Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Bernd Lohaus - 2006 - Au commencement était le couteau [FR, interview
, 6 p.

 

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Hans Theys

 

 

Au commencement était le couteau

Entretien avec Bernd Lohaus

 

Ein wahres Gedicht ist an die Muse gerichtetum zu verschleiern daß es an niemand gerichtet ist.

Un véritable poème est dédié à la Musepour masquer qu’il n’est adressé à personne.

(Gottfried Benn, cité de mémoire par Lohaus)

 


Au cours de mes précédents entretiens avec Bernd Lohaus, j’avais déjà été frappé par le contraste entre, d’une part, la sobriété de son travail (devenu « muet ») et, d’autre part, sa culture livresque, son érudition visuelle, ainsi que sa prédilection pour les anecdotes et les histoires. Si, aujourd’hui, je suis en visite chez lui, c’est parce que j’ai envie de prendre note de quelques-unes de ces considérations personnelles, afin que les observateurs puissent mieux comprendre comment son œuvre découle d’un travail persistant de stylisation et de quête d’une élégance compacte.

D’abord, il y a la matière et puis, il y a le verbe. Ou le couteau. Le couteau incarne la décision, la ligne, la différence, le point de vue. Ce n’est qu’avec le verbe et la lumière que naît la nuit. Avant l’arrivée du couteau, il n’y a qu’un néant amorphe. L’architrave donne une forme au néant. Le néant devient un passage. Le néant devient espace.

Au cours d’un entretien antérieur, Lohaus me parla d’une œuvre vue à Gênes et qui l’avait particulièrement frappé. Il s’agissait d’un tympan avec un bas-relief représentant le martyre de saint Laurent. Le gril sur lequel est couché le saint est entièrement taillé dans la pierre, de sorte que l’on peut voir à travers. La forme du gril est rappelée dans le motif en treillis des grandes portes disposées sous le tympan. Je demande à Lohaus si cette correspondance entre ces grilles l’avait frappé.

Bernd Lohaus : Oui, bien sûr. Tant les portes que le tympan sont d’une extrême beauté. Ils s’élancent vers le ciel. Le gril est, en outre, un bel exemple de savoir-faire artisanal. Essayez un peu de tailler des cavités carrées dans une pierre ! Je sais, certes, comment procéder : d’abord, on perce un trou au centre de la cavité à creuser, et puis on évide en allant toujours vers le trou percé. Car les morceaux ont besoin d’air pour pouvoir sauter.

- Dernièrement, tu m’avais parlé du « Saint Barthélémy » de Rembrandt. Cette œuvre est connue pour sa facture pâteuse, très frappante au niveau du front plissé du saint, notamment. Je suppose que c’est pour cela que tu te sens tellement attiré par cette œuvre, mais je n’en suis pas certain. Le couteau non plus ne doit pas te laisser indifférent. Ou encore la rencontre entre le couteau et les plis du front, comme si Rembrandt avait sculpté ou taillé cette œuvre.

Lohaus : J’ai vu cette peinture à deux reprises au musée Getty. La première chose qui frappe est que Rembrandt représente le saint comme un être humain. La personne représentée n’a rien à voir avec la représentation que nous nous faisons d’un saint. Chez Dürer et Cranach, les saints ont un air beaucoup plus saint. Et ce qui me touche là-dedans, c’est la prise de conscience que Rembrandt a dû se promener en rue et se dire tout d’un coup en voyant un homme ordinaire : « Lui, c’est un saint ». La deuxième chose qui me frappe c’est que Rembrandt va directement à l’essentiel en glissant un couteau dans la main de l’homme. Et clac ! Nous savons que le saint se fait écorcher, mais au lieu de montrer toute la scène, ou de faire figurer ses assaillants, Rembrandt met ce couteau dans la main du saint. Timothée et Brutus, eux, cachent leur couteau sous leur vêtement. Ici, le couteau est montré. C’est important.

- Ce qui te touche dans ce tableau, ce n’est pas tant l’idée que Barthélémy aurait pu être lui-même un persécuteur et qu’il n’était lui-même qu’un simple humain, mais bien que Rembrandt a concentré toute l’histoire en une seule image ?

Lohaus : Oui.

- Et qu’un couteau vient, par hasard, se mêler à cette scène ?

Lohaus : Oui. Même si c’est plus qu’un couteau. Le couteau symbolise aussi la menace pour les persécuteurs qui émane du saint. Et cette menace est incarnée par son pouvoir sur la parole. Je ne sais pas ce que l’on prétendait pouvoir reprocher à Barthélémy, mais je suppose qu’il est mort parce qu’il avait une autre arme que le couteau, à savoir la parole. Sa parole est comme un couteau. Hier, j’ai vu, par hasard, un documentaire sur la propagande nazie de Goebbels. Pas étonnant que les gens se soient fait prendre au piège, quel beau parleur ! Mackie Messer dissimule aussi son couteau : « Doch das Messer sieht man nicht ». Tu connais la version où c’est Brecht lui-même qui chante cette chanson ? Je l’ai ici sur disque. Il ne sait pas du tout chanter, mais ça vaut mieux, car ça permet de te concentrer sur le texte. C’est une démonstration parfaite de sa propre théorie sur la rupture de l’effet d’aliénation.

À propos de couteaux. Que penses-tu de ceci ?

(Lohaus montre un dessin humoristique sur lequel deux cochons, bras dessus bras dessous, font face à un comptoir de boucher et déclarent aimablement : « Wir möchten gern zusammen in eine Wurst ». En français : on aimerait bien être ensemble dans une saucisse. L’artiste s’esclaffe aussitôt : « Zusammen in eine Wurst ! Pas mal, n’est-ce pas ! »)

Je savoure ce moment unique. Je ne connais personne d’autre que lui qui rirait d’aussi bon cœur avec cette plaisanterie. Même moi, je ne pourrais jamais vraiment en rire pleinement, mais l’enthousiasme de Bernd me fait entrevoir ce qui se cache derrière cette plaisanterie. (Il m’arrive parfois de mieux comprendre l’œuvre de certains artistes après avoir découvert pourquoi certaines choses les font rire. J’en donne un exemple mystérieux dans De Ligusters op de Sagittariuspromenade, un texte sur l’œuvre de Luc Deleu.)

Sur la tablette de fenêtre derrière lui se trouvent deux biscuits cuits l’un à l’autre qui semblent s’embrasser. Ils font penser au Baiser de Brancusi, dont la duplicité enlacée rappelle les cochons enlacés qui voudraient se fondre en une seule forme, une seule poutre, une seule pierre qui n’a pas encore été clivée par Ruckriem, une seule mort, une seule terre, une seule masse originelle, une seule saucisse. L’archétype chthonien de la saucisse vit à proximité du couteau du boucher ou du sculpteur. Tout individu est une saucisse séparée. Tout moi est une aspiration à un toi, à un nous, à un tout, à un néant. Aussitôt je trouve, dans les images que nous regardons ensemble, plusieurs objets doubles ou symétriques : un masque africain symétrique et stylisé qui rappelle le visage d’Anthée dans la peinture homonyme de Parmesan, une pagaie symétrique d’Océanie et une chaise double de Gaudí.

Lohaus : C’est un meuble pour mener un dialogue, non une discussion… Un jour j’ai même vu un sarcophage pour deux. À Poitiers ou Cluny, je ne sais plus.

- Dans « Vers une architecture », Le Corbusier qualifie le gothique de solution névrotique à un problème mal posé, parce que le résultat ne débouche pas sur un volume d’une grande limpidité. Mais la transparence partielle conférée aux murs, l’élan vers le haut et surtout le positionnement extérieur des contreforts constituent, en revanche, une solution très fonctionnelle. De même que l’avènement du Jugendstil ou l’œuvre de Gaudì répondent à une fonctionnalité sculpturale. Ou non ? Je pose la question maintenant, car c’est ton admiration pour la chaise de Gaudí qui m’a inspiré cette idée. D’une première lecture de ton œuvre, je ne déduirais pas une admiration pour l’architecture soi-disant organique, mais, à vrai dire, je n’y vois pas de contradiction. Il s’agit toujours d’une fonctionnalité, d’une forme nécessaire.

Lohaus : Oui, le vrai gothique est une architecture pure. Dans le Jugendstil, rien n’est superflu. Et les cheminées de Gaudí ont un meilleur tirage que les cheminées modernistes!

- Une autre question en rapport avec ce sujet est le fait que tu as connu personnellement Dalí. Je sais que tu es allé le voir en Espagne et que tu l’as carrément apostrophé en rue. Tu lui as montré tes dessins. Est-ce que tu aimais son travail ?

Lohaus : J’avais vu de magnifiques dessins de lui à la Documenta de 1964. Lorsque Beuys m’envoya sur les routes pour aller dessiner, vivre et me reposer, j’ai alors choisi Dalí comme destination de voyage.

(J’attire son attention sur un dessin encadré de lui, qui est accroché au mur dans le salon. L’œuvre consiste en une feuille de papier qui est collée à l’aide d’un ruban adhésif brun sur une autre feuille plus grande. Le ruban adhésif couvre entièrement le bord supérieur du dessin et est donc aussi large. En fait, le dessin est en suspension, uniquement retenu par le ruban adhésif. En dessous du ruban adhésif se trouve une deuxième bande de ruban adhésif, légèrement plus courte, de sorte que l’on obtient, à gauche et à droite, une saillie. Je déclare à Lohaus que je sais qu’il considère ses sculptures en bronze, ainsi que ces dessins, comme une forme d’architecture, mais que je ne comprends ou ne vois pas tout à fait de quelle manière. Ce que je sais sur l’architecture – par exemple, qu’elle implique souvent une fascination pour des choses qui peuvent être aussi bien petites que grandes –, je n’arrive pas à l’appliquer à son œuvre.)

- J’aimerais encore revenir brièvement à l’architecture… Et plus précisément au sens que ce mot a pour toi. Lors de notre dernière rencontre, tu m’avais confié que la cavité en dessous d’une de tes sculptures en bronze te faisait penser à un bâtiment partiellement suspendu que tu avais vu à San Francisco. Dans ce dessin, je reconnais cette même cavité, ce même espace qui s’ouvre en bas grâce à la lourde fixation en forme de poutre en haut, mais je crois que malgré tout, je ne vois pas tout.

Lohaus : Ce qui importe, c’est l’agencement de la feuille et les proportions. Le lien proprement dit avec l’architecture, c’est l’architrave. Tu sais comment, dans l’Antiquité, les Grecs posaient ce type d’architrave ? D’abord, ils montaient la poutre en la faisant rouler sur un monticule de sable, bien sûr ; mais pour finaliser la mise en place, ils soulevaient l’architrave d’un côté en déposant, de l’autre côté, un énorme sac de sable, de sorte que l’extrémité de la poutre flottait quelques centimètres au-dessus du chapiteau. Ensuite, ils crevaient le sac de sable avec un couteau, de sorte qu’il se vidait petit à petit de tout son sable. Et puis, la manœuvre commençait. (Avec ses bras et son tronc, il exécute un lent mouvement de balancement dans un sens, puis dans l’autre, pour montrer comment on manipulait délicatement la poutre en pierre pour la positionner avec une grande précision sur un chapiteau.)

- C’est seulement maintenant que je vois le rapport entre tes dessins et tes sculptures aux lourdes poutres… As-tu aussi appliqué cette technique du sac de sable ?

Lohaus : Non, mais je travaille avec des boules en fer. Je dépose les poutres sur une boule afin de pouvoir les déplacer délicatement et avec précision. J’ai même une œuvre où j’ai finalement laissé la boule en place, de sorte qu’elle est devenue une partie de la sculpture. J’ai montré cette œuvre à Liège, en 1987.

- L’image du sac de sable évoque aussi la saucisse et le couteau.

Lohaus : Tu as raison. L’idée m’est venue tout en parlant de cette œuvre.

- Tu as, par ailleurs, une prédilection pour les architectures avec de petits jours qui se trouvent en hauteur. Dans ton séjour, tu as accroché une photo en noir et blanc, qui montre une vue intérieure d’une chapelle de l’architecte Peter Zumthor. On voit une cavité noire avec, dans le haut, un arc de lumière, un pont de lumière, une architrave composée de lumière.

Lohaus : Oui. Le Corbusier aussi a conçu de beaux espaces du genre. Sa plus belle réussite se trouve à Évreux, d’après moi. Mais à Ronchamp aussi, l’œuvre est très réussie. À Andorre, j’ai vu un jour une petite église romane avec une étroite fenêtre tout en hauteur, qui était coupée, exactement en deux, par une fine colonne. Unheimlich fein (extrêmement raffinée)…

(Nous nous taisons.)

Lohaus : Un mot qui compte beaucoup dans mon œuvre, c’est « frech ». Ça veut dire plus ou moins « osé », mais ça va encore un peu plus loin. Einstein qui tire la langue, c’est aussi « frech », mais, moi, je veux dire quelque chose d’encore un peu différent. Tu sens que ce que tu veux faire est osé, mais tu franchis encore un pas de plus. Tu essaies de franchir ta propre ombre. Clac ! N’est-ce pas ? Et c’est après que tu te demandes : Pourquoi pas, après tout ? Warum nicht ? On ressent cela avec les premières meules de foin de Monet, ou avec la première nature morte de l’histoire de l’art, qui date de 1470, au musée d’Unterlinden. Ou encore avec la première composition florale, d’Altdorfer, à la Pinakothek de Munich. On ressent cela aussi avec L'Annonciation de Bouts, qui se trouve au musée Getty. Cette tenture rouge, cette surface rouge : unheimlich schön (d’une extrême beauté). À gauche, tu as cette petite colonne qui coupe la fenêtre verticalement en deux et qui fait contrepoids à cette surface rouge.

Certaines œuvres me transportent. « Ich kann mich dafür begeistern » (elles me plongent dans un ravissement). Feuilles d’herbe de Walt Whitman ou encore les Cantos d’Ezra Pound. Certaines odes me ravissent complètement. Je viens d’offrir les Cantos à un ami qui a également un cancer. Le commencement d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs ! Le voyage en train et la jeune laitière qui est illuminée par le soleil. Ou encore la description des nuages de poussière sur le chemin et la couleur, en accord avec ceux-ci, du blé mûri ! Quand j’étais petit et que je devais parcourir 2,5 kilomètres pour rentrer de l’école à la maison, par des chemins en argile jaune sable, je voyais également de tels nuages de poussière… Ou cette description d’un Monet à la fin du Temps retrouvé.

- Dans le romantisme, l’artiste recherche le ravissement pour s’oublier. Dans un texte consacré à ton œuvre que tu m’as recommandé, l’auteur affirme que ton œuvre crée une absence. Tu es d’accord avec cette affirmation. Mais est-ce comparable à l’effet produit par l’œuvre de Marcel Broodthaers, d’où s’élève un silence solitaire tellement fort ou est-ce que tu l’entends au sens d’absence de l’anecdotique ou du biographique ?

Lohaus : La deuxième option. Pas d’anecdotique, ni de biographique : être pur. L’auteur de ce texte est d’ailleurs un spécialiste de l’œuvre d’On Kawara.

- Où nous n’avons affaire qu’à une apparente biographie ?

Lohaus : Oui, mais dans ses cartons, il y a toujours la gazette d’aujourd’hui. Inutile de la lire. D’un seul coup d’œil, on se rappelle l’atmosphère d’un instant précis, d’une époque précise. Mon œuvre se retire encore davantage.

- C’est justement la manière dont elle se donne à nous. Sa générosité réside dans l’absence d’emballage dans des motifs, dans la présentation de la forme brute et du matériau brut. En ce sens, elle se rapproche d’ailleurs davantage de Carl Andre, qui combine une austérité formelle semblable avec une prédilection pour les matériaux et un dialogue avec l’espace.

Lohaus : Oui, je suis du même avis.

- Donald Judd écrivait à propos de Giacometti qu’il fut un des premiers artistes à parler de l’espace environnant à travers ses sculptures.

Lohaus : Quand on pense à son Chat, cela semble effectivement vrai. Quand on le regarde de profil, on a l’impression de voir deux tréteaux sur lesquels repose un plateau qui, de profil, se présente comme une simple ligne. Je trouve cela bien formulé de la part de Judd.

(Nous nous taisons.)

Lohaus : Alors ? On l’écoute, ce Brecht ?


 

Montagne de Miel, 9 mars 2006