Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Panamarenko - 1993 - Town Ho ! Chabaritch ! Au-delĂ  du pouvoir ! Etc. [FR, essay]
Texte , 12 p.




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Hans Theys


Town Ho ! Chabaritch ! Au-delà du pouvoir ! Etc.
Quelques remarques de Dr. J.S. Stroop, Mémé Dubois et Bedrich Eisenhoet, copiées par Hans Theys

 

Généralement, nous ressentons ce qui vaut pour tous ; nous l'appliquons à toutes les circonstances. Nous n'accordons aucune considération à l'exceptionnel et au nouveau, alors que l'expérience se trouve précisément là…

Leopold Flam

I

(Eisenhoet parle.)

Montrez-moi cent photos des œuvres du sculpteur ou du peintre devant lequel vous tombez à genoux ou en pâmoison - je n'en ai rien à battre de la manière dont vous donnez forme au mythe de l'admiration -, montrez-moi cent photos et je… Ah, vous les avez déjà en poche, dans une belle enveloppe… Laissez-moi y jeter un coup d'oeil car je suis toujours curieux de rencontrer des personnes ou des choses nouvelles, sensibles, fortes… Mais ce sont toutes… des photos de peintures ! Et cet autre petit paquet que vous avez si adroitement extrait de votre poche… Ma parole, ce… ce sont des sculptures ! Des centaines de sculptures ! En bronze et en pierre, finement ciselées, des seins et des fesses, un torse masculin, et ici… C'est merveilleux ! Un éléphant ! Un éléphant en ciment ! Un Hasselblad en marbre ! Et même quelques œuvres abstraites, aux lignes ondulées et aux contrastes marqués ! Mais… ce sont… comment dire… ce sont… des SCULPTURES… en plâtre, en plastique et en bronze… Mais où est la nouveauté ? Où est… oui, où est le frais, le surprenant, l'imprévisible, l'insolent, le… oui… le vrai ? Cette tache, me dites-vous. D'accord, il y a bien quelque chose dans cette tache, et dans cette couleur, cette marque, ce trait, cette boule. Mais une tache, je connaissais déjà. J'en ai déjà fait plusieurs. Bien sûr, je ne connais pas toutes les taches. Jamais je ne pourrais m'imaginer toutes les taches. Toutes ! Et toutes leurs combinaisons ! Quelles couleurs ! Quelles formes ! Quelles compositions ! Jamais je ne pourrais me les représenter toutes.

Vous l'aurez compris : cette démonstration serait trop facile. En outre, elle ne nous apprend rien de positif quant au caractère spécifique de l'œuvre qui échappe. Toute aussi merdique qu'elle est, cette démonstration nous apprend uniquement ce que cette œuvre n'est pas, ce qu'elle ne veut pas être ou ce à quoi elle essaie d'échapper. Mais à supposer, pour l'instant du moins, que nous ne voulions pas définir positivement cette œuvre, qu'en d'autres mots nous ne voulions pas la réduire à des mots ou à des notions que nous connaissions déjà, parce qu'alors l'aspect spécifique de cette œuvre nous échapperait certainement, il devient intéressant d'examiner une nouvelle fois l'activité de nos sculpteurs et artistes peintres.

Et puis, non. N'examinons rien. Voyez comme ils regardent craintivement par-dessus leur épaule. Voyez comme ils tremblent… Voyez aussi comme ils deviennent de plus en plus petits, les pauvres… Ils ne cessent de s'aplatir ! On dirait qu'ils croulent sous un poids immense ! Mais nous ne voyons rien… Comme s'ils savaient quelque chose que nous ignorons ! Mais que savent-ils donc ? De qui ont-ils si peur ? Qu'est-ce qui les écrase ? Mais… ce sont leurs propres toiles ! Leurs propres belles peintures et belles sculptures ! Si belles, si majestueuses, si décentes, si exactes, si sublimes, si vieilles qu'elles doivent en écraser leurs insignifiants créateurs ! Voilà pourquoi ils se retournent avec tant d'angoisse ! Ils ont peur qu'un autre l'ait remarqué ! Leur maître, peut-être, qui regarde encore par-dessus leur épaule, même s'il n'est pas là, même s'il est enterré depuis des siècles, putréfié et rongé par un grouillement organique… Peut-être leur maître l'a-t-il remarqué, ou le curé du village, ou leur époux ou épouse, ou - horreur ! - l'Art lui-même, dans toute sa splendeur majestueuse et irréfutable ! Oui, c'est ça ! Epiés sans arrêt par le Grand Pontife et ridiculisés par leur propre création ! Ah, quelle image affligeante ! Mais qui les y a obligé ? Quel Dieu cruel a condamné ces frêles effigies à une vie aussi déchirante, féroce et douloureuse ? Qui ? Quoi ? Pourquoi ?

Leurs parents ! La vanité ! La faim ! L'ambition ! Ce même curé du village ! La lâcheté ! L'aveuglement ! L'habitude ! Quoi ? L'habitude ? Mais c'est quoi cette habitude ? Et qui peint par habitude ? Ces peintres et sculpteurs, ces écrivains, ces artistes doués ne sont-ils pas précisément les exceptions ? Eux qui résistent, qui se rebellent, qui consacrent leur misérable vie à remuer avec désintéressement le tas de merde du monde, à la recherche de cet Unique, de ce Grandiose, de ce Sublime qui dépasse tout le train-train et toute accoutumance ? Halte là, on ne suit plus. Laissez-nous reprendre notre souffle.

Si tu te fourres les doigts dans le nez, il grossira. Si tu te branles, tu deviendras sourd. Si tu louches quand sonne la cloche van Pieperzele… Si tu continues à boire bruyamment tu ne seras jamais… une vraie femme, un vrai homme, un vrai menuisier, un bon biologiste, un bon artiste peintre, tu ne trouveras jamais de mari, de femme, du travail, tu n'auras jamais d'enfants, tu ne pourras jamais acheter suffisamment de terrain pour y faire construire une maison avec un garage, etc.

Ne lèche jamais la lame d'un mixer si la fiche est encore dans la prise, car il était une fois un petit garçon… Fais toujours attention sur un escalator car il était une fois une femme aux cheveux longs…

La peur de la nouveauté, la peur du possible - électricité ! escalier roulant ! drogues ! manipulations génétiques ! - nous conduit à étouffer notre progéniture dans des règles de savoir-vivre, des règles de comportement, des manières de défaire de la morve, des manières de marcher (sans siffler), de manger, de parler, de penser, de s'exprimer. La force des règles innombrables dérive de la peur, de la crainte superflue qui doit protéger la progéniture contre un contact destructeur avec la réalité.

[Tu verras les fins renards, les téméraires, les spécialistes du gouffre qui ont courageusement entrouvert le rideau et regardé dans la nuit… pâles, très pâles, ils se retournent à nouveau vers le monde douillet et tout en s'agrippant fermement aux rideaux de leurs mains tremblantes, ils font rapport de leur expérience du gouffre. Et, un peu plus tard, lorsqu'ils se sont de nouveau installés au sein du public, savourant plusieurs rafraîchissements alcoolisés, leur place est occupée par un autre héros : il sait déjà qu'il ne pourra en aucun cas regarder trop longtemps et on lui a indiqué aussi où s'accrocher au rideau.]

La plaie ouverte et puante de notre tête doit être protégée de la lumière et c'est pourquoi nous enroulons un voile autour de notre tête, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien goûter, ne rien sentir, ne rien ressentir. Et parce que nous ne voyons rien, on nous enseigne les choses, comme on apprend aux enfants élevés dans une caverne ce qu'est le monde extérieur.

Mais ce rideau puant autour de notre tête ne nous protège pas seulement de la nuit et de la lumière, il nous préserve aussi de trop de choses vraies, délicieuses, jolies, amusantes dont nous ne pouvons rien savoir parce qu'il y a juste assez pour quelques fins renards qui, eux, ont regardé à travers leurs doigts… Stop ! Stop, dis-je. Pas de confusion ! Ceux-là qui ont un gros derrière et de belles manières vivent-ils d'une autre façon ? Ont-ils réellement accumulé des expériences ? Voient-ils ? Ces faibles prêtres qui auraient renversé toutes les valeurs afin de survivre, voient-ils quelque chose de plus que nous avec nos têtes emmaillotées ? Pas de confusion ! Nous devons dénouer cet astucieux écheveau de prétextes et d'intérêts, nous devons le dénouer ! Mais comment faire ? Nous devons le défaire par… par une chiquenaude ! Que dis-je ? En fait, j'aurais voulu écrire : par des coups de marteau (retentissants), mais je cherche une description plus précise, plus légère, un mot pour désigner ce geste nonchalant, cette occupation impertinente, cette effronterie éhontée, ces tentatives pitoyables d'être occupés naïvement à faire je ne sais quoi.


II

Bien entendu, chacun est libre d'interpréter l'œuvre d'un artiste d'une manière totalement personnelle - quand bien même il ou elle ne présente pas ses critiques sous cet angle -, mais la plupart de ces exégèses se résument habituellement à des réductions boiteuses, comme si l'inconnu, ou le Nouveau, ne pouvait prendre de sens qu'en fonction du connu. Le problème d'ailleurs n'est pas tant que la critique d'art classe généralement les œuvres étudiées dans des catégories consacrées, qu'elle est toujours à la recherche d'influences et qu'elle cherche à établir des liens plus ou moins spécieux (pour la plupart des artistes, cette approche semble la seule valable parce que leur travail lui-même en est né et que c'est justement à ces structures qu'il doit sa raison d'être), mais plutôt que le caractère spécifique d'une œuvre d'art qui semble transgresser ces catégorisations soit systématiquement occulté par un rideau de fumée fait de platitudes, de lieux communs et de concepts sclérosés

[(Stroop est encore saoul :) "Dada ! Pop Art ! Fluxus ! Nouveau Réalisme ! Il est clair que les collages de Panamarenko, ses happenings et certains objets des années de jeunesse, tu sais de qoi je parle, qu'ils présentent des traits communs avec des œuvres qui sont généralement rattachées à ces courants. Mais qu'est-ce le mouvement 'dada' en réalité ? Que veut dire quelqu'un qui utilise ce mot ? A quelles œuvres et à quels aspects de ces œuvres fait-il alors référence ? Outre les analogies avec 'dada', par exemple, il existe également des divergences. Ainsi, le 'dada' s'est fréquemment profilé comme de l'anti-art. Et qu'est-ce que l'anti-art ? La dislocation de la Forme. Débuter les phrases sans majuscules ! En fait, de l'Art encore plus Sublime. Ecrire des partitions musicales très intéressantes dont nul ne profitera jamais… Un jour, Thierry De Mey m'a fait entendre une magnifique musique jouée par des pygmées, qui se tenaient dans un lac et qui caressaient et frappaient l'eau de leurs mains, de leurs coudes et de leurs pieds. Là, aucune Forme n'est anéantie, il s'agit vraiment de musique (à l'opposé de toute forme connue). Si l'œuvre de Panamarenko doit se rattacher à un courant artistique quelconque, ce serait alors le barbotage de ces pygmées."]

La critique est ainsi victime de sa Forme. Alors qu'une œuvre d'art grandiose essaie de rendre visible un aspect de la réalité (ou des possibilités de l'art, ce qui parfois revient au même), demeuré jusqu'alors mystérieux, la critique essaie de l'interpréter en le ramenant aux aspects déjà visibles et connus parce que les moyens dont elle dispose l'y contraignent par nature. Une telle idée est triviale, bien entendu. Toute forme de communication s'inscrit par définition dans un cercle herméneutique : l'inconnu ne peut être transmis parce qu'il est inconnu et parce que les mots existants renvoient exclusivement à ce qui est connu. La nature même d'une œuvre d'art qui dévoile ou invente un nouveau monde d'expériences repose cependant sur une négation exacerbée ou arrogante de cette situation apparemment définitive.

[(Il est saoul et il le reste :) "Il n'y a pas de pensée plus suspecte que celle du Nouveau. Je frémis à l'idée que cette écrivasserie puisse un jour tomber entre les mains de G.R. Rien ne m'est plus proche que la Fin, mais en tant que véritable parvenu, je fuis vers l'avant. Même s'il n'y a rien de nouveau sous le soleil -véritablement rien, comme le constate G.R. à diverses reprises - de nouvelles expériences sont toujours possibles, parce qu'on ne manque jamais de faire l'expérience de l'une ou l'autre chose, si ce n'est la douleur, l'effondrement et la lente décomposition de toute chose et, ci et là, quelque fragment de beauté précaire. En dehors de cela, je suis convaincu que ces expériences ne sont jamais transmises, si bien que rien ne changera jamais, sauf ci et là sous l'entreprise de quelques fous. Et le fait de communiquer, de rendre visible, de rendre palpable ce que c'est finalement de faire l'imbécile, c'est ce que j'appelle le Nouveau (qui est en fait l'Ancien, et l'Unique, que je retrouve parfois dans le barbotage de Panamarenko). En ce qui concerne l'art, cela signifie pour des personnes comme Warhol, Beuys et Panamarenko, que les artistes ne doivent plus se préoccuper exclusivement de transmettre leur tourment intérieur sur du papier ou du canevas joliment grené, à coups de pinceau délicats !, ni qu'ils doivent se vouer entièrement à la démolition violente ou raisonnée du canon du jour ; cela signifie au contraire, qu'ils peuvent se consacrer à tout et à n'importe quoi, aux structures du Pouvoir, à la représentation de conserves de soupes ou à la construction de tricycles.]

Voici cinq ans, un de nous a tenté de démontrer que les diverses interprétations de l'œuvre de Kafka, publiées par dizaines de milliers, passaient sous silence le fait que l'essence même de la prose kafkaïenne semblait précisément s'appuyer sur la notion paralysante de l'inconnaissance du monde, qui rend impossible la formulation d'une ligne de conduite - ou l'interprétation définitive d'un fait quelconque.

["… il est impossible", dit Olga en parlant d'une lettre très importante qui joue un rôle essentiel dans Le Château, "d'apprécier les lettres comme il se doit ; elles changent sans cesse de valeur, les remarques qu'elles suscitent sont infinies et le point sur lequel on s'arrête est uniquement dû au hasard, de sorte que toute signification est fortuite".]

Les écrits de Kafka devaient se présenter comme insaisissables, c'est-à-dire, hors de portée de toute interprétation. Non pas afin d'en garantir la signification prétendument 'universelle', mais bien en raison de leur caractère spécifique : cette perception toute personnelle du monde que l'écrivain a essayé de rendre apparente et perceptible d'une manière aussi dépouillée que possible.

"Personne n'est à l'abri", a dit Ange Nevada. On n'y échappe pas. Toute expérience doit être réduite à des clichés, à des concepts déjà acquis et assimilés, à des notions abâtardies, à l'auberge espagnole du grouillement esthétique, à la fabrique de petites images, à l'expérience figée. Léonard de Vinci ! Le rêve de voler ! Le mythe d'Icare !

"Lorsque je commence à fabriquer la chose", a dit Mémé Dubois, "il s'agit naturellement bien de voler, mais quand je suis occupé, l'aspect le plus important devient alors la réalisation de l'objet. Et quand il est terminé, je me sens obligé de l'essayer, mais le temps ne presse pas car il existe divers aspects de ces écrous et de ces moteurs qui sont beaucoup plus intéressants et qui se raccrochent plus à l'idée de voler qu'au fait de voler en lui-même."

[La culture occidentale (je ne parlerai pas des autres cultures, bien que la formulation suivante soit greffée sur une phrase sur la culture chinoise, que Louis Peeters m'a lue à haute voix le 21 juillet 1988) est une culture de la gueule de bois. La fascination pour l'échec n'y est pas étrangère (comme cause et conséquence), ainsi que la relative absence de révolte. Nietzsche prenait du thé, Céline buvait de l'eau, Mémé Dubois boit du coca.]

"Il ne s'agit de savoir si la théorie du string est possible ou pas", (Mémé Dubois, 1989, dans Knockando), "elle n'est pas suffisamment compréhensible pour être vraiment élégante. En revanche, ma théorie est très élégante, elle."

[Encore Mémé Dubois, en 1972 : "Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports de force entre les choses, les matériaux qu'il est nécessaire d'utiliser pour rendre un appareil viable et qui déterminent, aussi, la forme. Si je construis un avion, par exemple, l'ensemble doit être aussi léger que possible et à la fin, j'aboutirai à quelque chose dont je n'avais pas la moindre idée au départ et c'est souvent beaucoup plus beau que tout ce que j'aurais pu imaginer. La plupart du temps, la forme la plus logique est aussi la forme la plus belle. De toute façon, beau ou non, le principal est de créer un objet dont je puisse dire : cela valait la peine que je m'en sois occupé ; un objet au sujet duquel on ne soit pas obliger de se demander : est-ce de l'art ou non ?"]

Il va sans dire que l'un des plus grands défis au niveau artistique consiste précisément à transmettre ce que serait cette expérience authentique. Si tant est que la démarche s'avère impossible, l'expérience, ou l'ouverture à cet égard, peut être suggérée. Cette suggestion s'appelle aussi poésie.


III

Une réflexion banale : s'il est vrai, comme le prétend Foucault, que la fascination occidentale pour la sexualité en tant que source de vérité ne prouve pas nécessairement que cette sexualité soit une forme de liberté illicite et nécessairement refoulée, mais plutôt un modèle de comportement encouragé par le pouvoir qui - à travers une habitude de confession psychanalytique et catholique - permet un contrôle radical de l'individu, on peut alors supposer que l'entreprise appelée Art fonctionne de la même manière : tant que l'individu pétillant s'exprime dans les limites des codes établis de l'art - avec la vérité (authenticité, exactitude, justesse) comme l'un de ces objectifs principaux - il continue à servir d'une manière contrôlable, car nommable, le cours des choses cahoteux et exécrable.

La banalité de cette réflexion repose sur l'idée que l'on se fait toujours du pouvoir comme étant une instance politico-économico-juridique (c'est-à-dire concrète, personnalisée, qui dirige les événements du monde à partir d'une citadelle imprenable). Le pouvoir (comme le décrit Foucault dans La volonté de savoir) est un fait immanent C'est la manière non discursive dont se présentent et s'imbriquent les processus économiques, les rapports de connaissances, les relations sexuelles et les développements artistiques. "Là où il y a le pouvoir", écrit Foucault, "il y a résistance et pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n'est jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir (…), par définition, elles [ces formes de résistance] ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir". C'est pourquoi Joseph Beuys se trompait lorsqu'il affirmait que "les frontières de l'art traditionnel" pouvaient être transgressées par un "art dans le sens le plus large du terme", un "concept créatif" fondé sur la "science de la liberté" et sur une "auto-détermination qui permet d'échapper aux forces qui viennent de l'extérieur". Une culture "entièrement libre et auto-déterminante" qui n'est plus le "jouet de représentants des minorités qui existent dans notre société et derrière lesquels se cachent les intentions fascistes et économiques des grands groupes financiers" n'est pas seulement impossible parce que "la culture est étroitement liée à la loi", comme Beuys le reconnaît, mais aussi parce que 'la culture' n'est pas imaginable sans la loi, quelle que soit le sens donné à ce mot.

"Toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l'autre côté", écrit Foucault, "toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu'il dit ou fait dire…".

Rien ne semble pouvoir exister hors du pouvoir car Le pouvoir s'appuie sur et se compose de la Forme de nos actes. En d'autres mots, le pouvoir ne nous dirige pas de l'extérieur, il vient de l'intérieur, il nous conduit à partir de nos 'propres' intentions et manières d'approche évidées et usées. Le pouvoir, c'est LA souplesse insidieuse de nos mouvements.

"Agacé par le retrait subtil de Ziethen", écrit John Holland Rose, "l'Empereur avait envoyé sa cavalerie à la rencontre des bataillons de l'arrière-garde prussienne dont quatre unités avaient été sérieusement décimées avant de trouver refuge dans une forêt". [John Holland Rose, Litt. D., The Life of Napoleon I, G. Bell and Sons Ltd., Londres, 1916, p. 463.]

En réalité, l'objectif de Napoléon consistait à écraser les Prussiens à l'orée de la forêt, mais il a été abusé par la Forme (la manière dont il s'imaginait un bois). Toutes les forêts, pensait-il, sont comme La Forêt, la forêt corse avec son maquis inextricable.

Tout est soumis à la Forme.

[Le concept Forme ne peut être interprété de manière trop restrictive. Une fois de plus, la Forme n'est rien d'autre qu'un mot qui recouvre une réalité changeante qui peut également être décrite par les mots habitude, convention, style, nom, pouvoir, structure, etc.]

La Forme garantit la potentialité, la visibilité, la tangibilité et le contrôle de tout objet, de toute pensée, de toute démarche, de tout événement. Mieux : rien n'existe sans la Forme. La Forme est la condition de tout.

La nature de la Forme repose sur la reconnaissance. C'est pourquoi elle est rigide. C'est pourquoi elle étouffe. C'est pourquoi elle paralyse.

La Forme est la condition paralysante de tout ce qui est.

La Forme est cet élément qui permet l'observation, la perception de la beauté, la connaissance, l'action, l'exercice du pouvoir. La Forme refoule la peur, elle est le sentier battu, le possible, le vivable, le supportable (ce qui n'éblouit plus, ni ne déconcerte, ni ne dérange). La Forme est toutefois aussi ce qui, finalement, rend impossible l'observation, la perception de la beauté ou la connaissance, parce qu'elle ne répond pas à la réalité foisonnante, parce qu'elle exclut les nouvelles expériences, parce qu'elle conduit à la résignation (la célébration d'une réalité délimitée et d'une expérience délimitée de cette réalité).

Là où Foucault se heurtait à l'impossibilité de penser ou d'agir hors du pouvoir, là où Deleuze commence à replier très sérieusement ses frontières (le pli !) Panamarenko conçoit son Toy Model of Space.


IV

En 1966, Marcel Duchamp a déclaré que devant une œuvre d'art, il n'éprouvait jamais étonnement, surprise ou curiosité. "Jamais", a-t-il dit. Il se considérait comme un défroqué involontaire. Il en était dégoûté. Le comble, c'était, qu'il ne comprenait pas pourquoi. Il ne pouvait l'expliquer.

Eisenhoet croit savoir pourquoi. En effet, cet art plastique n'est en effet que foutaise. Au diable ! ces petites trouvailles de monsieur Duchamp. On en a marre de ce bordel ! Nous devons nous agenouiller devant tout cela, certes, et nous nous agenouillons avec plaisir, comme auparavant devant d'autres Molochs, mais toutes ces cérémonies, qu'ont-elles à voir avec cette vague promesse de liberté que l'on associe généralement avec le mot 'art' ?

"A mes yeux", dit Gombrowicz dans sa dernière interview, "Genêt est bien sûr un grand créateur et peut-être même le plus grand artiste français parce qu'il a révélé une nouvelle réalité". Sans aucun doute, les ready-mades de Duchamp ont-ils également dévoilé une nouvelle réalité, quand bien même elle serait, comme chez Genêt, en premier lieu esthétique. De quelles idées ou choses se préoccupait en vérité Duchamp ?

[Lorsque Pierre Cabane demande à Duchamp quelle est son interprétation du Grand Verre, il répond qu'il n'en a pas, puisqu'aucune idée ne se trouve à son origine. Il ajoute que dans son œuvre il s'agit rarement d'idées, mais plutôt de petits problèmes techniques liés aux matériaux qu'il utilise, comme le verre, etc. (Voir Pierre Cabane, Entretiens avec Marcel Duchamp, Editions Pierre Belfond, 1967). Vrai ou faux, il n'en reste pas moins que la distinction de Duchamp entre l'art 'rétinien' et 'mental' est totalement artificielle et qu'elle reposerait exclusivement sur l'ajoute du résultat d'un jeu de Scrabble en guise de titre ("pour emmener l'esprit du spectateur vers des régions plus verbales"). "Aucune force extérieure ne peut accroître la puissance d'une œuvre artistique", écrit Victor Chklovski dans Mille harengs, "seule la structure même de l'œuvre a ce pouvoir". (Victor Chklovski, La marche du cheval, Editions Champ libre, Paris, 1973, p. 161.) Chklovski démontre que les œuvres d'art doivent être abordées comme des objets avec une texture volontaire et non comme une espèce de traduction de cette autre 'réalité' ou des idées de l'artiste. Un titre peut faire partie de cette texture (Polistes !), mais la distinction stupide et opportuniste faite par Duchamp entre l'art mental et l'art rétinien ne permet guère d'en tirer des conclusions sensées.]

Quel que soit l'angle de vision, la perception du monde qui a été révélée par les œuvres de ce flâneur est effroyablement futile. Des expérimentations ? Quoi qu'il ait pu affirmer (qu'il s'agisse de ses croisements adroits entre cubisme et futurisme, ses jeux sérieux avec des disques optiques ou ses moulages ou autres représentations dégoûtantes d'organes génitaux béants), Duchamp prend toujours l'art comme point de départ.

Mais l'Art est un mal ancien et un plaisir encore plus vieux. "Nous devons créer un nouveau plaisir", a dit un jour Foucault.

[Il ne s'agit ici aucunement de cette gaieté dont on nous rebat les oreilles mais de la possibilité de créer de nouvelles formes de plaisir, loin, par exemple, de toutes les règles déjà évoquées de la sexualité. Dans une interview, Foucault considère que le sadomasochisme crée des nouvelles perspectives de plaisir qui n'étaient pas envisageables auparavant. Pour lui, ces pratiques étaient une sorte de créativité, dont une des caractéristiques principales serait la 'désexualisation' du plaisir. L'on pouvait, voulait-il dire, faire du plaisir avec des choses très curieuses, comme des parties inusuelles de nos corps, dans des situations inhabituelles, etc. Une de ces situations inhabituelles est la science, dépourvue de son protocole.

Eisenhoet y ajoute aujourd'hui : pas un nouvel Art, mais de nouvelles formes de plaisir, de cohabitation, d'expériences et d'intensités. Un but désespéré, certes, mais un but quand même.

"Halte là !" s'exclame le lecteur encore plus éreinté mais toujours attentif. Expérimentations, dites-vous. Expérimentations ! Mais quelles expérimentations ? Et où est le rapport avec les véritables expérimentations de la Science ?"

Sans aucun doute faut-il faire une distinction entre l'évolution réelle de la science à travers les tâtonnements aveugles, heureux, fortuits, audacieux, obstinés de centaines de milliers de chercheurs anonymes (un ensemble confus de conventions indispensables et d'infractions tout aussi nécessaires à ces règles) et la digne image de l'assurance et de l'efficacité avec laquelle la science est actuellement associée ou présentée.

"J'ai quelque chose à dire sur l'Ordre, les Noms, les Descriptions, les Nombres et les Applications de Particularia", écrivait Nehemiah Grew en 1681. "Pour le premier point, je n'aime pas la raison invoquée par Aldrovanus pour faire commencer l'Histoire des Quadrupèdes avec le Cheval… Encore moins celle de Gesner, qui travaille de manière alphabétique. La véritable Échelle de la Création (une grande abondance de Choses pour la Raison de chaque homme qui se penche sur le sujet) est une question de Spéculation supérieure." En ce qui concerne la méthodologie de la science, la situation a peu évoluée en réalité depuis Nehemiah Grew. La science est utilisable, elle obtient des résultats remarquables, mais ses progrès sont maladroits. Les classifications de la biologie se fondent toujours sur des bases artificielles, Eysenck et Kamin argumentent encore quant à l'hérédité de l'intelligence (Burt a-t-il oui ou non falsifié ses enquêtes ?), la théorie de la gravitation selon la mécanique quantique est toujours fondée sur le graviton dont l'existence n'a jamais été prouvée, les astronomes ne s'expliquent toujours pas comment les systèmes galactiques seraient nés seulement trois cent milles ans après le Big Bang originel (toujours à l'état d'hypothèse), certaines formes de cancer sont encore guéries par des empoisonneurs et des bouchers anoblis, une grande partie des progrès de la science est toujours due à des découvertes fortuites, des hypothèses bancales ou même des falsifications.

Le progrès de la Science est en réalité une course d'obstacles désespérée. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Nous cherchons l'inconnu, nous cherchons des réponses à des questions que nous devons formuler nous-mêmes, nous cherchons le Nouveau.

"Je considère que ce livre vient à son heure", écrit Sir Derek H.R. Barton dans la préface d'un ouvrage consacré aux découvertes scientifiques fortuites. "Sa lecture vous démontre que le progrès scientifique ne peut ètre planifié. Un projet soumis à un mécène potentiel s'appuie sur la connaissance usuelle, pas sur l'inconnu. La science la plus intéressante doit se trouver dans le monde de l'inconnu. Et comment passer du connu à l'inconnu ? A mon avis, la meilleure manière consiste à aider ceux qui y sont déjà parvenus." (Royston M. Roberts, Serendipity. Accidental Discoveries in Science, Wiley Science Editions, New York, 1989).

Considérons la beauté insolite de cette progression à tâtons, de cette grande et facétieuse danse.


V

La force d'une œuvre d'art réside rarement dans la découverte dont elle découle, mais dans le pouvoir de l'artiste à transmettre des expériences en leur donnant forme.

Dans les quatorzième et quinzième chapitres de Contre Sainte-Beuve (Noms de personnes et Retour à Guermantes), Proust décrit comment le nom Guermantes l'avait frappé au cours de sa jeunesse comme étant "pleins de magnifiques images", et en quoi sa rencontre avec Mme de Guermantes fut une démystification. D'abord il y a le nom, et sa magie, puis il y a la chose nue. "Ils ne sont plus un nom", écrit Proust, "ils nous apportent forcément moins que ce que nous rêvions d'eux".

Le contraire est tout aussi valable : même les choses les plus simples sont éculées par leur nom.

["Les choses sont moins belles que le rêve que nous avons d'elles", écrit Proust, "mais plus particulières que la notion abstraite qu'on en a".]

"La présence simultanée de la chose et du nom, comme pôles extrêmes de la perception de la réalité", a dit Stroop, "font le caractère spécifique de l'œuvre de Panamarenko. Voici un travail qui témoigne d'une fascination pour des figures, des phénomènes et des événements presque mythiques, sans vraiment pour autant reléguer la chose à l'oubli".

[Dans les années 40, 50 et 60, les stars du cinéma, les personnages de B.D. et les protagonistes de la science et de la navigation spatiale ont repris le rôle de Mme de Guermantes.]

Un travail d'artiste se base sur une problématique tatillonne, entourée d'une aura impressionnante, ou sur une image sublime, que l'artiste s'approprie grâce à un bricolage désespéré de rouages. Le résultat en est double : l'artiste aborde les choses sans préjugé, sans se laisser limiter par des théories artistiques ou scientifiques, sans images préconçues, de manière à leur donner une nouvelle visibilité. Il leur donne simultanément un nouveau nom, comme Polistes, qui remet le mythe à l'honneur. Ce nouveau nom n'enferme pas l'œuvre dans une interprétation définitive, mais lui donne un caractère ambivalent et ironique, grâce auquel le mythe et la chose se relativisent et se renforcent mutuellement. Blablabla. Des machines ambitieuses et ingénieuses sont estompées par des aspirations plus grandioses encore (partir pour toujours dans un nouveau vaisseau spatial) qui, à leur tour, sont remises en question par l'air anodin de ces mêmes objets. Ainsi, le grandiose se transforme sans arrêt en minuscule et vice versa.

Caractère double et ironique, avec une attention simultanée pour la chose et le mythe, un manque insolent de rigidité et d'univocité… Blablabla.


VI

Stop ! Assez ! Assez de conneries à propos de la prétendue essence de l'œuvre suprême. L'essence ? Quelle essence ? "L'œuvre suprême", a dit Stroop, "est dénuée de toute tension tragique". L'a priori du sérieux, a-il dit, est la dernière trahison de l'authenticité.

Pesanteur ? Il n'y a pas de pesanteur ici ! Irresponsabilité totale ! Amusement ! Aucune préoccupation pour le sens profond du concept d'expérience, ni pour le dilemme de la Forme. De l'amusement ! De l'amusement nouveau ! Et s'il y a pesanteur, c'est à eux de le sentir.


Montagne de Miel, 3 juin 1993