KUNSTENAARS / ARTISTS
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Hans Theys
Un extraterrestre
Entretien avec Ronald Ophuis
Ronald Ophuis (né en 1968) est surtout connu aux Pays-Bas pour ses peintures-chocs, inspirées par des faits réels que l’artiste veut transformer en images censées rendre les faits tangibles. Il y a deux ans de cela, au cours d’une conférence conjointe à La Haye, je l’entendis parler d’une façon tellement nuancée et précise sur ses motivations et sur sa façon de légitimer son travail qu’aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de reprendre ce thème. Mais avant toute chose, nous regardons brièvement les peintures.
- Quand je regarde la peinture « Le pari », je suis frappé par ce mur réaliste, en panneaux de béton, que tu n’as pu inventer . Je crois que tu l’as extrait d’une photo que tu as prise toi-même. Quant à la scène d’horreur, c’est sans doute toi qui l’as composée avec des figurants, de même que la présence de cet arbre magnifique avec ces nombreux troncs parallèles me semble le fruit d’une mise en scène.
Ronald Ophuis : J’avais, d’abord, situé la scène dans une petite cabane à la campagne, mais, petit à petit, je me suis rendu compte qu’il était plus intéressant de situer les faits dans la rue, parce que cela permettait de mieux faire ressortir la témérité, la détermination et l’arrogance de ce type de comportement humain.
L’arrière-plan, composé de panneaux en béton blanc, c’est bien moi qui l’ai photographié. Techniquement parlant, ils sont intéressants parce qu’ils constituent un bon arrière-plan pour les personnages de couleur foncée, qui ressortent ainsi plus distinctement. À l’inverse, c’est très difficile de peindre une personne devant un arbuste, par exemple. Peindre chacune des feuilles de l’arbuste s’apparente alors à un défi. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans le passé, les peintres utilisaient des draperies.
Le gros arbre provient en effet d’une autre photo encore. Il ajoute encore plus de profondeur, mais il a également quelque chose d’étrange avec ces troncs parallèles : quelque chose de monstrueux, mais aussi d’industriel ou d’artificiel…
- Comme si la scène se déroulait devant un décor, de sorte que l’image semble montée de toutes pièces, comme le résultat d’une série de décisions pour arriver à une peinture riche et profonde ?
Ophuis : C’est possible. Je t’ai dit un jour que je voulais produire des images qui soient plus fortes ou, à tout le moins, plus déroutantes que celles de CNN. Le désarroi s’installe vite, du fait que le peintre a sciemment créé l’image, contrairement au photographe de guerre. De plus, une œuvre d’art a presque toujours été un hommage à la représentation. Une image de presse, en revanche, vise davantage à transmettre une information qu’à susciter la contemplation.
- Le couteau et le T-shirt ont été peints par-dessus la couche de noir, ce ne sont pas des parties laissées en blanc. Puis-je en conclure que tu trouves ce genre d’expérimentation moins important ?
Ophuis : En effet.
- As-tu également peint le portrait en trois couches, avec de la peinture à l’huile légèrement séchée, comme tu m’as confié un jour ? Je ne crois pas, car je ne distingue pas de couche supérieure granuleuse.
Ophuis : Le portrait est fait au pastel. Je n’ai fait qu’ajouter, par-ci et par-là, un peu de peinture à l’huile pour accentuer le contraste.
- Comment as-tu conçu le voyage en Sierra Leone ?
Ophuis : J’ai voyagé avec un guide, comme le font souvent les correspondants de guerre, mais, cette fois-ci, j’ai été suivi par une équipe de cadreurs pour les besoins du documentaire Painful Painting de Catherine van Campen. Elle voulait filmer la genèse de certaines de mes peintures. J’avais, au préalable, contacté des organisations d’aide humanitaire qui travaillaient avec des enfants-soldats et, de prime abord, leur réaction fut enthousiaste. Mais il s’agissait davantage d’une sorte de curiosité initiale, car, dès qu’elles ont eu connaissance de mon œuvre, elles se sont désistées. Ces organisations-là préfèrent en effet afficher une image positive de leurs progrès qu’une image choquante des horreurs qui les ont poussées à s’investir pour cette cause.
Le jeune homme du portrait, il avait environ 22 ans à l’époque, je l’ai rencontré en 2010. Les événements dataient de 2001. Il était en train de laver des voitures avec d’autres jeunes garçons dans une petite prairie au bord de la route. Je passais à vélo, accompagné de mon guide qui parlait le dialecte de l’endroit et qui avait aussi été enfant-soldat, de sorte qu’il a pu les rassurer. J’ai emmené ces garçons à la plage ou dans une maison abandonnée et je les ai laissé témoigner. Je leur ai parlé pendant plusieurs heures. (Long silence.) Ils ne me percevaient pas comme une menace. Ils étaient très ouverts. Ils ne me soupçonnaient pas d’appartenir à la police ou à un autre organe de contrôle ; ils me voyaient plutôt comme un extraterrestre. Je les invitais toujours à parler de choses qu’ils avaient vues, non de ce qu’ils avaient fait personnellement, pour faire en sorte qu’il y ait une liberté de parole, mais ils se mettaient néanmoins assez vite à parler de leurs propres actes.
- Pourrais-tu me rappeler pourquoi tu réalises ces œuvres, quelles sont tes motivations personnelles ?
Ophuis : Plusieurs réponses sont possibles. Une première réponse est la colère que j’éprouve contre la création : le fait de se sentir submergé par une colère originelle contre l’impossibilité de contrôler la vie.
Une deuxième réponse est que réaliser ce type d’œuvre peut vous aider à canaliser votre violence intérieure.
Une troisième réponse est liée à l’euphorie de la souffrance, que l’on reconnaît quand un ami décède et que vous marchez dans le cortège funèbre. Les autres personnes s’arrêtent par respect pour votre souffrance et vous ressentez alors l’arrogance de quelqu’un qui se sent plus important que les gens qui, à vos yeux, ne souffrent pas. À travers mon œuvre, j’essaie de jeter un pont, de sorte que je puisse souffrir avec eux.
Une quatrième réponse porte sur la nécessité qu’éprouvent les gens qui ont vécu une terrible épreuve de se raccrocher à une image. Je m’en suis rendu compte pour la première fois le jour où un avion-cargo s’écrasa sur le quartier de Bijlmer à Amsterdam. Les journalistes demandèrent à une multitude de gens ce qu’ils avaient vu et il s’est vite avéré que, de l’endroit où bon nombre d’entre eux se trouvaient, ils ne pouvaient avoir vu quoi que ce soit. Ils s’étaient imaginé avoir vu quelque chose ou s’étaient construit une image pour pouvoir gérer la situation. Le même phénomène a été constaté chez des gens qui avaient survécu à des camps de concentration et qui prétendaient notamment avoir vu Mengele, alors que cet homme ne s’était jamais rendu à cet endroit-là.
- Tu m’as confié en 1998 que des rescapés des camps étaient émus par la contemplation de tes peintures, parce qu’elles semblaient traduire ce qu’ils avaient vécu ou ressenti à l’époque. Et quand on s’est revus en 2008, tu venais de rencontrer quelqu’un qui t’avait parlé du fils d’une dame qui avait séjourné dans un « rape hotel », un hôtel théâtre de viols, et qui chaque fois qu’il voyait le mot « hotel » était bouleversé.
Ophuis : Je ressens le besoin de créer des images pour les gens qui ont vécu une expérience particulière, mais qui n’arrivent pas à mettre des mots sur cela. J’essaie de m’identifier à eux et de créer une image qui fait croire à nous, mais aussi aux victimes, qu’ils voient un hôtel théâtre de viols. La peinture comme témoignage reconstitué. Quand on entre dans une église catholique et que l’on voit une figure du Christ, on sait que le modèle qui a servi pour la sculpture était peut-être un cascadeur ou une doublure, comme dans les films, mais cela ne change rien à l’expérience personnelle.
Dans certaines sculptures de Berlinde De Bruyckere, on voit qu’elles ne représentent pas littéralement des figures humaines, mais on ressent un désespoir tout autour du corps humain, qui peut avoir un effet consolateur.
Enfin, parmi ceux qui achètent mes œuvres, je compte beaucoup de médecins spécialistes. Pas seulement parce qu’ils ont l’argent pour se les offrir, mais aussi parce qu’ils sont si souvent confrontés à la fin soudaine de la vie, sans toutefois posséder l’énergie nécessaire poétique pour coller des mots sur cette expérience ou pour en faire une représentation. C’est pourquoi ils aspirent à ses représentations de la douleur, de la conscience et de la consolation.
Montagne de Miel, le 2 juillet 2012
Pourquoi je peins ainsi
Lettre de Ronald Ophuis à Hans Theys
Salut Hans,
Tu m’as demandé pourquoi je peignais ainsi :
- J’utilise les œuvres pour réfléchir sur notre monde.
- D’abord, on a besoin de l’émotion, puis vient seulement la réflexion.
- Un désarroi douloureux, une position inconfortable est plus passionnant comme point de départ à la réflexion.
- Jan Van Imschoot : « une plaie parle plus que 1000 anges ».
- Des témoignages de l’âme.
- Concevoir des images pour pouvoir partager ses sentiments, pour s’approprier des expériences.
- Inspiré par l’histoire de l’art, ça aussi, j’y tiens.
- Rendre les images dramatiques encore plus insoutenables.
- Pas seulement l’identification à la victime.
- Placer le spectateur et moi-même dans une position déplaisante.
- Le besoin de jeter un pont vers les vies des autres.
- Comment voulons-nous nous souvenir de notre histoire ?
- Faire payer cher la souffrance, y compris la souffrance des auteurs des faits.
- Nous créons ces monstres.
- Tenir nos choix politiques pour responsables.
- Des peintures en guise de punition infligée par la société.
- Le pardon des auteurs.
- Une fascination pour la violence dans l’art et dans la vie.
- le moment d’inspiration : une fois que je suis touché, l’envie de peindre me vient instantanément.
- engagé.
- Le statut de victime peut être fascinant, un sentiment de fierté, avoir survécu aux camps.
- Se laisser docilement éliminer, p. ex. Srebrenica, des hommes matés, voir également Primo Levi sur les insurrections dans le camp.
- Une revanche sur la vie, sur Dieu, balancer le monde à la figure de Dieu.
- Représenter pour ressentir, voir texte Witnessing de Caroline Nevejan.
- Une quête consistant à mettre sa propre existence à l’épreuve pour parler avec les gens dont il est question dans mes peintures.
- Le spectateur est complice, en raison de la fascination, du désir et de la colère suscités par l’œuvre.
- Le spectateur comme victime, en raison de la douleur, de l’effroi provoqués par l’œuvre.
- Le sentiment d’élévation, d’euphorie au décès d’un ami/proche. Tout le monde doit céder.
- Se sentir en communion.
- Le mensonge à propos des témoignages de Bijlmer.
- Les images à la mort de mon petit frère.
- La doublure du christ, nous croyons à sa souffrance.
- Ta colère, ton désir, tes fantasmes propres.
- J’ai vu le Dr Mengele, ne pas trouver les mots au fond de soi.
- Plusieurs interprétations possibles, fantasmes SM réels.
- Le besoin de se sentir, de vivre en communion.
- Le photographe de guerre (le journaliste, CNN, etc.) n’a pas voulu son image, à l’inverse du peintre.
- Laisser les images venir à soi, sans arguments.
- Sans jugement éthique direct, examiner les images qui surgissent.
- Voilà qui je suis, même sans considérations de fond, je peux créer cette œuvre, ou mieux encore, je crée cette œuvre ; ou citation du peintre Armando, « Het is niet pluis. De schoonheid is niet pluis. » (en français : « C’est louche. La beauté est louche. »)
- Le récit pascal selon la tradition chrétienne, le sentiment d’élévation après un enterrement.
- Je parle des pauvres gens, non d’Hitler, de Staline, de Sharon, de la famille Bush. Je parle des pauvres gens qui doivent se battre et mourir au nom d’un leader politique. Le même pauvre type que je suis moi-même ou que je pourrais être.
- On pourrait presque dire qu’une peinture est un cadeau offert à celui qui est représenté.
Amsterdam, 2012