusque.)

- A Paris, ce sont les images de cette période qui m'ont le plus ému. Je les trouve incroyablement belles.

De Keyser: (Hoche la tête.)

- Mais vous voyez tout de même que le corps de la femme semble se désagréger ? Chaque partie du corps semble se comporter de manière autonome. Vous peindriez par exemple uniquement la vue de face de son fémur gauche et vous le laisseriez vagabonder dans la peinture.

De Keyser: Vous me faites douter…

- Je suppose que ce qui vous attire dans cette peinture, c'est justement le fait que la femme semble se désagréger. Visuellement, elle n'est maintenue que par le cadre du dossier derrière elle, exactement de la même manière que vous ajoutez, dans la partie inférieure droite de l'une des grandes peintures de cette exposition, un angle supplémentaire avec deux lignes blanches, épaisses.

De Keyser : Vous me dites qu'elle semble se désagréger… Je trouve plutôt qu'elle semble avoir été montée. Comme un empilage… Comment appelleriez-vous un empilage latéral ?

- Une belle question… Voulez-vous dire que nous pouvons considérer certains de vos tableaux comme des empilages latéraux ?

De Keyser: (Sourit.)

- Comment appelez-vous les formes indéterminées que l'on retrouve dans votre œuvre et qui nous font penser à des pommes de terre, mais des pommes de terre qui prennent parfois la forme de drapeaux effilochés, comme ici par exemple ? (Untitled, 2006. A voir dans le catalogue Zwirner de 2006.)

De Keyser: Je n'ai pas de mot pour nommer cela. Mais la tache que vous indiquez représente pour moi une balançoire en mouvement.

- Sur deux peintures, on peut voir en haut des coins rouges que vous avez utilisé pour donner à la toile son format avant de la tendre.

De Keyser: Oui, je tends mes toiles moi-même. Je suis fils de menuisier. Je veux garder le contact avec les choses… De plus, il est parfois bien que ces coins rouges restent visibles parce qu'ils aident à cerner la toile… Vous appelez mon exposition ‘un exercice aérien en blanc’. Pour moi, l'exposition se compose de deux parties. D'une part, il y a en effet les œuvres légères, de petite dimension, mais il y a d'autre part les deux grands travaux récalcitrants… J'ose travailler très vite, mais cette vitesse comporte de la précision. Parfois, ça doit se faire tout de suite, ça veut être fait.

- Vous parlez à présent de la vitesse de Léautaud qui voulait écrire chacun de ses textes d'une traite, mais pas sans faire des milliers d'essais, jusqu'à ce que le texte se soit stylisé par lui-même…

De Keyser: Je me rappelle avoir un jour préparé une sous-couche sur laquelle je voulais juste ajouter une ligne diagonale. Cela m'a pris des mois parce que je voulais que la ligne touche à peine la toile et parce que je craignais d'abîmer ma sous-couche. Cela devait se faire en un seul mouvement, comme un saut au-dessus d'un ravin… Mais il m'arrive aussi naturellement de vouloir appliquer une ligne amusante, dansante ou raide… Et en ce qui concerne le blanc… J'ai peint le fond de ces toiles dans des teintes très claires pour insister sur l'aspect aérien, mobile afin que l'on se demande pourquoi certains aplats ne s'envolent pas à deux mètres de la toile. Ils sont très indépendants les uns des autres…

- C'est vous qui le dites !

De Keyser: (Rit.)

- Dirk De Vos a écrit que vous réalisez vos peintures avec des aplats qui n'ont pas une fonction figurative, mais concrète, comme des fragments de plateaux de cinéma pivotants. Je pense que vous vivez dans un monde de loques flottantes…

De Keyser: Vous êtes sûr que vous n'avez pas étudié la psychologie ? (Rire.)

- Je suis désolé, mais votre temps est écoulé.


Montagne de miel, 22 février 2008