Hans Theys ist Philosoph und Kunsthistoriker des 20. Jahrhunderts. Er schrieb und gestaltete fünzig Bücher über zeitgenössische Kunst und veröffentlichte zahlreiche Aufsätze, Interviews und Rezensionen in Büchern, Katalogen und Zeitschriften. 

Diese Plattform wurde von Evi Bert (M HKA : Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in Zusammenarbeit mit der Royal Academy of Fine Arts Antwerpen (Forschungsgruppe ArchiVolt), M HKA, Antwerpen und Koen Van der Auwera entwickelt. Vielen Dank an Fuchs von Neustadt, Idris Sevenans (HOR) und Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Luc Tuymans - 2005 - Les sourcils du clown [FR, interview]
, 18 p.

Abstract

In June 2005, having read in a book about raising young children that it can damage children to talk about things they do not understand, at the table, I wondered whether Tuyman’s repeated statement that his parents always had discussed the Second World War and the Holocaust at the table, was a covert or unconscious way of his to state that they had ignored him throughout his childhood. This hypothesis seemed to coincide with this other repeated statement of his, that his bedroom had been decorated with a painting representing a goose with a big black eye of which he thought, as a child, that one day it might swallow him. These two anecdotes put together seemed to explain why Tuymans, in nearly all his paintings, seems to ‘paint away’ things and people. So I visited him and askes him what he thought about this hypothesis.

The resulting interview is long, because Tuymans likes to expose his views. But when I finally got to the question whether his remark that his parents always talked about the Second World War really meant that they didn’t really talk with him, his reply was simple and straight. ‘Yes it does,’ he said, and then he changed the subject.



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Hans Theys


Les sourcils du clown
Entretien avec Luc Tuymans



Prélude

Tout dernièrement, alors que j’attendais le train sur un quai, je me suis retrouvé à proximité d’une dizaine de personnes, d’un certain âge, qui étaient de sortie. Ce qui me frappa, c’est qu’elles parlaient à tort et à travers, sans vraiment s’écouter les unes les autres, comme si le sens de leurs paroles importait moins que la possibilité d’émettre des sons et d’exécuter des gestes en une polyphonie et une danse de groupe certes confuses, mais non moins élégantes, un peu comme des oies qui se dandinent en rond tout en cacardant. Visiblement, le soi-disant sens des mots employés n’était que prétexte à un jeu de formes (tonalité, rythme, gestuelle) qui semblait éveiller, chez ces personnes, un sentiment de familiarité, de chaleur humaine et de sécurité.
    Certains, pour une raison ou pour une autre, n’arrivent pas à adhérer à ce genre de jeu d’ensemble. Ils prennent les mots au pied de la lettre, un peu à la manière des autistes. Ils ne savent pas comment se frayer une place dans ce genre de spectacle. Ils se sentent vite mal à l’aise. Quelque chose cloche dans leur façon d’être. Ils estiment qu’ils se sentiront mieux s’ils font quelque chose de spécial. Et c’est pour cette raison qu’ils deviennent des acteurs. Leurs actes deviennent un masque. Ils deviennent des clowns.   
    Certains clowns agissent à l’aide de mots. Ils ne cessent de parler. Leurs propos semblent très cohérents, très raisonnables et très réfléchis, mais leurs pensées sont impersonnelles, froides et dépourvues d’attention pour les autres. Ils semblent se comporter comme des oies, mais on note un peu de crispation dans leurs gestes. Leurs paroles ne forment pas un jeu d’ensemble, mais un monologue impératif. Leurs propos sonnent faux. Qui s’obstine à regarder ou à écouter ces clowns finit par ne plus ressentir que de l’angoisse. C’est l’angoisse de la matière qui s’auto-observe et qui bégaie.
    Certains clowns s’épousent et font des enfants.


Introduction

Il y a 22 ans d’ici, en 1983, j’étais ami avec l’acteur Johan Heestermans, qui avait plusieurs peintures de Luc Tuymans chez lui. Et lorsque j’appris, en 1985, que cet artiste allait exposer quelques-unes de ses œuvres dans la piscine des thermes d’Ostende, je décidai de me rendre au vernissage de l’exposition en compagnie d’Andrea Van Maele. Tuymans et le poète Bob Van Ruyssevelde se trouvaient à l’entrée de la piscine à côté d’un bac de bières, d’où ils extrayaient de temps à autre une bouteille. Je n’ai pas vu d’autres visiteurs. Lorsque je créai, trois ans plus tard, en novembre 1988, en collaboration avec Damien De Lepeleire, la revue NOUS, Tuymans fut le premier artiste à qui nous avons demandé de livrer une contribution. Nous nous sommes donc rendus à son atelier.

Sur place, il nous expliqua qu’il travaillait beaucoup avec des photos et il nous remit deux photos que nous pouvions publier. Dans son atelier se trouvaient des centaines de peintures, faces contre le mur, dont certaines ont désormais acquis une renommée mondiale. De Lepeleire se souvient surtout de la peinture représentant des oies. Personnellement, je me souviens de la précaution avec laquelle, lorsque nous quittâmes les lieux tous ensemble, Tuymans vida le cendrier dans un seau préalablement rempli d’eau et disposé à l’entrée ; de même que, après avoir quitté la maison, de la façon dont il se retourna cinquante mètres plus loin et fixa la maison pendant deux bonnes minutes. « Que regardes-tu ? », lui demandai-je. « Je veux m’assurer qu’il n’y a pas le feu », me répondit-il.  

De nos jours, Luc Tuymans est un artiste de renommée internationale. Une reconnaissance méritée. Son œuvre est poétique et complète. Il exécute de vraies peintures, d’un trait rapide et direct, en appliquant de belles et fines couches de peinture. Or, ses œuvres ne fonctionnent pas seulement comme une peinture, mais aussi comme une image : elles évoquent des images et des pensées sensibles et rationnelles, elles s’inscrivent dans l’histoire de l’image et elles incarnent une forme d’intelligence qui n’est pas exclusivement figurative ni discursive, mais qui considère les deux approches comme indissociables. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il parle sans cesse d’« images » et non de « peintures », même s’il crée ses images à partir d’une toile et avec de la peinture.

Ce qui m’a le plus touché chez Tuymans, outre la texture légère, parfois sensuelle, la température de la couleur et l’emploi de lignes d’ombre, c’est que ses œuvres génèrent des images instables. Je ne veux pas dire par là des images qui sont simplement floues ou difficiles à saisir, mais des images qui, par leur forme, font sentir que chaque image est une invention. Dès lors, toute tentative de le dissimuler – en faisant passer des pensées ou des images pour absolues – n’est autre que de l’abus de pouvoir ou de la vulgaire paresse. Tout le monde recherche des formes fixes ou des mots stables dans lesquels se nicher, mais l’œuvre d’art cherche à défier autant que possible les évidences. Je crois que Tuymans dirait qu’il « iconicise » des images précaires sans les institutionnaliser. Le but est de créer des images ayant une portée politique déstabilisante. Ses images révèlent des trous ou des déchirures dans la tapisserie du pouvoir. En même temps, et c’est pour cette raison qu’elles me passionnent avant tout, elles révèlent aussi des trous dans la tapisserie que nous drapons sur la réalité.

Dans le monde d’images de Luc Tuymans, nous sommes témoins de la rencontre entre une chambre d’hôtel et une chambre à gaz. La chambre à gaz est construite afin de tromper et de détruire. La chambre d’hôtel, elle, est aménagée pour nous procurer un sentiment de familiarité et de protection. Mais cette protection est un leurre. On sent que la chambre d’hôtel continuera d’exister, tandis que notre séjour, et par extension, notre séjour ici sur Terre, n’est que temporaire. L’aménagement de la chambre devient menaçant. C’est alors que surgit une faille. L’image que nous avons de la chambre d’hôtel n’est qu’un leurre. Que voyons-nous en fait ? Nous voyons une image que nous projetons nous-mêmes sur un faisceau d’atomes. Nous voyons une chambre d’hôtel issue de notre mémoire. Nous nous voyons, hésitants. Nous voyons un dessin de Hopper sans personnage. Nous ressentons une perte. Et puis, nous nous consolons à nouveau avec l’idée que quelqu’un a créé cette peinture.

Mais comment expliquer ce mécanisme ? Comment quelqu’un peut-il créer une image qui dépasse ou déstabilise la réalité visible et l’emploi courant, tautologique des images ? Comme le disait Borges, tout artiste crée ses propres précurseurs. Qui connaît l’œuvre de Tuymans y verra les compositions de biais et l’emploi des ombres tranchantes, presque noires typiques de l’œuvre d’Edward Hopper. Ses images ressemblent parfois à des peintures surexposées de Hopper (abstraction faite des personnages) dont seules les zones sombres sont encore visibles. L’œuvre de Tuymans rappelle aussi celle de Manet, à propos de laquelle Zola écrivait que les spectateurs étaient choqués, notamment, par les visages pâles et stylisés des personnages, qui tranchaient avec certaines parties noires, comme les sourcils. Chez Hopper, ce contraste s’exprime dans les yeux noirs, en apparence exorbités, de la femme dans Morning Sun. (Tuymans me confia à ce propos qu’il vit cette œuvre à Londres. Il décrivit les yeux en question comment ayant été « perforés au pic à glace ».) Se pourrait-il que les peintures de Manet tirent leur force politique de ces spécificités formelles précisément ? Je le crois bien. Et je dirais même que cela s’est vraisemblablement produit à son insu. Manet voulait certes se faire respecter et gagner des médailles au Salon annuel, mais quelque chose en lui faisait en sorte qu’il produisît à chaque fois des images insoutenables pour l’ensemble de ses contemporains, ou presque.

Pareille approche personnelle forcée, gênante et maladroite est inévitable. Parfois, elle est insufflée par des innovations techniques qui rendent de nouvelles formes possibles ; en général, elle part d’un regard posé différemment, qui recherche de nouvelles formes pour prendre corps et se distinguer des images et des œuvres d’art existantes.

Je pense que chaque artiste crée des images spécifiques qui sont issues de ce regard personnel et qui lui donnent corps : une grille qui filtre leurs observations et rend leurs œuvres reconnaissables. Comme Luc Tuymans réalise non seulement de magnifiques peintures, mais qu’il a, en outre, mené une profonde réflexion sur les images en général, j’ai voulu lui demander ce qu’il pensait de cette conviction et si, selon lui, elle s’appliquait à son œuvre.

S’entretenir avec un artiste relève de l’impossible. Pour reprendre le concept de paradigme de Kuhn : deux scientifiques ou deux artistes qui partent d’un paradigme différent sont voués à mener un dialogue de sourds, parce que le sens de leurs paroles dépend de leur propre paradigme. Le plus difficile dans une conversation avec un artiste, c’est d’écouter. Chaque fois que l’on pense reconnaître un mot, on n’entend plus vraiment ce que dit l’autre et l’on s’éloigne ainsi de son apport spécifique. En fait, on ne peut pas écouter correctement quand on ne sait pas ce qu’il faut entendre. La seule façon de rompre ce cercle herméneutique consiste à s’immerger dans l’œuvre et les propos de l’artiste.

Dès que cette écoute devient une habitude, une attitude même, on se rend progressivement compte de l’équivalence de chaque paradigme. Au vu de la chose méconnaissable en soi et de l’éternelle zone d’ombre dans laquelle les objets ou les faits sont rattachés à des mots et à des phrases, on ne pourra plus voir le monde désormais que comme un paysage de langues et de séries d’images changeantes qui délient plus ou moins de choses dans notre esprit, livrent plus ou moins un résultat concret, mais qui possèdent, en tout cas, tous une beauté et une logique équivalentes.

L’équivalence absolue des différentes approches de la réalité ne signifie pas pour autant que cela ne sert à rien d’approfondir ces approches. Au contraire. La richesse de notre vie intellectuelle réside justement dans ces différences, qui ne deviennent visibles qu’au terme d’un examen minutieux. C’est pourquoi dans l’entretien ci-dessous, je m’efforce de respecter le vocabulaire employé par Luc Tuymans, même si certains mots n’existent soi-disant pas, du fait qu’ils ne figurent dans aucun dictionnaire.

Tuymans parle avec intensité et précision en longues phrases gigognes qui cherchent à éclairer un sujet sous tous les angles possibles. Étant donné que l’on ne peut rendre cette façon de parler qu’en mettant constamment des subordonnées entre virgules, entre parenthèses ou entre tirets, j’ai décidé de découper certaines phrases. Mais il faut vous imaginer son récit comme un flux incessant de considérations, qui bifurque et s’inverse, comme un serpent infini qui enlace le tronc creux ou carrément inexistant de la réalité.


Le clown et le char

- Je t’ai apporté un livre avec des images de clowns.

Luc Tuymans : Merci.

- Le clown représente, dans ton œuvre, le masque, le style, l’esthétique ou l’aménagement intérieur : toute forme de revêtement ou de représentation que l’on peut ressentir comme menaçant parce que le vrai monde reste caché derrière une réalité apparente présentée comme absolue. Cela me fait penser aux personnages de la mort dans les films de Lynch, qui portent souvent un masque de clown.

Tuymans : Le « candy colored clown » de Blue Velvet.

- Ou le clown de « Lost Highway».

Tuymans : Je n’ai réalisé que deux œuvres à partir d’une image de clown. Un dessin et une peinture. Elles s’inspirent toutes deux de John Casey.

- Un tueur en série qui se déguisait en clown.

Tuymans : Oui.

- Ce qui m’importe, ce n’est pas le personnage du clown en soi, mais l’image d’une réalité déguisée, cachée. Je vois, par exemple, un rapport avec ton dessin d’un char décoré de fleurs. Grand déballage à l’extérieur, mais à l’intérieur se trouvent cachés des gens qui doivent faire avancer la construction.

Tuymans : Oui, j’ai moi-même poussé un char à fleurs jadis. Je me souviens surtout du contraste entre le vacarme du public à l’extérieur et le silence des gens à l’intérieur.

- Tu es également personnellement absent de ton œuvre. On a l’impression que tu te découpes de la réalité pour obtenir des images plus fortes encore. Comme Kafka ou même Proust… Il y a beaucoup de correspondances entre ton œuvre et celle de Proust. À commencer par la conviction que l’homme vrai, pour autant qu’il existe, se cache derrière une série de déguisements sociaux et autres. Ensuite, il y a l’action libératrice de la lumière, qui rend les objets moins figés et qui évoque un monde d’images mouvantes, et enfin, il y a la réalité intemporelle qui se cache derrière le monde des apparences et de la vie en société. Pour Proust, notre identité se situe dans la continuité entre nos différentes impressions. Cette continuité se joue dans la dimension cachée. Les observateurs ne voient que des masques. L’artiste, lui, a un contact direct avec une réalité intemporelle qu’il porte en soi.
    Je vois un rapport avec
ton œuvre parce qu’elle s’insurge de façon similaire contre les images autoritaires et figées. C’est pourquoi on a l’impression que tu fais des images blessées, des images survivantes, des images qui semblent provenir d’une réalité intemporelle, mais qui donnent quand même une impression d’actualité. Chaque image est une infraction, un dépassement, une énigme, un défi qui reste insaisissable, une invitation menaçante, une dissuasion consolatrice. Les lignes obliques et l’asymétrie créent des images difficiles à nous remémorer, même si elles continuent de nous poursuivre. En fait, tu as trouvé une forme qui te permet de faire apparaître des images instables. Là s’estompent ou surgissent des objets, presque exclusivement signalés par des lignes d’ombre ou par des zones sombres, souvent linéaires d’une image surexposée. Quand on regarde ces lignes de plus près, celles-ci s’avèrent, en outre, composées de dizaines, voire de centaines de touches de peinture irrégulières qui sont, de surcroît, souvent appliquées à contresens, de sorte que les lignes semblent se fracturer. Même les touches de peinture semblent se décomposer sous l’effet des rainures. Tout s’effrite.

Tuymans : Que certaines images soient observées sous un certain angle, un angle non pas idéal, mais en apparence aléatoire, est lié, bien sûr, à la thématique du document (étant donné que mes œuvres ne sont pas d’emblée des compositions artistiques), mais également au fait que j’attends d’avoir terminé avant d’ajouter un cadre à l’image et que je raisonne, en outre, de la sorte : je veux créer des images qui (tout comme lorsque l’on regarde la réalité) continuent de bouger et je veux obliger le spectateur à toujours donner un sens, tout comme, enfant, j’étais obligé de donner un sens à une réalité qui offrait de la résistance, qui ne se dévoilait pas.

- Il y a toujours une convergence entre froideur et chaleur dans tes images. On pourrait en conclure que la froideur a quelque chose de chaud pour toi, parce que tu as été familiarisé avec elle dans ton enfance. Mais une explication purement psychologique ne m’intéresse pas. Ce qui me passionne, c’est de savoir comment une telle expérience peut se transformer en une structure visuelle. Par exemple, comment l’effleurement de la lumière et la disparition des ombres peuvent conférer aux objets un caractère irréel ou temporaire, ce qui les rend moins définitifs, voire inaccessibles ou même menaçants.

Tuymans : Oui.

- Je crois qu’un enfant peut avoir l’impression écrasante d’être très éphémère et presque invisible par rapport au décor ambiant, de sorte que la moindre atteinte à ce décor peut produire un effet libérateur. On pourrait, par exemple, également voir l’œuvre de Guillaume Bijl comme une succession de démasquages de décors qu’il perçoit ou percevait comme agressifs et oppressants. Dans ton œuvre, on pourrait reconnaître ce procédé aux compositions asymétriques, au cadrage dur et au traitement inégal des différents éléments d’une figure humaine, comme on le rencontre aussi chez Manet (par exemple, dans ses portraits où les mains restent inachevées).

Tuymans : J’aimerais d’abord parler de la dimension fragmentaire dans mon œuvre. À un moment donné, j’ai décidé que je ne voulais plus faire d’œuvres fragmentaires. Autrement dit, plus d’images de parties d’une réalité plus grande et invisible, mais bien des images où le soi-disant fragment devient l’image complète. C’est une précision importante.
    En ce qui concerne l’inspiration venant de la réalité, on peut certes parler de détachement. Mais, en même temps, il y a une sorte d’indifférence, qui est liée à la façon dont les choses se revendiquent et à notre capacité à les gérer, comme tu viens de le dire. C’est élémentaire, car la réalité telle que je la vis en définitive génère en fait des choses, plus que j’en génère moi-même. En ce sens, je me considère comme subordonné à la réalité. Je pense que même un monde imaginaire n’existe pas sans une certaine représentation de la réalité. Ce dont il s’agit surtout dans mon œuvre, c’est du statut d’auteur, de la différence entre ce qui est original et ce qui ne l’est pas, ainsi que de la façon de s’approprier les choses et de les assimiler. Ce n’est pas tellement l’idée de reproduire, mais plutôt le simple fait de créer une image qui s’immobilise.
    Par cette immobilisation, l’image se pare cependant d’une tout autre fonction, et c’est la fonction dont tu parles quand tu évoques l’instabilité. À savoir si l’image déstabilise plus qu’elle ne stabilise est lié à la façon dont l’image est focalisée. Je ne peins jamais sur une toile tendue sur châssis. L’image est cadrée a posteriori en y peignant du blanc tout autour. Ensuite, seulement, la toile est tendue. Toutes mes peintures ont un format différent. Je suis capable d’une mise au point au millimètre près. En raison de ces formats changeants, mes peintures agissent de façon très physique sur le spectateur, mais malgré cette action physique, on obtient bizarrement une sorte de… distance. Un effet qui est également obtenu grâce au fait que je ne travaille jamais sur plus d’une peinture à la fois. Ce jeu de distance et d’attraction est lié à mon intérêt obsessionnel pour l’image immobile et de la façon dont, dans une incapacité donnée, je m’en souviens ou pas, ce que je laisse tomber et ce sur quoi je vais me focaliser en particulier.
    En fait, tu me demandes si je sais d’où vient cette fascination de longue date pour les images… Mais, personnellement, je ne trouve pas cette fascination si exceptionnelle. C’est une prise de position importante, car d’autres semblent, au contraire, la trouver exceptionnelle, cette fascination. Je trouve cela bizarre, car dans mon œuvre, j’essaie d’aller vers une évidence. Chez Proust, on voit la même chose : une logique bien précise dans la façon de penser, dans la façon de regarder et d’observer, mais aussi dans la façon de réagir par les sens, ainsi que dans la façon dont cette sensorialité est inscrite dans une sorte d’intelligence qui – qu’elle dépasse la personne ou non – tente de s’insérer dans un tout ou un schéma plus grand.
    À un stade très précoce de mon développement, j’ai été influencé par un livre d’Ernst Bloch, ÄsthetikdesVorscheins, autrement dit l’esthétique de l’apparence. Dans cet ouvrage, il parle du rapport entre le non et le néant. À ce sujet, j’ai écrit quelque chose qui a été publié à Berne. Entre le non et le néant, il y a le domaine de tout ce qui est en devenir ou se transforme. Cette zone est pour moi, dans toute sa banalité, la plus captivante, parce qu’elle fonctionne comme un incubateur. Immobiliser ce processus du devenir pour voir ce qui se passe conduit au fragmentaire, qui est présenté, par définition, comme un tout.


La guerre et l’enfant

- Tu déclares souvent que ta fascination pour les images en rapport avec la Seconde Guerre mondiale provient du fait qu’à table, tes parents parlaient presque tous les jours de cette guerre. J’aimerais relier ce constat au tableau des oies qui était accroché dans ta chambre quand tu étais enfant. Tu m’avais confié à ce propos qu’à l’époque, tu craignais que l’œil noir oviforme d’une des oies t’engloutît un jour. Je suppose que tes parents avaient accroché le tableau des oies dans ta chambre pour lui donner un côté cosy, tout comme ils voulaient sans doute rendre toute la maison cosy, alors que le tableau a dû, d’une façon ou d’une autre, avoir un effet très menaçant sur toi. Quand je regarde ton œuvre, j’ai l’impression que tu essaies de dissoudre des objets, parce qu’ils ont dû avoir, dans ton enfance, une présence insupportable, voire écrasante. Peut-être que les discussions de tes parents sur les atrocités de la Seconde Guerre mondiale étaient très difficiles à jauger parce que ces atrocités, quand on les abordait de façon rationnelle, semblaient si justement mériter tant d’attention, ce qui a dû occulter, pour toi, le fait qu’elles étaient peut-être déplacées comme sujet de discussion quotidien. Est-ce possible qu’en tant qu’enfant, tu aies eu l’impression que cette guerre était pour tes parents une réalité plus grande que ta présence et que ta propre existence était très fragile, peut-être même quasiment invisible?

Tuymans : Oui. (Il se tait.)

- …

Tuymans : Ce qui s’explique également en partie par le fait global que l’on ne pouvait pas, en tant qu’enfant, saisir cette guerre, et parce qu’elle revenait sans cesse comme repère dans une situation. En général, ils parlaient de la guerre quand on était en train de manger. C’est ce qui rendait la chose encore plus dure. Ce repas en devenait plus agressif, ou en tout cas, moins pacifique, de sorte que je n’arrivais pas à en profiter.
    D’autre part, ce sujet récurrent créait une sorte de phobie, autrement dit une fascination tout de même extrême pour ce sujet. Pas tellement une fascination pour les choses que nous savons déjà, autrement dit les documentaires que nous avons déjà tous vu un jour, les horreurs qui ont toutes été mises au jour, mais plutôt le fait de reparler constamment, quotidiennement de cette guerre dans un contexte familial, bref la banalisation de l’événement, en réalité. S’en est suivi, plus tard, une quête, d’abord inconsciente, mais qui s’est ensuite rationalisée. En ce sens, il y a une ligne claire dans toute mon œuvre, une ligne qui est également directement liée au thème majeur du détachement.
    Mon œuvre traite moins l’élément du temps comme un phénomène temporel : la lumière du jour, l’être en chemin, l’expérience de cela ou la réminiscence de cette expérience. Souvent, je suscite plutôt l’idée du temps dans son accomplissement, mais aussi l’idée du temps comme reconstitution ou celle de l’image comme reconstitution. Car chaque image que je m’approprie est bien sûr peinte et, en ce sens, elle est, en fait, assimilée et reconstituée. Moyennant une sorte de mimétisme, une appropriation de l’image s’opère, mais l’image est transformée en quelque chose qui ne s’inscrit pas dans la répétition de cette image même.
    Outre cette fascination extrême, il y avait également une fascination extrême pour l’objet en soi. Car, contrairement à nombre d’Allemands pour qui l’holocauste est une sorte de donnée barbare qui ne peut participer de la culture, moi, je voyais cette barbarie – et certainement après avoir vu un film comme Hitler : ein Film aus Deutschland de Syberberg, qui en pensait la même chose – comme quelque chose qui s’est culturellement développé et qui s’est inscrit normativement. Pour moi, il s’agissait d’une épuration ethnique qui était avant tout de l’ordre de la culture. C’est ainsi que je suis arrivé à la conviction qu’il était beaucoup plus fascinant d’objectiver cette affaire d’une façon ou d’une autre et tout en revendiquant ces objets, de fétichiser la réalité. Par exemple, à travers la peinture d’une chambre à gaz où la température de la couleur et d’autres éléments émotionnels auraient pu créer une image qui induise le spectateur en erreur et où l’image commence à souffrir de métonymie parce qu’elle devient une sorte de surqualification : par la manière de la représenter, la chambre à gaz redevient une pièce masquée, une opération nécessaire à mes yeux, parce qu’à l’époque, c’était déjà une pièce masquée.
    C’est justement cette méfiance extrême vis-à-vis de la réalité et de l‘objet en soi qui est constamment prise comme thème dans mon œuvre, jusqu’à ce jour. Cela s’est fait en plusieurs étapes. Cela a commencé par des images émotives, assez existentielles où la gestuelle jouait un rôle et où l’usage de la couleur était différent. À un moment donné, j’ai arrêté ce procédé parce que la distance devenait trop petite. J’ai alors fait une pause nécessaire et pendant quatre à cinq ans, j’ai expérimenté avec le film d’une manière totalement organique, aléatoire. Puis, je suis revenu à la peinture, mais avec une autre aptitude à conceptualiser, qui a permis de décupler la distance. C’est à cette époque, par exemple, que j’ai réalisé ces images de jouets qui se mettent à développer leur propre logique à travers l’observation de la réalité. Ou des images comme Wiedergutmachung, dans lesquelles j’évoque des choses comme la manipulation génétique, la commercialisation de choses vivantes, organiques ou la vie en soi. Ou encore des images comme Der diagnostische Blick, qui sont extrêmement détachées de quelque chose comme l’holocauste, mais qui partent d’une observation médicale, clinique de la réalité. Enfin, il y a l’approche actuelle, où un certain nombre de choses sont plus actualisées, tout en interprétant toujours ce type de vision élémentaire. En fait, c’est une histoire sans fin qui attise sans cesse ma curiosité. Car il y a un tas de choses que je n’aurais jamais peintes auparavant, mais maintenant, bien. Je trouve cela captivant de voir comment un certain intérêt naît, quelles choses s’imposent et comment on peut continuer à regarder… En ce sens, le thème que tu as cité est effectivement très important pour mon œuvre, mais il existe néanmoins une riche diversité dans l’évolution des images.


Stratégies visuelles

- J’aimerais te reposer la question : se pourrait-il que l’attention exagérée de tes parents pour ce sujet ait suscité en toi le sentiment que tu n’existais quasiment pas ?

Tuymans : (amer) Ce n’était pas gai, en tout cas.

- Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les fameuses conclusions psychologiques que l’on pourrait tirer de cette donnée, mais bien la façon dont un enfant sensible, à défaut d’arguments rationnels, arrive à développer certaines stratégies visuelles pour résister à une manifestation écrasante de la réalité.
    Une des conséquences de cette stratégie est, par exemple, que tes peintures produisent sans doute le même effet chez certains spectateurs que celui que l’intérieur de tes parents a dû produire sur toi jadis : à savoir l’effet de choses qu’ils n’arrivent pas à saisir et qui suscitent des sentiments et des pensées qu’ils ne contrôlent pas.


Tuymans : Oui, l’intérieur est important. Mon œuvre aborde avant tout le monde du dedans, et non du dehors, même si, entretemps, il existe, certes, des images de paysages, par exemple dans ma dernière exposition à Berlin. Regarde, voici une de mes dernières peintures.
    (Il me montre une reproduction de Dusk, une peinture montrant un grand immeuble qui se dresse contre un ciel bleu. Le reflet de la lumière dorée du soleil couchant semble dissoudre une partie de l’immeuble.)
    C’est une peinture assez grande. La lumière dorée du soleil instaure une sorte d’idylle. Le plus important, c’est la lumière qui inonde l’image ; dans la peinture, la lumière est d’ailleurs encore beaucoup plus intense que dans cette reproduction. Si bien que naît un détachement par rapport aux formes que l’on voit en réalité. Quand on regarde ensuite les autres œuvres présentées dans cette exposition-là, alors il s’agit clairement d’une sorte de perception de quelque chose d’ambigu dans la sphère religieuse. On a pu observer la même chose dans l’exposition sur les mystères de la Passion à Oberammergau ; avec ces acteurs du village, que j’ai réduits à une espèce d’apparitions, comme des mannequins, tout à fait chimériques, qui sont entièrement gommées et dans lesquelles les ombres vont encore accentuer cet aspect chimérique en raison de leur proximité du mur. C’est à travers des indices, comme un sapin de Noël stylisé, par exemple, que naît ce questionnement fondamental sur ce que l’on peut vraiment croire et pas.  

- Quelqu’un a remarqué que la main droite de Baudouin dans la peinture « Mwana Kitoko» pendait de façon flasque. Cela m’a fait penser aux petites mains séparées du «Wiedergutmachung» dans lequel – contrairement au dessin homonyme – les petites mains semblent se prolonger et provenir d’enfants qui se trouvent hors champ. Ce tableau m’a rappelé un autre tableau qui représente deux pieds, vraisemblablement les pieds du peintre…

Tuymans : Mon intention était de brider la jeunesse du roi. Son attitude réservée cache une très grande incertitude. La main droite est légèrement moite, un peu moins déterminée que la main qui enserre le sabre. Cette discordance dans l’image me plaisait.

- Tu viens de réaliser des images que tu n’aurais jamais imaginé faire auparavant. Comme « Dusk», par exemple. Mais tu peins cet immeuble à bureaux à un moment où l’image ne fonctionne plus, parce qu’elle reflète tellement de lumière que l’on pense voir une masse fondue. L’obstacle s’efface.

Tuymans : Oui, comme tu as dit très justement au début de cet entretien, il s’agit de retirer le plus possible d’éléments des images afin de les épurer. Cependant, pour perfectionner l’image, j’essaie aussi de faire échouer l’image quelque part. Cette faille sert en fait de point d’entrée dans l’image, de forme première à partir de laquelle l’image est analysée et réalisée. Pour y arriver, je travaille avec un matériau qui, en principe, est déjà impur ou qui exprime déjà les étapes intermédiaires.

- Par exemple, en utilisant pour tes dessins du papier usagé ?

Tuymans : Oui, c’était surtout le cas au début. Maintenant un peu moins, mais quand même… Je ne travaille, par exemple, jamais sur une toile blanche, toujours sur une toile recouverte d’une couleur blanche, ou d’une nuance de blanc. Pour un certain nombre d’œuvres, j’ai également réalisé des maquettes et très souvent, j’utilise des polaroids pour pouvoir visualiser comment une image évolue du très clair au foncé. Ainsi, j’obtiens des contrastes qui me permettent de séparer différentes couches pour formuler et composer une image. Ce sont là des étapes intermédiaires importantes. J’insère des phases intermédiaires par rapport à l’image et à la manière dont elle apparaît et pour finir, enfin, je la peins aussi, ce qui engendre une autre manifestation encore.

- La faille offre, tant à toi qu’au spectateur, un accès à l’image ?

Tuymans : Oui. Dans beaucoup d’images, on peut trouver un tel accès. Il s’agit du point qui détermine ta première et ta plus intense perception. À partir de là, ton regard va voyager et s’étendre au reste de l’image. Ce point ne doit pas forcément être central. C’est l’idée d’une entaille, d’une cicatrice, comme cela était déjà le cas dans l’œuvre Body, si ce n’est sur un plan intuitif. Pour ainsi dire chaque image transmet une telle cicatrice rationalisée. Chaque peinture contient un point suffisamment moite pour créer une opportunité d’entrée. Mes images sont donc différentes de celles des Primitifs flamands. Chez ces derniers, tous les objets étaient représentés avec le même degré de détail et dans leur intégralité sous l’effet d’une espèce de fascination extrême pour la réalité. Tout à fait admirable, bien sûr, mais il s’agissait tout de même d’une représentation idéale du monde qui prenait tout son sens à la lumière d’un dogme révolu depuis belle lurette. L’artiste actuel ne peut plus travailler qu’en partant d’un dilettantisme conscient. En ce sens, on ne peut qu’obtenir un autre point d’accès.


L’image fondatrice du regard

- En tant que créateur de livres sur l’art contemporain, je recherche toujours l’image fondatrice du regard d’un artiste. En général, on ne la découvre pas tout de suite, mais au terme de plusieurs mois, voire de plusieurs années de collaboration. J’essaie de travailler le plus possible avec les images et les matériaux et de cerner les intentions conscientes de l’artiste ; et puis, soudain, tandis que je prépare un livre, une exposition ou un film, je commence à la visualiser. Parfois, elle surgit plus rapidement. J’ai, un jour, eu un entretien merveilleux avec le peintre Robert Devriendt, où les pièces du puzzle se sont emboîtées plus vite que jamais.
    Devriendt porte toujours plusieurs couches de vêtements, il les superpose les unes sur les autres. Souvent dans les tons bordeaux. Lorsque nous nous sommes rencontrés en 1997 sur la Grand-Place de Bruges, j’ai vu qu’il portait des chaussures couleur bordeaux et je lui ai donc demandé s’il voulait me décrire cette couleur. Suite à cette demande (c’était du bordeaux avec du blanc, à la façon de Jordaens), il m’a expliqué qu’il peignait selon la technique du glacis. Cette technique consiste à superposer plusieurs fines couches semi-transparentes. Une demi-heure plus tard, il me parle d’une image qui l’a marqué quand il était enfant : une vache que l’on avait incisée couche par couche pour pratiquer une césarienne. Cela l’avait frappé de voir que la grosse bête ne consistait en fait qu’en de nombreuses membranes avec, à l’intérieur, une cavité rouge carmin.
    Le rapport entre sa façon de s’habiller, sa technique picturale et le récit de la vache n’est pas fortuit. Non pas parce que l’histoire de la vache est à l’origine de son œuvre, mais bien parce que l’histoire prouve qu’enfant, il avait déjà le regard qu’il allait exercer dans son travail de peintre. Son œuvre existait déjà comme une façon de regarder. Un autre enfant n’aurait pas vu, décrit ou retenu la même césarienne à la manière de Devriendt.
    Pour en revenir à toi, ton image fondatrice de ton regard est liée, notamment, à ce que tu appelles « 
l’excès de rayonnement», c.-à-d. l’image surexposée qui rend l’objet irréel.

Tuymans : Oui, bien sûr. La peinture de Baudouin au Congo (Mwana Kitoko) et celle de la tour Belgacom (Dusk) sont très différentes, mais dans les deux cas, on retrouve l’idée d’excès de rayonnement. Cette exposition jusqu’à l’extrême se mue presque en une espèce de « kitchisation » de la réalité. Cependant, l’uniforme du roi et la tour n’ont pas été choisis par hasard. Ce sont des objets qui rayonnent quelque chose. Ce sont des symboles liés à l’idée de puissance. C’est cela qui compte. Ma fascination pour la réalisation d’images est incontestablement liée à la puissance qu’ont les images en elles-mêmes, à la méfiance qu’elles suscitent et au processus de déstabilisation que l’image porte en elle-même, avant même que je ne la peigne.

En général, il s’agit d’images que j’ai perçues et qui ne se parent d’une certaine stratification sémantique qu’au terme d’une analyse obligée. En reproduisant ces images, je vais dédoubler et multiplier leur stratification sémantique. Au lieu de les simplifier, je vais les rendre plus complexes tout en essayant de revenir malgré tout à une image univoque. En fait, c’est l’image, ici, qui s’immobilise. Ce n’est pas neuf, ce n’est pas non plus quelque chose que j’ai inventé, mais du fait que nous devons gérer un trop-plein d’images, nous avons une autre expérience du temps qui exige, dès lors, de nouvelles images.
    Notre expérience du temps est une expérience de perte extrême, parce que nous avons peu de prise sur la contemporanéité du temps même. En ce sens, il y a aussi une nécessité soit à le prolonger, soit à l’associer avec un certain regard, avec une certaine réaction contemporaine à un monde virtualisé. Ce regard est une constante ; il est lié à une personne ; il renferme une espèce de continuum ; il renferme une sorte de limitation.
    Cette limitation se manifeste dans la façon dont quelqu’un regarde à la ronde et valide certaines choses et d’autres pas. Au début de mon œuvre, il y avait des images, comme DieZeit ou OurNewQuarters ou encore Body ou même Gaskamer. Ce sont des œuvres qui ont une manifestation plutôt immédiate et graphique. Elles produisent un effet direct dans les limites de l’icône et de sa fonction symbolique. Aujourd’hui, mon œuvre a évolué vers un regard plus complexe, à nouveau plus pictural de la réalité, mais avec le bagage et l’assise de la période initiale en plus. De cette façon, il est devenu possible de contemporanéiser les choses, de les réactualiser, sans perdre le lien avec mon expérience initiale. J’établis constamment le lien avec le point de départ, mais à chaque fois, j’essaie de faire avancer mes images un pas plus loin. Et ce, en termes de dimensions, d’échelle, de technique picturale en soi. Tous ces aspects sont liés entre eux.
    Par contre, j’ai l’impression que la distance par rapport à ce qui est représenté – un bâtiment, une personne, ou que sais-je – n’a fait que se creuser, en réalité. C’est ce qu’il y a de bizarre : plus je vieillis, plus le détachement est grand et l’objet abstrait. Cela vaut en tout cas pour l’objet qui fonctionne comme élément d’un motif que l’on peut insérer comme moment fétichisant. Et voilà ce qui m’intéresse maintenant depuis plusieurs années. Car on obtient ainsi un degré d’abstraction qui entre en conflit avec la façon dont la chose est imaginée.


Peintures vides et pornographie

- Lorsque j’ai vu les peintures de l’exposition « The Arena», avec ces images de projections de diapositives vides, j’ai surtout été frappé par la façon dont elles étaient peintes. Elles ont une qualité sensuelle, concrète qui ressort davantage dans ces peintures parce que le motif est refoulé. En même temps, je trouvais ces peintures cocasses, parce qu’on a l’impression de voir des images abstraites, alors qu’il s’agit en réalité d’images vides… projetées, de néant.

Tuymans : Oui, dans ces peintures vides, il s’agissait de l’idée du néant total et d’une vieille fascination pour la lumière. Ces diapositives vides parlent d’une négation totale de l’image et de la matérialisation d’une telle tache de lumière, ainsi que de son apparition en tant que construction sur une construction, autrement dit en tant que fin de cohabitation avec un espace. Elles s’apparentent néanmoins beaucoup à des images, comme la nature morte exposée à Kassel.
    Pour moi, les Slides s’opposaient aux peintures des singes, qui faisaient partie de la même exposition : une sorte d’images pornographiques qui s’humanisent dans leur déshumanisation, du fait que les corps de ces petits singes s’apparentent plus à une structure humaine qu’à celle d’un chimpanzé ou d’un gorille. Ces singes précisément ont été figés, au sein d’un musée japonais, par un taxidermiste, dans ces postures et ils apparaissent, face à nos inhibitions, comme une sorte de transmission d’informations.

- Les singes, tels des enfants, sont impuissants. En ce sens, ces peintures parlent d’impuissance, mais aussi de la force des images. Ce sont des images cruelles. Une sorte d’images de vengeance… Tu as dit un jour que tu ne pouvais pas montrer l’acte sexuel parce qu’il se déroule dans une répétition perpétuelle. Tu veux dire par là qu’il y a quelque chose dans l’acte sexuel qui dépasse le temporel et qui ne peut dès lors être montré, figé, immobilisé ? Quelque chose de pareil au rêve? En ce sens, on pourrait également considérer les peintures avec les singes comme une démonstration de l’impossibilité de réaliser des images sexuelles.

Tuymans : Il y a également une image de godemiché avec un petit torse. C’est peut-être l’image la plus explicite… On a, en tout cas, l’idée de l’intemporalité de l’acte même et de son caractère répétitif. C’est d’ailleurs l’abstraction que la pornographie renferme en soi : à savoir que ce n’est pas pour de vrai, mais une « image » de l’acte. Voilà pourquoi il est difficile d’aborder directement ce sujet. En ce sens, le Caravage est une sorte de peintre pornographique. En effet, le clair-obscur et l’accentuation du degré de réalité – qu’il obtient en montrant les choses dans une sorte d’état de déclin et selon une espèce de principe de mutilation – éveillent le sentiment que la peinture a une charge physique extrême. Mais même dans les peintures du Caravage, il y a suffisamment de distance. Car, sans cette distance, il est carrément impossible de visualiser pareille chose. La limite entre sexualité et pornographie est également liée aux limites de l’image privée, qui a un côté très fascinant et qui est très difficile à caractériser ou à interpréter.


L’absence de bruit comme acte

- Tu laisses apparaître tes images en les faisant surgir, surexposées, à partir de polaroids, en enlevant, en découpant des parties de l’image et en fait en perpétrant une sorte d’actes de violence sur l’image, mais aussi sur toi-même, parce que tu te découpes toujours. L’image se tait. Il fait silencieux. Ta vie privée, on n’arrive pas à…

Tuymans :… l’imaginer à partir de ces choses. Non, c’est exact. Ce qui importe pour moi, c’est qu’avec les images, par exemple avec ces projections vides ou même avec une image comme Dusk – et à la réflexion avec presque toutes mes images –, un paramètre soit créé qui est plus important que l’image privée. Et c’est le paramètre du silence comme acte, presque comme un acte politique. À l’instar d’un Manet qui, à l’époque, fut le premier à faire des collages d’images réelles en les faisant télescoper avec leur environnement ou bien à éliminer leur environnement en le traitant tout simplement comme un blanc, par exemple dans Le joueur de flûte. Il joignait à la réalité représentée une abstraction qui augmentait le degré de réalité (parce qu’il devenait ainsi plus facile de focaliser), tout en sapant, par la même occasion, toute forme de format, de rayonnement et d’effet de l’expérience.
    Cela a quelque chose d’autoritaire en ce sens qu’il s’agit d’une disposition impérative au moyen de laquelle le peintre se positionne par rapport à l’image. Et ce sont des choses qui conduisent, notamment, à l’idée du silence, mais un silence qui s’entend comme un poids, presque comme un corps dans cette image, de même que je crois également que l’idée de profondeur n’est pas quelque chose qui reste limité à la conception propre à la renaissance des lignes de fuite, de la perspective et de la construction, mais bien quelque chose qui est foncièrement lié à la température d’une image, à la tonalité d’une image et à tous ces éléments qui interviennent au sein de ces nuances. Ce ne sont pas des choses irréelles pour moi, mais au contraire des choses qui appartiennent à la réalité, qui participent à la réalité.


Intelligence physique

Tuymans : C’est ce type d’intelligence physique justement que l’on retrouve, par exemple, dans les meilleurs films de David Lynch, comme dans Eraserhead. Il s’agit d’une sorte de parcours où, partant de la matière, une sorte d’univers est créé qui évolue, d’abord, d’un microcosme vers un macrocosme et qui se dévalorise ensuite. C’est fascinant parce que, ce faisant, on arrive en fait à attribuer physiquement un autre espace temporel au monde. D’après moi, ce n’est pas un hasard si David Lynch était, au départ, un peintre. L’acte pictural et celui filmique abordent les choses de manière identique. Il ne s’agit pas tellement de l’image photographique, ou encore de la possibilité de reproduire à l’infini, mais bien de la manière dont nous abordons quelque chose – dans une représentation donnée de l’unicum – jusqu’à une certaine limite. Ou, justement, en transcendant la limite, en aspirant quelque part, à un point du processus de visualisation, de façon à pouvoir commencer quelque part et qu’un déroulement clairement défini puisse avoir lieu.
    Dans une peinture, ce déroulement est, évidemment, moins visible que dans un film, car il est statique et fonctionne en dehors d’un contexte narratif. C’est la raison pour laquelle il a une autre teneur temporelle. On reconnaît cela à chaque peinture de qualité. Il s’agit de la conviction que l’élément physique du processus de visualisation ne vire pas à une forme de stupidité, mais évolue vers une espèce de désir perfide et pervers de prolonger ou de stopper le physique. Dans cette jouissance réside la dimension pornographique de chacune de mes images. On prétend souvent que mes images sont asexuelles, mais selon moi, il n’en est rien. J’en veux pour preuves les peintures de jouets, mais il y a aussi Dusk. Si tu regardes attentivement, tu vois qu’il y a une certaine teneur… c’est surtout l’aspect physique qui ressort toujours spontanément.
    En fait, j’ai ce désir de réaliser des images parce qu’un certain nombre de choses ne sont pas complètement ou parfaitement traduisibles et se révèlent à moi à travers un ralenti ou sont observées au cours d’un ralenti. Je cherche à associer tant la perception que le souvenir inadéquat d’une chose avec différentes qualités qui traduisent une autre sorte de sensorialité que l’élément purement apparent de la réalité.
    Il s’agit d’un autre type d’intelligence, d’un autre type d’approche de la réalité, qui est parfois ressenti par les autres comme une façon dogmatique de connoter le monde, presque comme quelque chose d’invariable.
    Et puis, il y a la détermination spatiale de l’image… Tout à l’heure, tu parlais de rêve. J’ai lu, un jour, un livre sur le temps de rêve chez les Aborigènes. Ces gens (le peuple le plus ancien sur Terre) communiquent au moyen d’un langage qui remonte à 50.000 années d’ici et qui retourne dans des endroits qui ont soi-disant une certaine signification, une fonction symbolique. Dans ces rêves, le son et la musique jouent un rôle important, permettant au rêve de transcender la simple image. En fait, il s’agit d’une sorte de protofilm qui est projeté au sein d’une communauté, qui considère le temps onirique comme le temps réel, et la réalité comme le rêve, de sorte que l’idée de possession, par exemple, prend une tout autre ampleur.
    On peut considérer les objets ou les images comme une possession, mais aussi comme un vecteur de transgression ou de transmission de signaux. Tout système intellectualisé tend à sédentariser ce que l’on souhaite accentuer ou réaliser. Le monde intellectualisé dans son intégralité doit s’institutionnaliser constamment, même s’il existe une apparente résistance aux institutions. C’est une donnée passionnante. Qu’une image puisse y échapper par sa propre iconisation est, pour moi aussi, un constat passionnant.
    Opposer le discursif pur, d’une part, à l’image, d’autre part, est contreproductif. Je crois que chaque image, et cela vaut en tout cas pour mon œuvre, est conceptualisée et qu’elle l’était dès le début, comme tu l’as expliqué à travers cette comparaison avec Robert Devriendt. Nous recherchons toujours une grille ou une image bien précise ou encore une mesure avec laquelle on va pouvoir peser un certain nombre de poids.


L’archiviste et l’instrumentation

- Peut-être pouvons-nous mettre en rapport ce thème avec la présence simultanée de chaleur et de froideur dans ton œuvre, avec une sorte de survie malgré la négation. On peut, certes, se retrancher complètement et quand même être présent dans cette intelligence physique, dans cette texture, sans pour autant vouloir développer une écriture ou façonner un style, parce qu’on retomberait dans une sorte de représentation, de nouveau dans une image qui soustrait les choses à notre regard en les représentant d’une manière institutionnalisée ?

Tuymans : Le combat pour attribuer une sorte de réalité aux images reste, bien sûr, un éternel combat. D’autant plus que je travaille avec des images existantes, même si ce sont mes propres dessins ou études préliminaires. Je représente des images existantes. C’est pourquoi il faut observer mes peintures sous l’angle du copiste, de l’archiviste d’une instrumentation qui arrive au constat que sa propre instrumentation en fait ne satisfait pas (comme dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert). Il faut alors travailler vers quelque chose un cran plus spécifique pour que l’image fonctionne. En général, la solution réside dans des choses qui sont moins visibles, dans la recherche du détail, mais non pas – comme je l’ai déjà dit au début de cet entretien – comme fragment d’un ensemble plus grand et invisible, mais avant tout comme une vue d’ensemble. Le moindre détail devient alors en fait la vue d’ensemble. Si l’on prend cela comme point de départ, alors l’œuvre rayonnera vers une autre connotation ou l’image se parera d’une autre cohérence. Cela peut aller de quelque chose d’infiniment petit vers quelque chose de grand qui implose ensuite à nouveau. Par exemple : la grande nature morte à Kassel. Il faut savoir qu’en tant que forme, la nature morte est la catégorie hiérarchique la plus basse dans la peinture. Cette nature morte devait interpréter une idylle donnée avec un revirement, mais, en raison de sa taille immense et de son grotesque, elle s’est métamorphosée en une image cérébralement inaccessible. Dusk, en revanche, agit différemment, parce qu’on n’a que la lumière comme élément conducteur qui nous dicte la manière de percevoir cette image, ou la manière de ne pas la percevoir comme crédible, ou encore la manière de s’en souvenir ou la manière dont on ne peut pas s’en souvenir. On ne pourra jamais percevoir un ciel aussi intensément bleu ni l’or qui teinte la tour de bureaux. Indépendamment de la question de savoir s’il s’agit ou pas d’une conception stéréotypée de la réalité – car c’est également une question que l’on peut se poser – on est toujours aux prises avec, d’une part, le pouvoir de représenter quelque chose et, d’autre part, la non-représentation des choses. C’est pour cela justement que l’œuvre s’intitule Dusk. Il s’agit littéralement de l’idée de cette zone d’ombre.


Le trou noir et le masque

- Tu as dit un jour que quand tu regardes longuement un visage, ce visage devient parfois un trou noir. Giacometti raconte que sa femme devenait méconnaissable quand il voulait faire son portrait. Ses dessins ressemblent parfois à des constructions saillantes du tourbillon incolore d’atomes qui se trouvent derrière l’image projetée, l’image que nous projetons sur le visage de quelqu’un.

Tuymans : Dans mon cas, il s’agit d’une perception que j’avais en tant qu’enfant lorsque, assis à la coiffeuse, dans la chambre à coucher de ma mère, je fixais très longuement dans le miroir mon propre visage sans cligner des yeux. Quand on se focalise sans interruption, on commence à développer une image périphérique et c’est alors qu’apparaît ce trou, cet orifice dans l’image. Je trouvais cela fascinant, parce que la volonté d’étudier et de prendre conscience de ce qu’on est réellement, et de ce dont on est essentiellement composé, dégénère dans une sorte de négation de ce que tu pourrais être. C’est un constat capital qui revient dans l’ensemble de mon œuvre : le masquage des visages et les trous qui se forment dans toutes les images. J’ai eu intuitivement cette évidence assez tôt. Le monde se masque, mais dans son masquage, il propose également, en tant que pose ou pas, une sorte de processus de validation. Il va interpréter quelque chose.
    Je pense que l’élément clairement archaïque de l’icône se perpétue davantage qu’il ne se décompose en tant qu’image. Mais on remarquera toujours que l’image qui est répétée ou copiée depuis la périphérie est devenue infiniment plus importante qu’elle ne l’était auparavant, ne serait-ce que par les réminiscences d’images antérieures. Cependant, ces images sont tellement imbriquées dans la réalité qu’il est impossible de les en extraire et en ce sens, il est très difficile d’aller exclure toutes sortes de fonctions symboliques. Il est assez difficile d’aller réaliser une sorte d’enfouissement ou d’obtenir une ouverture dans cette matière. Et c’est pourtant ce que j’essaie de faire.
    Je n’ai pas la prétention de savoir démasquer des images. Le masquage esthétique est inévitable. Même quand on crée une résistance, comme je l’ai fait, on finit toujours par créer une certaine forme dans laquelle on exagère un processus de stylisation afin de pouvoir créer une certaine image efficace. Et lors de ce processus, on crée un élément dans lequel les choses finissent par atteindre une stagnation – tantôt moins, tantôt plus évidente – par devenir purement immobiles, et dans cet immobilisme naît naturellement l’incapacité. C’est toujours ce point que je vise, le point où l’on ne peut plus faire avancer les choses et où il vaut mieux alors s’arrêter. Mais cela suppose naturellement que l’on doive encore améliorer l’image. C’est un constat très étrange. Je crois que depuis longtemps déjà, on ne peut plus se limiter à une seule image. Dans mon optique, chaque image doit s’autosuffire, mais dans certaines constellations, ces images changent bien évidemment de signification, et qui plus est, d’une façon très précise, parce qu’elles vont se positionner par rapport aux autres images. Mais ce positionnement par rapport aux autres images ne sera possible qu’à partir du moment où ces images auront elles-mêmes déjà acquis une autocensure extrême.
    Mon vœu le plus cher serait de pouvoir voir mes images en parfait étranger, comme un quelconque spectateur, dans un état de détachement total, coupé de toute ambition que j’aie pu ou que j’aurais pu nourrir à l’égard de ces images. Depuis le début, je rêve de pouvoir un jour regarder mes images de façon neutre. Ce vœu n’a pas changé, en réalité.

- Quand on regarde ton œuvre, alors on voit quelqu’un qui semble s’extraire de la réalité. Mais, en réalité, cette extraction est ta manière d’exister.

Tuymans : Oui, c’est la dualité de l’existence. Pour pouvoir réaliser ces peintures, je dois devenir un endroit vide.

- Es-tu en train de me dire que tu aimerais un jour faire face à toi-même en tant qu’étranger, tout comme tu t’es façonné dans la température de tes images, comme un silence par trop criant ?

Tuymans : Oui. C’est peut-être un vœu impossible, mais c’est le désir clair de simuler un point de fuite personnel. Je le fais certes déjà dans mon œuvre en soi, en évitant de baser mes peintures sur des événements privés, mais je suis curieux de savoir ce qu’aurait donné l’impression générale. La conclusion entière, j’aimerais bien la vivre.  


Montagne de Miel, 2 juillet 2005

Dédié à Dirk De Vos
Traduit par Michèle Deghilage