Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Luc Deleu & T.O.P. office-2009-Barricades, romboëders en sinusoïden [NL, interview]
, 2 p.

 

 

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Hans Theys

 

 

Barricades, rhomboèdres et sinusoïdes

De nouvelles œuvres de Luc Deleu et T.O.P. office

 

Épaulé par les collaborateurs Laurette Gillemot (depuis 1970), Isabelle De Smet et Steven Van den Bergh (depuis 1997) de T.O.P. office, l’architecte et artiste Luc Deleu poursuit sans répit une pratique multiforme qui a donné lieu à des attitudes, des sculptures, des dessins, des maquettes, des textes, des concepts urbanistiques et des réalisations architecturales.

Pour moi, Deleu est en première instance un homme large d’épaules, dont l’attitude, les convictions et le travail continuent à donner forme d’une manière impressionnante à l’idéal de liberté des années soixante. En second lieu, c’est pour moi un penseur. Peu de gens sont à même de retourner aussi vite des idées et des raisonnements et de les éclairer d’une façon surprenante que Deleu. Il pense comme Nietzsche : en envisageant à nouveau les choses sens dessus dessous, à l’envers, ou déformées. Il pense également en faisant arriver des choses : en les fabriquant ou en les faisant se matérialiser. Il essaie de réaliser des machines de pensée, qui génèrent elles-mêmes des formes et des idées. Il s’accroche à quelque chose (par exemple l’œuvre et les idées de Le Corbusier) et continue à les étudier, les déformer, les labourer, les mettre en question et les appliquer, non pour en savoir plus sur Le Corbusier, mais sur les problèmes que Le Corbusier a traités avant lui, sur le domaine professionnel, sur le monde, envisagé depuis le point de vue d’un urbaniste, d’un architecte et d’un artiste.

Ici, pas de « zombie abstraction », de « crap art » ou de « dumb painting », mais bien quelque chose d’ancien, de vrai, de solide, de poétique, de politique, de tordu, de rebelle, d’entêté, d’embêtant et de libérateur. La conscience qu’il existe des gens tels que Luc Deleu rend pour moi l’existence moins glauque. Cela n’a (presque) rien à voir avec « l’art » ou le « monde de l’art », mais avec la pensée agissante et la vie pensante.

Ces jours-ci, Deleu réfléchit aux barricades. Elles font immédiatement penser à son plan pour l’une des extensions du Parc de Middelheim, où il a dessiné un sentier de promenade en plein milieu duquel se dressait un arbre adulte. Elles font penser également à sa fascination urbanistique pour la circulation. Les barricades permettent de régler la circulation.

Aujourd’hui, nous envisageons depuis l’autre côté de la rue « la plus belle façade d’Anvers », comme Panamarenko a décrit un jour le jardin de rue de Luc Deleu. Laurette Gillemot raconte que ce matin, deux ingénieurs regardaient à nouveau les arbres d’un air préoccupé. Ils craignent qu’un jour, l’un de ces arbres pourrait produire soudainement une branche de 20 centimètres de diamètre qui interromprait le trafic des trams anversois. Nous rencontrons donc ici aussi l’idée d’une barricade, sans que cela ait jamais été voulu. (Deleu raconte qu’il n’a planté que quelques arbres dans son jardin de rue et sur l’arrière. Tous les autres arbres et arbustes sont venus d’eux-mêmes. Les arbres ont près de cinquante ans, mais ont encore l’air tout jeunes. Seul celui qui a planté lui-même des arbres et les a laissé pousser librement sait combien de temps il faut pour qu’un arbre devienne adulte, et comme il peut être désespérément triste de voir disparaître un arbre.)

Luc Deleu : J’ai rêvé pendant longtemps de faire quelque chose de signifiant avec un seul conteneur. En fin de compte, j’ai eu l’idée de faire reposer un conteneur de 20 pieds sur un de ses coins. Cette sculpture se trouve à Bruxelles. Par la suite, j’ai voulu laisser flotter un conteneur de 40 pieds sur le lac de Neuchâtel, avec un contrepoids pour éviter qu’il ne chavire, mais cette proposition n’a pas eu de suite. Et puis, j’ai vu un jour un documentaire sur La Liberté guidant le peuple, la toile d’Eugène Delacroix dans laquelle Marianne se dresse sur une barricade, et j’ai eu l’idée de concevoir des barricades, par exemple avec les décombres de logements démolis ou avec des chaises de Rietveld. Je m’y suis mis très joyeusement, mais c’est un thème récalcitrant. Heureusement, il y avait les barils de pétrole de Christo à Paris et la barricade de Panamarenko avec des blocs de glace sur la Place Conscience ; j’étais donc en bonne compagnie.

- Comment es-tu arrivé aux chaises de Rietveld?

Deleu : J’aurais aimé construire une barricade avec des meubles, mais je voulais d’abord l’essayer en miniature. Mais comment trouver des modèles réduits ? La société Vitra réalise des modèles réduits, mais ceux-ci sont beaucoup trop chers. Ils augmenteraient inutilement le prix des maquettes, et Vitra n’en vaut pas la peine. C’est ainsi que je suis arrivé à la chaise de Rietveld, que je pouvais réaliser facilement moi-même. C’était d’ailleurs aussi le but de Rietveld : créer une chaise que tout le monde pouvait assembler soi-même. C’est l’un des rares meubles modernistes qui n’est pas protégé.

- Les barricades ajoutent un nouveau programme à la fonctionnalité des meubles et immeubles modernistes.

Deleu : Je n’y avais pas encore pensé jusqu’alors. Mais c’est aussi de cela qu’il s’agit dans l’art : que chacun puisse lire une œuvre à sa propre manière.

- À l’exposition chez Annie Gentils, nous voyons quelques maquettes de barricades, mais également deux maquettes et quelques « panneaux didactiques » qui découlent du projet « Orban Space », dans lequel T.O.P. office donne forme à une réflexion urbanistique à l’échelle de la terre.

Deleu : En cherchant un appareil de concepts pour Orban Space, je me suis dit qu’il fallait tout de même bâtir différemment dans une plaine, dans les montagnes ou près d’une rivière. J’ai donc demandé à des géographes s’il existait une sorte de lexique de formes de terrain, mais ils n’ont pas pu m’aider. Jusqu’à ce que, après trois ans de tâtonnements, je tape les mots « land forms » sur Wikipedia et découvre un chapitre complet consacré à ce sujet.

Lorsque j’ai voulu traduire les typologies existantes de façon architectonique, cela n’a pas réussi avec des formes rectangulaires. Voilà pourquoi j’ai demandé à Isabelle De Smet de jeter un œil aux poissons et oiseaux d’Escher. Parce que ces formes comportent une ligne courbe et une ligne dentelée, on obtient tout de suite un résultat plus naturel. Isabelle a mis alors au point une pièce de puzzle avec laquelle nous pouvons traduire de manière architectonique différentes formes de terrain. Je me suis laissé inspirer également par un ouvrage de Viollet-le-Duc, qui a mesuré le Mont Blanc et a vu que toute la montagne était constituée de rhomboèdres. Nous avons également utilisé des fractales.

Finalement, nous avons créé environ quatre-vingt-dix formes de terrain, tant petites que grandes, toutes sur la base de la circonférence de cette seule pièce de puzzle. On le voit aussi aux maquettes, qui peuvent représenter aussi bien un jardin d’enfant qu’un centre commercial ou une province. Steven Van den Bergh a réalisé toutes les parties volcaniques et arctiques. Moi, j’ai travaillé assez longtemps à la forme des rivières : des sinusoïdes entrelacées. Ici et là, nous avons dû tricher pour faire le raccord entre différentes formes de terrain. Tu sais que j’aime le design aléatoire. En fin de compte, les choses doivent avoir l’air naturelles, même si nous avons tout imaginé nous-mêmes. Ça a bien marché ici, je trouve.


 

Montagne de Miel, 9 juin 2016