KUNSTENAARS / ARTISTS
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Hans Theys
Tout sur les damnés
Entretien avec Walter Swennen
Swennen me montre une peinture qu’il a finie hier. À l’avant-plan, des lettres « blanches » transparentes forment la phrase « MIN SORG ER MIN BORG », une phrase de Kierkegaard, qui veut dire : « Ma tristesse est mon château-fort ». Swennen me raconte alors que Kierkegaard dit avoir dérivé cette phrase de l’expression anglaise « My house is my castle ». Et, effectivement, le tableau représente aussi un château et une tête de serpent ou de dragon. « Ou du monstre du Loch Ness », ajoute Swennen. « C’est un tableau croûte, un tableau kitsch ». Il remarque aussi que la phrase contient deux fois le mot « min » et deux fois les lettres « org », ce qui lui donne l’apparence d’un poème concret. À côté de cette peinture se trouve une petite toile représentant un chapeau qui, grâce à son contour épais, fait penser à un ovni encerclé sur une photo. Y figure aussi le mot « Goodbye ». Swennen m’explique qu’en anglais, ce chapeau s’appelle un « pork pie hat », que Lester Young portait souvent ce chapeau et que c’est pour cette raison qu’après le décès de ce dernier, Charles Mingus lui a rendu hommage en intitulant une de ses compositions musicales Goodbye Pork Pie Hat.
Nous passons ensuite à un portrait d’homme, contenant les mots
« Avil Blue ».
Walter Swennen: Le dessin provient d’une bande dessinée. Dans les années cinquante du siècle dernier, nous étions inondés de BD de ce genre. Les parents et les éducateurs en disaient beaucoup de mal. Ils craignaient leur mauvaise influence. Le tableau est basé sur un dessin à l’encre de chine que j’ai fait à main levée, d’après une image dans une aventure de Brick Bradford. Avil Blue est l’ennemi de Brick Bradford : c’est le mauvais. Lorsque j’aidais à servir la messe, dans une église d’ailleurs assez moche, j’étais entouré de mosaïques représentant des saints. Les saints, portant des livres et d’autres attributs, étaient entourés d’ogives dorées. Leurs noms figuraient au-dessus de l’ogive, comme dans ce tableau-ci. La forme de l’ogive dans le tableau provient du dessin originel, représentant Avil Blue dans le cockpit pointu de son avion. C’est en voyant ce rapport formel que j’ai pu finir le tableau en ajoutant son nom comme, jadis, on ajoutait le nom du saint.
Nous regardons maintenant un autre tableau représentant deux « fumeurs ». Un des fumeurs a une coupe de cheveux qui me rappelle celle de Lucky Luke. Est-ce fait exprès ? Swennen me confie qu’il s’agit d’une « banane de rocker ». Il ajoute qu’à l’origine, la peinture était noire et contenait une forme qui faisait penser à un pont, peint dans un noir différent de celui du fond. Pour obtenir la peinture que nous voyons aujourd’hui, il a d’abord recouvert le tableau originel avec du blanc de zinc, puis il a dessiné au doigt la figure du fumeur de gauche dans le blanc encore mouillé. Le plan rosâtre et les coulures, au centre du tableau, ne sont apparus que plus tard, en transperçant la couche de blanc de zinc. Le dernier ajout au tableau a été la croix noire en haut à gauche. « Il manquait encore quelque chose, mais je ne savais pas quoi », explique Swennen, « alors j’ai fait une croix dessus ». On voit aussi, telle une griffure dans le blanc, la traduction chinoise des mots « Sans titre ». On notera, enfin, que les deux « cigarettes » sont peintes d’une manière différente, pour nous avertir qu’il s’agit ici d’un tableau et non d’une image.
Swennen: Je viens de lire une chose remarquable au sujet du philosophe Nicolas Malebranche (1638 – 1715) qui s’était donné comme tâche de prouver que le christianisme était la seule vraie philosophie. Pour ce faire, il a essayé d’expliquer tous les dogmes d’une façon rationnelle. Un des problèmes qui s’est posé et qui est toujours un grave problème aujourd’hui, c’est celui du Jugement dernier. Comment expliquer que certains d’entre nous vont au Ciel alors que d’autres vont en Enfer ? Comment cela est-il possible, puisque Dieu est pure miséricorde ? Malebranche explique avec finesse que le Jugement dernier, c’est le Christ qui doit s’en charger. Mais comme le Christ est en même temps Dieu et homme, son esprit est partiellement humain et donc limité. Puisqu’il est « dans le monde », il ne peut pas être omniscient. Ça veut dire qu’il doit juger chaque homme séparément, alors que son temps est limité. Il n’a donc pas le temps de penser à tout le monde. Eh bien, ceux à qui il n’a pas le temps de penser, ce sont les damnés.
- Il a bien expliqué cela.
Swennen: Oui, il n’y a rien à redire à ça. Et ça me donne vraiment envie de lire Malebranche. On a envie de savoir ce qu’il dit sur la transsubstantiation.
(Il réfléchit.) Hier, il a plu toute la journée, ce qui m’a fait remarquer que quand je regarde les murs blancs de l’école d’en face, je ne vois pas qu’il pleut. Je ne le vois que quand je regarde les fenêtres sombres.
- Le problème du temps limité du Christ, c’est aussi celui du critique d’art qui essaie de suivre ton oeuvre croissante. Les tableaux qu’elle, il ou ille n’arrive pas à expliquer à temps, ce sont les damnés.
Swennen: Ce qui me fait penser à Céline, qui disait que le commerce, c’est
le cancer du monde. À quoi je voudrais ajouter que la publicité, c’en est
la métastase. Aujourd’hui, on peut se « réinventer » ou « se réapproprier »
sa vie en décidant de boire du Coca-Cola.
- Le monde se multiplie.
Swennen: Oui, il se porte très bien.
Montagne de Miel, 29 septembre 2020