Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Max Pinckers - 2018 - A New Visual Language [EN, interview]
, 5 p.

 

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Hans Theys

 

 

Un nouveau langage visuel

Entretien avec Max Pinckers

 

Max Pinckers (né en 1988) : Red Ink, mon reportage photo sur la Corée du Nord pour The New Yorker, part du point de vue qu’il est impossible de dévoiler la réalité politique. La seule chose qu’on puisse faire est d’imaginer une forme pour montrer la dissimulation, pour montrer que tout est mis en scène par les autorités et par la population même.

- Par le retour de la couleur rose, par exemple. La sentimentalité, le kitsch et la dictature vont ensemble. Tout le monde semble d’ailleurs porter une tenue endimanchée.

Pinckers : Le plus effrayant, c’est l’uniformité. La semaine dernière, j’ai rendu visite à Ali Alqaisi à Berlin. Il a regardé les photos et a fait remarquer que personne ne souriait.

- Milan Kundera écrit qu’en Tchécoslovaquie, on pouvait reconnaître les mouchards à leur absence de sens de l’humour.

Pinckers : Au cours d’une visite à un delphinarium, j’ai été choisi dans le public pour être ridiculisé. Une fille qui se débrouillait très bien avec un cerceau allait faire un concours avec moi. Je ne l’avais encore jamais fait. Au début, toute la salle s’est moqué de moi, mais une fois que j’eus appris le mouvement, tout le monde a commencé à applaudir en rythme pour m’encourager. Voilà ce que j’entends par cette uniformité effrayante.

- Tu veux me raconter quelque chose sur l’évolution de ton œuvre, depuis « Lotus » (2011) jusqu’à aujourd’hui ?

Pinckers : Je me rends compte de plus en plus que je recherche toujours des façons de pouvoir créer des images libres dans le contexte d’un documentaire. Je trouve l’aspect documentaire important parce qu’il crée une sorte d’interprétation concrète ou de sens de lecture pour le spectateur, grâce auquel je peux également réaliser des images abstraites qui pourraient obtenir une signification grâce à ce contexte. C’est ce que je veux faire, je crois. Les sujets me mènent à des personnes et leur espace imaginaire spécifique, que je tente d’enrichir de photos qui ne sont pas purement documentaires. Je réalise ainsi des documentaires sur des personnes qui existent réellement, mais à l’aide d’images qui sont indépendantes d’elles et témoignent d’un monde possible qui se déploie totalement dans l’imagination. C’est ce qui me passionne le plus à l’heure actuelle.

Dans Margins of Excess, par exemple, j’ai voulu faire quelque chose à propos de l’idée américaine de la liberté. En compagnie de Victoria Gonzalez Figueras, j’ai parcouru tout le pays, en essayant de faire des photos qui iraient plus loin que les clichés habituels. J’en ai souvent fait sans savoir à quoi elles pourraient servir. Mais au cours de la mise en forme de ce livre, ce qui a pris un an, des dizaines de ces photos ont reçu une fonction ou une signification dans le contexte des six récits de vie que nous avons documentés.

Il s’agit peut-être aussi d’une incertitude personnelle, où je cherche d’abord un sujet d’intérêt général pour réaliser ensuite des photos personnelles dans ce cadre. En même temps, je n’aime pas l’abstraction hermétique, insaisissable, j’aime créer des images qui fonctionnent à différents niveaux, par exemple qui sont abstraites tout en étant au service d’une histoire.

 

Lotus

Pinckers : L’idée originale de Lotus était la suivante : Quinten De Bruyn et moi-même regardions souvent le photojournalisme classique qui répond à toutes les règles : tentative de saisir « le moment décisif », éclairage parfait, cadrage parfait. En d’autres termes : des photos qu’on pouvait faire uniquement lorsque tout s’assemblait parfaitement et qui ont toujours ainsi un peu l’air de peintures, par exemple lorsque quelqu’un touche quelque chose au bon moment, avec l’éclairage correct et une jolie composition. Ce qui nous a intrigué est que ces règles ou conventions n’ont aucun rapport avec le sujet. Elles concernent davantage la photographie même et le fait de se profiler comme photographe que ce qu’on veut capturer en fait. Le désir de réaliser un objet esthétique a semblé primer tout le temps.

Voilà pourquoi nous avons voulu essayer de réaliser un documentaire photographique dans lequel nous allions parodier ces clichés ou les exagérer au point que le spectateur puisse voir que c’était fait intentionnellement, que nous l’avions cherché. Quinten et moi-même étions sur la même longueur d’onde, on pouvait vraiment jouer. Lumière de « l’heure bleue », double flash : « Regardez ! Quelqu’un touche quelque chose au juste moment ! » En même temps, nous avons donné un appareil à quelques ladyboys mêmes, pour voir ce qui se passe lorsque quelqu’un fait des photos sans volonté d’esthétisme, et où cela n’a pas d’importance s’il y a un doigt devant l’objectif ou que la photo est mal cadrée. Le but était de montrer nos photos suresthétisées à côté des instantanés banaux des gens eux-mêmes.

 

Nouveau langage pictural

Mais ce point de départ et les expériences qui en ont découlé ont débouché sur un langage pictural tout à fait inédit, qui offrait beaucoup plus de possibilités que ce que nous attendions à l’origine. Par la suite, j’ai affiné et développé encore ce langage, par exemple en présentant dans mes ouvrages des récits parallèles, qui se distinguent entre eux de façon graphique (trafic courriel, coupures de journaux, photos abstraites, images trouvées).

Comme point de départ, j’ai opposé la façon de travailler de deux photographes. D’un côté du spectre, j’ai placé Jeff Wall, qui réalise des photos totalement mises en scène dans un studio, basées sur des choses qu’il a observées. Le noyau est donc réel, mais la photo est complètement organisée. Tout est mis en scène, mais la photo semble documentaire.

De l’autre côté, j’ai placé Philip-Lorca diCorcia, qui fait l’inverse, à mon avis : il photographie des situations réelles, de véritables scènes de rue. Il ne met rien en scène, mais parce qu’il utilise une lumière de flash, ses photos semblent mises en scène et théâtrales. Les deux photographes me fascinaient et j’ai voulu absolument faire quelque chose avec cette opposition.

Je me souviens très bien du moment où la solution s’est imposée. Nous avions d’abord travaillé quatre ou cinq jours en Thaïlande, puis nous sommes revenus en Belgique. Deux mois plus tard, nous sommes retournés. Dans l’intervalle, j’avais réfléchi sans cesse à des solutions possibles. Un jour, j’ai assisté à une conférence d’Erik Eelbode à propos de l’œuvre de Dirk Braeckman. Lorsque Erik a raconté que Braeckman utilisait la boule lumineuse réfléchissante dans ses photos pour se mettre lui-même dans ces images d’une manière symbolique, Quinten et moi-même avons compris que nous devions trouver une manière de nous rendre visibles nous-mêmes dans nos images documentaires afin de rendre apparente et lisible leur subjectivité.

Nous avons trouvé ainsi une voie médiane totalement inédite entre Jeff Wall et Philip-Lorca diCorcia : travailler sur place avec des personnes qui ‘jouent’ elles-mêmes, dirigées ou non, dans des mises en scène éclairées artificiellement, où nous allions tenter de saisir des moments spontanés dans un décor théâtral. La plus grande différence résidait dans le fait que nous entendions réaliser un documentaire complet, une grande histoire, et non des images isolées. C’était un plan superbe.

Il était également important pour nous de tenter de saisir le mouvement. Car dans l’œuvre de Jeff Wall et Philip-Lorca diCorcia, on voit généralement des choses et des gens qui sont à l’arrêt, il y a peu de dynamique, sans doute parce que leur manière de mettre en scène et leurs lourdes caméras rendent le mouvement impossible.

- Comme l’infirmière qui sort d’une chambre de malade dans « Lotus », avec cette superbe perspective dans la chambre ?

Pinckers : Oui, c’étaient des choses que nous faisions répéter encore et encore, jusqu’à ce que cela réussisse. Le plus beau, c’est que nous avons eu énormément de plaisir à le faire. C’était de la pure joie de pouvoir réaliser une bonne image, de pouvoir imaginer ensemble un nouveau langage pictural en toute liberté.

Par la suite, j’ai pris conscience que nous aurions pu aller beaucoup plus loin dans la quête de l’abstraction, qu’il ne fallait pas absolument faire figurer un ladyboy sur chaque photo. Évidemment, c’est un fait que la série a été structurée de façon très cohérente autour du sujet et est ainsi devenue très prenante. À l’origine, nous voulions également construire des décors, mais nous avons abandonné ce plan dès que nous fûmes de retour en Thaïlande et avons vu qu’il y avait suffisamment de lieux existants qui avaient déjà l’air d’être des décors.

Nous avions défini pour nous-mêmes une série de règles formelles : tout devait toujours être le plus net possible d’avant en arrière. Tout devait être pris avec le flash. Toutes les lignes devaient être droites. Il devait toujours y avoir un décor avec un encadrement, de sorte qu’il pouvait encore se passer quelque chose à côté. Nous avons envisagé, discuté, examiné chaque composition à deux. Cette méthode a créé une grande cohérence.

 

Tournants

Une autre image qui s’est révélée importante est le puits éclairé de la série The Fourth Wall. Cette photo a été un tournant, parce que c’était ma première œuvre abstraite. Placer simplement une lampe dans un puits, en faire une photo, et voir ce qu’il adviendrait. C’était une approche tout à fait différente qu’auparavant, et elle a rendu possible de nombreuses choses nouvelles.

- Un autre tournant s’est présenté pendant la réalisation du livre « Margins of Excess ». Partant du désir d’affirmer quelque chose sur la culture médiatique aux Etats-Unis : idolâtrie, fausses nouvelles, représentation de l’histoire contemporaine en images, propagande de guerre, impossibilité de distinguer le vrai du faux, etc., tu as commencé à mélanger des images de toute nature, trouvées ou faites, pour donner corps à ton sujet en suscitant une confusion d’images très cohérente. Dans ce livre, la structure du récit documentaire t’a libéré, parce que pratiquement chaque image devenait utilisable, par exemple une photo de cercles noirs sur un carrefour (les traces d’un Joy rider qui font penser à une sorte de culture à la James Dean), que tu emploies dans un contexte de cercles céréaliers, de visites d’êtres extraterrestres et de manipulation de la perception par les autorités militaires.

Pinckers : La structure de Margins est différente de celle de Will They Sing Like Raindrops or Leave Me Thirsty. Cet ouvrage comporte encore beaucoup d’images qui sont ancrées dans une tentative de raconter une histoire et d’évoquer un contexte. Des photos de coins de lune de miel, de chevaux blancs, de carrosses, de décors pour fêtes de mariage, de photos échouées d’amoureux, d’une reconstitution du Taj Mahal comme hommage à un amour défunt, etc. La sculpture du vendeur de fleurs et le flacon de parfum d’amour ont été réalisés à ma demande. Leurs photos servent l’histoire à titre d’illustration.

Dans Margins, j’ai inversé ce rapport. Les seules photos qui renvoient directement au récit documentaire sont les portraits des six personnes qui se sont retrouvées sous les feux des médias pour différentes raisons. 90 % des images n’ont rien à voir avec le sujet du point de vue documentaire. Alors qu’on penserait exactement le contraire : que les figures principales sont fictives et les autres images sont documentaires, parce que ces gens font l’objet d’histoires tellement insensées. La réalité semble inventée, la fiction se fait passer pour normale.

 

The Fourth Wall

The Fourth Wall propose le sujet le plus abstrait de mes ouvrages de photos. J’entends par là qu’il n’est pas possible de photographier directement le sujet (la manière dont l’industrie du cinéma influence l’imagination des gens). Je l’ai tenté finalement en improvisant des scènes de film avec des gens que je rencontrais dans la rue. Toutes les photos ont été réalisées dans la rue, avec des gens que j’ai rencontrés, pas des acteurs. Nous avons cherché des endroits qui ressemblaient à des décors dans un studio de cinéma. En Inde, on en trouve rapidement, parce que beaucoup de choses ont l’air universelles ou ordinaires, sans ajout d’objets ou d’inscriptions « modernes » et laides. On peut trouver de nombreux recoins qui ont l’air d’un décor de film. Tout ce que vous voyez est donc vrai : de vraies personnes, des lieux vrais, de véritables improvisations. De nombreuses scènes ont d’ailleurs été dirigées par les gens eux-mêmes. En Inde, il suffit d’installer une lampe et de mettre une caméra sur un trépied pour que des gens s’approchent spontanément. Ils aiment donner un coup de main.

Un jour, nous nous trouvions à « The Gate of India », un lieu touristique de Mumbai. Nous voulions faire des photos de photographes qui font des portraits de touristes. Nous avions installé notre matériel. Soudain, nous fûmes environnés par cinquante personnes, et un garçon de quinze ans, Pankaj Choudhary, me demanda : « Excuse me Sir, are you the director ? Do you need help directing ? » Nous l’avons donc laissé diriger. D’autres personnes qui s’étaient rassemblées autour de nous ont participé spontanément. Quelqu’un est venu se placer à côté de moi avec un parasol pour m’abriter du soleil.

Dans cette série, la magie réside aussi dans le fait que ces gens pouvaient aussi adopter rapidement un rôle. Car tout ce que vous voyez est bien « réel », mais en même temps, ils jouent bien entendu un rôle : ils font l’acteur. J’ai fait cette série avec Victoria. Au début, nous avons traîné pendant des jours sur des décors de films à Bollywood, mais nous ne voyions pas comment nous pouvions échapper à une approche de l’industrie du film faite de clichés, comment nous pouvions réaliser un documentaire sans photographier des décors de films, des perchistes, des régisseurs, des figurants qui attendent, etc. Car ce que nous voulions photographier en fait, c’était l’influence de l’industrie cinématographique sur la vie quotidienne, pas l’industrie même. Nous avons voulu mettre en images la façon dont le cinéma influence le comportement et les pensées des gens.

Pendant la composition de l’ouvrage, nous avons décidé d’éliminer toutes les photos qui avaient été réalisées sur des décors de film. Il y a bien encore des photos de décors de film, naturellement, pour créer de la confusion, mais pour le reste, tout a simplement été photographié dans la rue. Du point de vue participation, cette série a été la plus agréable. Tout le monde voulait participer volontiers et sentait la joie de faire les photos. Pour eux, les scènes d’action et de combat étaient les plus amusantes. Je crois qu’on peut le percevoir dans ces photos.

- Il s’agit en fait de portraits émouvants de gens inconnus… Nous comprenons également le contraste avec les photos que tu as réalisées à domicile chez Jay J. Armes, où tout, y compris lui-même, a l’air artificiel. Lui-même ressemble à une statue de cire, ses tigres sont empaillés, son bureau a l’air du décor d’une série télévisée des années 1970. Pour le père du petit garçon qui avait soi-disant été emporté par un ballon, il reste impossible de conclure s’il a mis en scène toute cette histoire ou pas. Et pour la dame qui se serait fait passer soi-disant à tort pour une personne « noire », il s’agit d’une réalité qu’il n’est véritablement pas possible de photographier : que l’identité d’une personne n’est pas déterminée par sa couleur de peau, mais par son éducation, par ses expériences, par le « price of the ticket », comme le disait James Baldwin : le prix que vous avez payé pour votre billet.

Pinckers : Des idées de ce type étaient déjà présentes dans The Fourth Wall, mais moins élaborées. À travers tout le livre, vous trouvez des citations de journaux que vous pouvez associer librement, à votre manière, avec les images. À la fin de l’ouvrage, vous trouvez les articles complets, de sorte que vous pouvez lire l’histoire véritable. Les sujets évoqués sont un petit garçon qui s’est pendu parce qu’il croyait qu’il redeviendrait vivant « au prochain épisode », ou des gens qui regardent une poursuite véritable en voiture à grande vitesse comme s’il s’agissait d’une scène d’un film.

 

Le rapport au sujet

Pinckers : Je me suis rendu compte de plus en plus que je suis intéressé avant toute chose par la manière dont un pohotographe se positionne vis-à-vis du sujet. Si vous partez d’une approche documentaire, vous avez toujours besoin d’un sujet. Le danger existe cependant que le sujet ne domine le narratif. Par exemple, que Lotus serait purement un ouvrage sur les transsexuels, et Margins of Excess un livre sur des gens déjantés aux Etats-Unis. Je m’efforce toujours de chercher un équilibre, qui montre clairement que les photos ne servent pas seulement un sujet, mais créent aussi une sorte d’espace additionnel dans lequel je peux parler librement de la manière dont on peut approcher et donner forme à un sujet documentaire. Je veux que mes livres révèlent également quelque chose sur le statut du photographe.

Lorsque je regarde en arrière, je peux y distinguer une ligne très claire. Lotus possède un sujet clairement tactile : les transsexuels en Thaïlande, que vous pouvez reconnaître et photographier en rue. La plupart des photos comportent d’ailleurs un transsexuel.

The Fourth Wall n’a pas de sujet concret (il ne traite pas de Bollywood). Il s’agit de gens qui appréhendent la réalité comme s’il s’agissait d’un film, il ne s’agit pas d’un lieu, d’une personne ou d’un « événement » bien déterminé. Il s’agit de quelque chose d’intangible. On ne peut pas braquer la caméra là-dessus, il faut la fabriquer.

Dans Will They Sing Like Raindrops or Leave Me Thirsty, j’ai rassemblé les deux approches. D’une part, il y a les « Love Commandos » avec leurs « abris » secrets et les couples qui fuguent. C’est le sujet documentaire, comme les ladyboys dans Lotus. Mais à côté de cela, il y la donnée abstraite de l’amour et général et de sa détermination culturelle : d’une part les prescriptions contraignantes en rapport avec les mariages arrangés, et de l’autre l’approche romantique de l’amour dans les films de Bollywood. Je fais ainsi se heurter des images basées sur l’imagination et la réalité – approchée de manière documentaire – de couples qui doivent s’enfuir pour rester en vie.

Pour Margins of Excess, j’ai décidé de travailler avec six personnes différentes, de sorte que j’ai pu montrer clairement qu’il ne s’agissait pas de leur histoire personnelle, mais du thème abstrait qui relie leur histoire et des manières dont on peut donner forme à un tel thème abstrait dans un ouvrage de photos. En même temps, je crée ainsi un espace dans lequel je peux être moi-même, parce que les photos les plus libres peuvent assumer une fonction dans l’ensemble abstrait plus grand.

- En fait, tu essaies de créer un espace dans lequel tu peux être toi-même, dans lequel tu peux photographier avec la plus grande liberté.

Pinckers : C’est ce que je crois en effet. En fin de compte, le plus important n’est pas que j’aie trouvé une nouvelle forme pour réaliser des documentaires, mais bien de pouvoir être moi-même et de pouvoir donner corps à un certain « désir » ou un certain rêve qui ne peut prendre forme qu’en réalisant ces choses.

- Un rêve personnel abstrait, impossible à photographier, que tu essaie de concrétiser…

Pinckers : Sans doute comparable aux ladyboys qui veulent créer une certaine image de soi, et aux jeunes gens en Inde qui laissent leur vie amoureuse être influencée par Bollywood.

 

Mau Mau

- Ou à ton souhait de vouloir donner forme à l’histoire des Mau Mau au Kenya, dont il n’existait pas d’images qui n’aient pas été faites par les Britanniques. Ce qui t'a donné l'idée de demander à quelques anciens combattants, aujourd'hui des personnes très avancées en âge, s'ils voulaient bien rejouer certaines scènes de guerre.

Pinckers : Tous les hommes ont besoin d’images de leur passé. Au début de l’année prochaine, nous repartons à Nairobi. Sur le plan purement visuel, je recherche une forme pour montrer que mes images sont des reconstitutions. Je veux qu’il soit clair pour le spectateur que tout a été mis en scène, mais qu’il s’agit en même temps d’une reconstitution d’événements authentiques. Cette dualité doit être préservée. Je voudrais chercher une forme qui est moins théâtrale, qui fait moins penser aux tableaux vivants, comme c’est le cas des photos que j’ai déjà faites avec Michel Burger. Je trouve ces photos trop statiques, trop guindées.

- Je trouve très émouvant que les costumes des hommes soient trop grands, ce qui révèle leur âge et leur fragilité, et accroît le contraste avec les scènes représentées. On sent aussi qu’ils veulent se montrer sous leur meilleur jour, qu’ils veulent être beaux sur la photo, qu’ils veulent que tu fasses une photo dont ils peuvent être fiers.

Pinckers : Oui, mais de ce fait, les photos semblent également indignes. On dirait que je veux faire rejouer à ces vieilles personnes des scènes de leur passé d’une manière maladroite. Mais ce n’est pas l’intention. Un problème additionnel est l’esthétisation par l’éclairage artificiel. Sans lumière et avec un appareil jetable, ce serait facile, mais je ne veux pas travailler ainsi. À mon avis, on obtient ainsi une « véracité » mensongère. Mais comment faire sembler mes intentions crédibles lorsque tout a l’air aussi artificiel ?

- Tu veux dire que tu ne veux pas les rendre ridicules, que tu veux vraiment réaliser des images de leur histoire ?

Pinckers : Oui. J’entends donner à ces gens un lieu où ils peuvent se présenter de la meilleure manière possible.

- Peut-être pourrais-tu laisser les vieux Mau Maus diriger des jeunes hommes dans l’image, ce qui crée un mouvement additionnel, imprévisible, et une nouvelle couche « réelle » qui renvoie à aujourd’hui ?

Pinckers : Ce n’est pas une mauvaise idée, mais je trouverais cependant mieux si je pouvais mettre ces hommes âgés eux-mêmes en image comme des guerriers. Cela a peut-être quelque chose à voir avec le fait que je voudrais que chaque spectateur puisse s’identifier avec les personnes représentées, et pas seulement les gens qui y connaissent quelque chose en art.

- Les hommes âgés peuvent jouer les scènes tandis que deux gamins efflanqués en baskets les regardent ?

Pinckers : La dernière fois, j’ai travaillé avec une Mamiya, une caméra analogique. Mais ces choses vont tellement vite que je veux travailler cette fois avec un appareil numérique. Au début, je voulais aussi entretisser différentes couches, en partant des photos historiques que j’ai trouvées dans l’« Archive of Modern Conflict (AMC) » à Londres et qui ont tout mis en branle. Je voulais les compléter par des photos propres, des rapports historiques et militaires, des articles de presse, etc. Mais maintenant, j’aimerais laisser tomber tout ce contexte et réaliser simplement une série de neuf images où l’on rejoue certaines scènes de la lutte pour la liberté des Mau Maus, et qui pourraient former ensemble une sorte de monument qui pourrait être beaucoup plus fort que la recréation du contexte.

Dans toute mon œuvre, j’ai cherché une sorte de poésie, des images métaphoriques. Mais je n’ai pas l’impression qu’il y a de la place pour cela ici. En tout cas, je ne sens pas de nécessité d’y ajouter quelque chose de poétique.

- Rien ne t’empêche de réaliser un opuscule complémentaire dans lequel tu esquisses le contexte avec des images trouvées, des documents et des photos plus personnelles.

Pinckers : C’est exact. D’autre part, j’ai encore des doutes. Pour Margins of Excess, j’ai fait une photo de la baignoire manquante dans la salle de bains d’Ali Alqaisi, parce qu’il a des accès de panique lorsqu’il voit une baignoire (il a subi des tortures avec de l’eau). Parfois, il faut pouvoir montrer des choses qui sont absentes pour pouvoir raconter complètement une histoire.

Après avoir lu Margins of Excess, ma mère a remarqué qu’on pouvait sympathiser sans peine avec les récits des cinq premières personnes, mais que les tortures infligées à Ali Alqaisi dépassent notre capacité d’imagination. La photo de la baignoire manquante semble malgré tout leur donner une forme.

Il y a également le fait que les Kenyans que je fréquente font tout pour m’incorporer dans leur narration. Comme tu le sais, je leur ai donné de l’argent pour reconstituer un fort. Ce dernier pouvait être construit uniquement sur un campus qui appartient à la tribu Kikuyu parce que cette tribu tente de s’approprier tout le passé Mau Mau, entre autres parce qu’elle pense ainsi pouvoir prétendre à une indemnisation plus importante de la part des Britanniques. Elle espère que mes photos pourront les aider à étayer son action en justice et son « état de victime ». Il faudrait que je trouve également une solution visuelle à ces aspects.

 

Montagne de Miel, 19 octobre 2018


 

Post-scriptum daté du vendredi 1er février 2019

Aujourd’hui, j’ai rencontré à nouveau Max Pinckers. Il vient juste de revenir du Kenya, où il n’a pas fait de photos, mais des films. Ensemble, nous regardons les images superbes et émouvantes, où nous voyons une dame âgée montrer comment, il y a plus d’un demi-siècle, elle a recouvert de brindilles son petit enfant sur le bord du chemin, qui était mort pendant le travail dans le porte-bébé sur son dos, parce que les gardes britanniques l’ont obligé de l’abandonner là. Nous voyons également d’anciens guerriers, vêtus avec élégance, qui montrent comment ils ont poursuivi quelqu’un dans un bois. L’un d’eux montre comment on peut fabriquer soi-même un fusil (avec un verrou coulissant et une élastique). Trois hommes imitent un sacrifice rituel avec une chèvre vivante couchée sur le dos. Deux vieillards, qui n’ont jamais encore pris le bateau, font un tour à petite vitesse dans un petit bateau à moteur sur un lac qu’ils ont creusé eux-mêmes il y a septante ans. Le plus vieux, qui a cent ans, montre sans cesse des oiseaux, peut-être les mêmes oiseaux qui lui parlaient de liberté lorsqu’il était encore esclave. Nous voyons également des gens former un cortège en dansant lentement, en se tenant la main. À chaque fois nous touche la tendresse et l’attention respectueuse avec lesquelles Pinckers met en scène les protagonistes. Pour la première fois, nous voyons des femmes apparaître dans ce récit. Elles rayonnent la force et la détermination. On voit qu’elles ont beaucoup souffert.

Ce sont des images bouleversantes, faites simplement avec un IPhone. Pinckers n’a pas pris de photos parce que, dit-il, cela exige une autre sorte de temps. Il veut retourner une nouvelle fois plus tard, pour faire quelques photos analogues et monumentales, basées sur quelques images qu’il a filmées maintenant. Mais d’abord, il doit se rendre à Vanuatu, pour réaliser des scans en 3D sur l’adoration locale des avions. Je suis curieux.