KUNSTENAARS / ARTISTS
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Hans Theys
Fantômes anciens et choses qui ne passent jamais
Vade-mecum pour une superbe exposition de Luc Tuymans
L’exposition s’intitule « Les Revenants ». Ce terme signifie littéralement quelque chose comme « les fantômes », mais il a également été utilisé dans le passé pour décrire l’ordre des Jésuites. Le motif (l’histoire, le concept) de cette exposition est donc la puissance de cet ordre et la manière dont l’église catholique, comme appareil de pouvoir, utilise des images pour consolider et étendre sa puissance. Le thème de l’exposition est un prolongement logique du thème de toute l’œuvre de Tuymans : la force de l’image et la lutte avec les images puissantes. Tuymans (né en 1958) n’est pas un feu de paille, quelqu’un qui fait beaucoup de bruit avec une mince idée qui flambe vif, chaud et avec bruit pour s’éteindre tout aussi vite. Il est comme un fleuve torride de lave caché dans les profondeurs, qui lentement mais sans relâche met en mouvement les plaques tectoniques.
En janvier de cette année, j’étais au Museum of Modern Art de New York, où j’eus la grande joie de découvrir le portrait de Condoleezza Rice par Tuymans, juste à côté d’une salle où était exposée la série Baader-Meinhof de Richter. Un superbe musée, avec de superbes agencements d’œuvres superbes. Et voilà le portrait de la ministre américaine des affaires étrangères, peint par Tuymans, alors que ce pays est en état de guerre. Un tour de force. Un fait d’armes qui me donne l’envie de poursuivre mon travail.
Ce qui fait la beauté de ce portrait n’est pas seulement sa signification potentielle, politique et pacifiste, mais aussi qu’il s’agit d’un hommage à une femme puissante d’origine afro-américaine. La force de l’œuvre de Tuymans réside en effet dans le retour systématique d’un double sens ou d’une richesse « de contenu », qui se répercute en outre sur une forme qui parvient, précisément grâce à une très grande précision et économie, à une formulation technique claire d’une image instable.
Le contenu à double sens prend forme dans cette exposition par la référence aux qualités et aux réalisations exceptionnelles de l’ordre des Jésuites, mais également à l’influence profonde et souvent néfaste et antidémocratique, politique, morale, pédagogique et esthétique de ce club puissant.
Les hebdomadaires illustrés vous en diront plus sur les raisons du choix de ce motif. Je voudrais parler ici de la manière dont le soi-disant contenu de ces toiles prend forme (par le biais de couleur, de touches de peinture, de composition, d’absence de « modelé » etc.) et se montre dans l’évocation d’un bouton de manchette papal.
Dans la plus grande toile, intitulée Rome, on reconnaît l’intérieur de la basilique Saint-Pierre de Rome pendant l’ordination de l’archevêque Danneels comme cardinal. Danneels se trouve en bas à droite, entre les autres candidats, qui sont représentés par quelques touches pâles. Quelques instants plus tard, les nouveaux cardinaux vont s’agenouiller. Le cadrage asymétrique de l’image, avec les deux colonnes tortueuses au premier plan à droite et les milliers de fidèles à l’arrière-plan, évoque une image efficace de l’architecture gigantesque de la basilique. Les énormes statues dans les niches retrouvent soudainement leurs véritables proportions. L’église apparaît comme un théâtre imposant et intelligent, qui a contribué à installer et à soutenir un club puissant, à le cacher et à le profiler.
Les colonnes ont été rendues de manière exagérément amorphe, qui renforce leurs contorsions théâtrales, mais elles semblent aussi se décomposer, comme si elles étaient faites de fumée. Les touches semblent appliquées grossièrement, avec les poils du pinceau écartés. Entre les touches, on distingue le fond blanc avec ci et là des marquages au crayon. (Avant de commencer une toile, Tuymans la recouvre de peinture blanche.) Le tableau est brossé rapidement. Il est percutant et efficient. Il montre la puissance de l’image comme quelque chose de lépreux, de chiffonné, quelque chose de périssable qui peut être en même temps envoûtant. La base du tableau est une image en basse résolution que Tuymans a imprimée chez lui et dont les couleurs ont été comprimées, de sorte que le coloris fait penser aux illustrations d’anciens manuels scolaires. La réalité a quelque chose d’un théâtre en carton qui s’effiloche, ou d’une neige de taches de lumière. Dans ce sens, l’œuvre fait penser beaucoup à la toile Versailles, dans laquelle on discerne l’arrière du château de Fontainebleau, comme une vieille carte postale coloriée.
Je demande : « Pourquoi le côté arrière ? »
« Parce que l’avant aurait trop l’air d’un cliché », répond Tuymans, « et aussi parce que la fontaine ajoute quelque chose à l’aspect théâtral, voyant, mais en même temps presque intime, petit bourgeois, de l’image. »
Ce qui nous frappe dans ce tableau, c’est que la fontaine attire immédiatement notre attention, comme le centre apparent de la toile, alors que la fontaine même, l’espace développé par l’eau qui retombe ou les perles de lumière ne sont pas vraiment rendus. Au contraire. Notre regard ricoche sur cette tache aveugle pâle et rencontre plus haut la fata morgana du château, dont l’image presque transparente se décompose en milliers de touches de peinture courtes et minces. Je raconte à Tuymans à quel point j’admire qu’il ait pu juger le « flou » de Richter à sa juste valeur, mais l’a remplacé en fin de compte par une forme propre : des touches juxtaposées, qui créent dans cette toile un effet que je peux comparer le mieux avec les fleurs aux bords pâles que je voyais apparaître parfois sur les jambes de certains écoliers pendant les cours de gymnastique de ma jeunesse.
« Richter essuie les peintures », raconte Tuymans, avec un mouvement de balayage du bras. « Je peins mouillé sur mouillé. »
« Tu peins sur le fond blanc fraîchement appliqué ? »
« Oui. »
J’ai déjà décrit ailleurs comment Tuymans évoque des objets en peignant uniquement des lignes d’ombre, mais même alors, il laisse ces lignes d’ombre se décomposer en petits traits de peinture courts appliqués transversalement.
Je lui demande : « Tu emploies des pinceaux fins pour cela ? »
« Non, j’utilise toujours les mêmes pinceaux », répond-il.
Il me montre un petit seau dans lequel se trouvent une cinquantaine de pinceaux identiques de 2 cm de large.
Je demande « de quel genre de pinceaux s’agit-il ? »
« De simples pinceaux synthétiques courants », répond-il. « Je ne peux pas travailler avec du matériel coûteux. »
Je demande « Ces petites touches, tu les appliques alors en utilisant tes pinceaux dans le sens de la longueur, sur les coins ? »
« Oui, je donne de ces petits coups », répond-il.
« Je peins d’une manière classique », poursuit-il, « d’abord les tonalités claires, et puis toujours plus foncées. Peu à peu, j’assombris l’image aux endroits qui recevront le plus d’attention par la suite, comme les cheveux de la fille dans The Exorcist.
Je remarque : « L’image du château semble trembler comme dans l’air chaud. »
« Oui, le but est de parvenir à une image qui ne se pétrifie pas ou tombe morte. On peut également le voir très bien dans la toile The Valley, qui se base sur un vieux film sur une petite ville américaine où naissent des petits garçons blonds aux yeux bleus qui se révèlent être des extraterrestres malfaisants. Dans ce contexte-ci, nous voyons bien entendu un simple écolier. Pour rendre l’image moins graphique et statique, j’ai appliqué à la fin des plans jaunes un peu plus verts sur le bord des parties d’ombre, par exemple sur la joue gauche et sur le nez, ce qui reformule le bord des plans jaunes plus clairs et confère au plan une dimension plus grossière. Chez moi, il ne s’agit pas de lignes de fuite, mais de définir quelque chose à l’aide de couleur. »
« Comme chez Cézanne, Vélasquez et El Greco ? »
« Oui, à l’origine, je connaissais El Greco uniquement par les livres et je le trouvais très maniériste. Mais à dix-huit ans, j’ai rencontré pour la première fois ses œuvres en vrai – à Budapest, of all places ; c’étaient des portraits de saints – j’ai vu que ces images se décomposaient presque et présentaient un élément déconstructiviste. Malgré la mystique, la température des couleurs employées était extrêmement froide. De plus, dès que je fus sorti du bâtiment, je ne pouvais plus me rappeler ces tableaux du point de vue tonal ou des couleurs. Ma rencontre avec ces peintures du Greco m’a fait comprendre ce que pourrait signifier une image ou une peinture. »
Une autre problématique de l’image qui est présente dans cette exposition est une sorte d’attaque de Rubens.
« Rubens était le Cecil B. DeMille de son époque », explique Tuymans. « Toutes ses toiles sont concentriques, elles essaient de créer en une seule image un mouvement filmique sans cesse entretenu. Cela m’agace dans son œuvre. De là le regard asymétrique sur la Basilique Saint-Pierre dans Rome ou la toile sur la base d’une église dans un livre (The Book), dans laquelle la seule illusion de volume ou de profondeur est créée par le pli de biais au milieu. Et finalement, ce tableau sur la base d’une image d’une église, dans laquelle l’architecture alterne avec du trompe-l’œil. Ce qui m’intéresse, c’est l’image statique, mais qui vacille malgré tout. In The Book, le pli dans le livre reçoit un pendant dans la fausse ombre verticale d’un violet presque fluo sur le côté droit. Dans The Deal, le tableau dans lequel on voit le Pape conclure la paix avec le général des Jésuites, cet effet se voit surtout dans l’habit du pape, qui est peint en bleu céruléen recouvert d’alizarine blanche mélangée de jaune, qui crée une sorte d’espace, mais produit aussi cet aspect de planche. »
« D’où surgit le bouton de manchette du pape comme une fissure qui éclate, comme la réalité bouillonnante de la peinture qui naît ? Tu es fasciné par les boutons et les boutonnières ? »
« Oui, et aussi par les lunettes. Les lunettes créent une différence de couleur qui est facile à peindre, l’image est formulée directement. Ce sont les moments auxquels tout est suspendu, et qui en même temps rendent tout incertain. Tout comme chez Vélasquez, on n’est jamais certain s’il s’agit d’un contour, d’une ombre ou d’une ligne imaginaire… J’aime davantage Jean Van Eyck que les peintres de la Renaissance avec leur « modelé » et leur sfumato. Vous pouvez agrandir un tableau de Jean Van Eyck jusqu’au format d’un mur, l’image reste nette. Vélasquez s’en rapproche fort. Une superbe économie, quasi minimaliste, qui produit malgré tout de la profondeur, plutôt que de la platitude, sans suggérer un espace perspectiviste. »
« Ce qui explique aussi The Book, et ta toile sur la base du couvercle d’une petite boîte japonaise laquée ? »
« Oui, The Book montre une image qu’on perçoit beaucoup plus lentement et qui est écrasée par le pli. On voit mieux ainsi que ces Jésuites utilisaient et utilisent des théâtres et des façades. »
« La toile The Exorcist se base sur la scène de l’exorcisme dans le film homonyme ? »
« Oui, le prêtre, qui est interprété par Max von Sydow, est également un Jésuite. »
Tuymans peint toujours sur une toile lâche. Ce n’est que lorsque les tableaux sont terminés qu’ils sont tendus sur un cadre. Je me trouve au milieu de plusieurs toiles non encore montées. Sur chaque toile, on trouve des pans de couleur à côté du tableau fini. Je fais quelques photos de ces taches à côté de The Exorcist. Je remarque surtout la quantité de couleurs pures qu’on y trouve, par exemple le rouge, qu’on retrouve à peine dans le tableau. Je suppose que ces plans sont les étalons sur la base desquels Tuymans détermine les valeurs.
« Oui, j’ai éprouvé beaucoup de difficultés avec les couleurs dans cette toile », raconte-t-il. « Ce fut difficile d’arriver aux valeurs correctes, de déterminer jusqu’à quel point pouvaient aller les contrastes, comment rendre net le flou et comment peindre toutes ces couleurs les unes dans les autres et conférer cette force lumineuse dans cette stratification. »
« Les valeurs sont les gradations relatives de toutes les couleurs en comparaison avec la valeur du centre de gravité de la peinture ? »
« Oui. Dans ce cas-ci, c’était la chevelure de la fillette. Mais comme je travaille du clair au foncé, je dois adapter en continu toutes les valeurs à mesure que cette chevelure ressort du néant. Dans cette toile, ce ne fut pas facile. Cette ligne verte, par exemple, était très importante. » Il me montre une ligne très fine, vert émeraude, presque brillante, qui ressemble au cercle extérieur d’une tache. « Une temporisation à peine visible de l’espace de la toile. »
Il y a enfin deux peintures dont je n’ai rien dit ici. La première montre le sceau en cire de Loyola, le fondateur de l’Ordre des Jésuites.
Je dis : « C’est la peinture dont je comprends le moins la raison pour laquelle tu l’as peinte. À moins que tu y aies éprouvé énormément de plaisir. »
« Oui, j’aimais assez le gras de la cire », répond Tuymans, « et l’image du sang qu’elle évoque. »
À gauche de ce tableau est accroché The Pledge, une œuvre dans laquelle deux personnages en robes blanches se jettent à terre. « Ce sont des adeptes du mouvement charismatique », explique-t-il. « L’image a quelque chose d’amorphe, surtout à cause des pieds beaucoup trop grands. »
Je me rends compte alors que cette œuvre est presque un jumeau du célèbre tableau avec les deux oies, que Tuymans avait basé sur une peinture qui se trouvait dans sa chambre d’enfant. L’une de ces oies avait un grand œil noir en forme d’œuf, dont il pensait étant enfant qu’un jour, celui-ci pourrait l’avaler. Ici, cet œil s’est étendu en une tache sombre et amorphe qui est censée représenter une paire de souliers. L’artiste a réalisé une fois de plus le même tableau, sans en être conscient sans doute. Les vieux fantômes sont toujours là.
Montagne de Miel, 17 avril 2007