Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

KUNSTENAARS / ARTISTS

Joost Pauwaert - 2021 - Dechirer les bandelettes [FR, interview]
, 5 p.

 

 

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Hans Theys

 

Déchirer les bandelettes

Conversation avec Joost Pauwaert

 

À un jet de pierre de la ville de Gand se trouve un endroit secret, protégé par des arbres séculaires et des voies d’eau qui s’entrecroisent. Des épiciers fortunés y firent construire, au tournant du siècle passé, de somptueuses demeures où ils s’offraient du bon temps avec leur maîtresse durant les week-ends. C’est dans l’un de ces manoirs de plaisance que se trouve l’atelier de Joost Pauwaert.

Tout en cherchant ce qui pouvait servir de sonnette, je découvre, dans le parc alentour – partiellement ombragé par des érables de quinze mètres de haut — une réplique — de près de deux mètres de large — d’une lame dentelée de scie circulaire. Dans la première pièce où je pénètre, je trouve une machine à suicide : une solide construction en bois qui se compose d’une chaise, d’une transmission à pédale et d’une grande hache. Selon toute vraisemblance, une demi-rotation de pédale suffirait au passage à l’acte final, ce qui donne un aspect amusant à la machine. Un peu plus loin, je vois une calèche marathon sans roues : le harnachement en cuir noir brillant, soigneusement lustré par l’ancien propriétaire, a l’air égaré. Puis, je pénètre au cœur de l’atelier, chauffé par un bruyant brûleur au gaz tubulaire.

Sur le plan de travail, on trouve des dizaines de vieux marteaux, dont certains dotés de nouveaux manches. Sur le sol repose une lourde enclume, fixée à un ressort hélicoïdal massif à l’aide d’une large sangle de serrage. L’enclume est flanquée d’un canon : une réplique à l’échelle d’un canon six livres. Pauwaert me raconte qu’il veut réaliser une œuvre murale avec les marteaux. Quatre rangées de marteaux superposées sur un carrousel frapperaient simultanément. À l’origine, il voulait également fixer au mur l’enclume et le gros ressort, mais il craint que les murs ne soient pas suffisamment solides. « J’aimerais fabriquer une enclume volante », me confie Pauwaert. « Elle devrait reposer sur un puissant ressort que je pourrai tendre et puis lâcher. Et ensuite, je construis un énorme entonnoir pour recueillir l’enclume. » (Voir ill. p. 50-51.)

Nous marchons vers une pièce attenante. Au fond, je distingue un entonnoir métallique. Pauwaert me montre une petite enclume en étain qu’il a lui-même coulée ; il la dépose et tire avec un pistolet. Je ne vois pas bien ce qui se passe en fait, parce que je suis en train de filmer, mais, de fait, la petite enclume s’envole et retombe dans l’entonnoir. Puis, je vois deux plaques métalliques présentant au milieu un impact causé par un boulet de canon, d’un côté. De l’autre côté, je vois une élégante excroissance.

Joost Pauwaert : Je veux exposer de telles plaques comme preuve sculpturale d’un tir de canon. Mais il faut que de vrais tirs se produisent. Pour la prochaine exposition à Barbé Urbain, je voudrais déclencher en même temps deux canons placés en vis-à-vis dans l’espoir que les deux boulets se touchent. La galerie est oblongue et s’y prête très bien. Sur un côté, cependant, je dois tout de même prévoir un mur en béton de vingt centimètres d’épaisseur avec une porte en acier. Les gens pourront d’abord visiter l’exposition et l’installation. Ensuite, ils sortiront et je déclencherai alors les canons. Je suis, d’ailleurs, en train de faire des tests dans la cave afin de rendre le tir plus précis. Les boulets sont un peu plus petits que le canon, de sorte qu’ils ne restent pas coincés. Mais, de ce fait, il y a du jeu sur la trajectoire. J’envisage également de fabriquer des boulets en bronze pour qu’ils puissent se cabosser l’un l’autre. Mais d’abord, j’apprends à tirer avec plus de précision.

- D’où viennent les canons ?

Pauwaert : C’est moi qui les ai fabriqués. Les tubes de canon mêmes, je les ai fait aléser. Les boiseries proviennent d’une ancienne penderie. Les roues proviennent de la calèche marathon qui se trouve dans l’entrée. Après ma formation à l’académie, j’ai fait de la photographie de guerre, notamment en Palestine et en Chine. J’adorais cela, mais il y avait une sorte de déséquilibre entre la réalisation proprement dite des photos et toutes les tracasseries qui venaient s’y ajouter. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler pour un menuisier-ébéniste, qui m’a appris les ficelles du métier. Et d’un coup, je suis devenu un menuisier très demandé, de sorte qu’il ne me restait plus de temps pour faire de l’art. J’ai arrêté ce métier, il y a cinq ans.

- On reconnaît le métier du menuisier dans la machine à suicide.

Pauwaert : Oui, c’était ma première sculpture. J’aime tout faire moi-même. Sauf quand je n’ai pas l’outillage nécessaire, bien sûr. Je n’ai pas l’équipement nécessaire pour aléser moi-même un tube de canon. Et la lame agrandie que tu as vue à l’extérieur a été découpée avec un coupeur au plasma. Je n’en ai pas non plus dans mon atelier.

- Tu es en train de traiter la lame pour la faire rouiller ?

Pauwaert : J’ai d’abord essayé avec de l’acide nitrique, mais ça ne marche qu’une fois. Maintenant, je l’asperge avec un mélange d’acide chlorhydrique, d’eau et d’un fil de cuivre dissous. J’ai trouvé cette astuce sur Wikihow.

- La lame tournera à hauteur des yeux ?

Pauwaert : Non, plus bas. À hauteur des hanches. Et en raison du déplacement d’air provoqué, elle dansera sans doute aussi un peu.

- Tu aimes le mouvement ?

Pauwaert : Je trouve les expositions la plupart du temps terriblement barbantes. Mais, un jour, j’ai vu une exposition de Chris Burden que je trouvais réussie. De même que l’exposition de Jean Tinguely au Stedelijk Museum. Leo Copers est, lui, un artiste très particulier. Et les Beamdrops de Chris Burden. Ou son Samson : un cric géant qui est rattaché à deux poutres placées contre les parois d’un bâtiment. Chaque fois qu’un visiteur passe par un tourniquet, le cric avance d’une position. On sent que
le bâtiment pourrait craquer…

    Dans ton grand livre sur Panamarenko, tu écris que nous avons tous des bandelettes autour de la tête et que l’art parvient parfois à les déchirer. Ce passage semblait écrit pour moi.

- Est-ce que tu collectionnes des pistolets ?

Pauwaert : Non, ce pistolet-ci, je l’ai acheté parce que je veux fabriquer un flipper où l’on ne lance pas la boule avec un ressort, mais avec un pistolet. La vitrine du flipper se remplira alors de fumée.

- Tu savais que Panamarenko a aussi fabriqué un flipper ?

Pauwaert : Non. Au fait, quelles œuvres as-tu réalisées avec lui ?

- Le dernier moteur-pastille, « The Flying Jungle and Mountain Machine K2 », « Bernouilli », « Prins Misjkin », « Scotch Gambit ». J’ai également soudé le sous-marin.

Pauwaert : Ces belles soudures bien larges sont de toi ?

- Il fallait que tout soit absolument étanche. On superposait trois couches, toujours plus larges…

Pauwaert : Je vais encore faire quelques tests dans la cave tout à l’heure. Tu dois absolument vivre cette expérience ! Des nuées de poudre tellement denses que tu n’y vois plus rien, le goût du soufre et du salpêtre en bouche, les yeux qui piquent et les poumons qui chatouillent, des trous dans le mur, des débris sur le carrelage, le sol qui tremble à chaque tir. C’est cette expérience que je veux emporter à la galerie.

 

Montagne de Miel, 1er avril 2021