KUNSTENAARS / ARTISTS
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Hans Theys
Le canon volant
Conversation avec Joost Pauwaert
Joost Pauwaert affectionne les machines et les objets lourds en bois et en métal, comme les enclumes, les canons et les lames à scie géantes. Or, ces objets, il les fabrique lui-même, en partant de défis techniques qu’il se lance. Parviendra-t-il à faire balancer une lourde enclume sur un ressort ? Ou à la catapulter et à la recueillir dans un entonnoir ? Serait-il capable de fabriquer lui-même un canon ? Ou bien de faire tirer deux canons en même temps de telle sorte que les boulets de canon se rencontrent ? La poésie de ces entreprises découle de l’originalité des questionnements, qui vont au-delà des formes d’expression artistique admises. En réalité, ces questionnements précèdent ces formes d’art et nous ramènent à des temps anciens où la science et l’art étaient plus proches l’une de l’autre que de nos jours. Ou est-ce que ces entreprises mènent vers les questions fondamentales de l’art sculptural, qui ont toujours eu trait à l’équilibre, à la stabilité, à la pesanteur et à la densité ? Autrement dit, nous nous rapprochons, en l’occurrence, d’une poésie foncière, qui émane de la constitution des choses en elles-mêmes.
Ces premières lignes ont été écrites au cours de l’été dernier, sous un ciel maussade et sur des terres détrempées. Aujourd’hui, six mois plus tard, nous vivons un hiver tout aussi copieusement arrosé. Le sol s’est transformé en un marais brumeux , le transport est congestionné , les charrettes s’enlisent, la ferraille rouille et l’outil en cuir moisit. J’ouvre la très large porte en planches de bois brut en la faisant coulisser et je pénètre dans un atelier fraîchement construit sur les ruines d’une ancienne porcherie. Un poêle ancestral chauffe en son centre. Pauwaert remplit une bialetti d’eau et de café, puis coince la cafetière dans un étau d’établi et la chauffe avec un brûleur à gaz qu’il tient d’une main leste tandis qu’il me salue.
En ce moment, il travaille sur deux grands canons (des 12 livres de Gribeauval) et sur une grande catapulte au moyen de laquelle il sera capable de projeter des enclumes pesant vingt kilos. La plus grande âme en bois des tubes de canon est en cours d’usinage sur un tour. Elle servira à la fabrication des moules à fondre. Des chevrons collés l’un à l’autre sont déjà sciés en forme d’affûts ; il ne manque plus que la finition. L’arc de la catapulte se compose de la suspension en acier, découpée en morceaux, d’une calèche marathon qui plus tôt cette année avait déjà livré les roues de deux canons six livres. Les lames de l’arc sont assemblées au moyen de soudures impropres en forme d’anneaux. (Voir ill. p. 163.) Une épaisse lame de fer rougit dans le poêle. « Je veux fabriquer un traîneau qui me permettra de faire glisser l’enclume, » commente Pauwaert. Il saisit la lame dans le feu, la dépose sur une grosse enclume et plie l’extrémité en un angle de 90 degrés en frappant quelques coups.
Pauwaert : Je suis en bons termes avec le ferrailleur du coin. Je paie 60 cents le kilo. La semaine passée, j’avais besoin d’une petite chaise en métal. « Dévisse le siège de ce tracteur », me proposa-t-il.
- Dans quel matériau seront fabriqués les tubes de canon ?
Pauwaert : Chaque tube de canon pèsera 800 kilos. Un kilo de bronze coûte dix euros. Un tube reviendrait donc à 8 000 euros, rien que pour
le matériau. C’est pourquoi j’ai préféré la fonte, car elle coûte moins cher. Dans le temps on fabriquait l’artillerie de campagne en bronze. Comme le bronze était plus robuste que la fonte et qu’il se fissurait ou éclatait moins vite, on pouvait fabriquer des tubes de canon plus fins, de sorte que les pièces pesaient moins lourd et se transportaient plus facilement. Mais, de nos jours, nous utilisons de la fonte de meilleure qualité, ce qui nous permet de fabriquer des tubes aussi fins et légers que les tubes en bronze. En revanche, les canons qu’on utilisait en mer étaient en fonte, car ils pouvaient être plus lourds. Ces canons-ci seront des douze livres ; mais, en mer, ils utilisaient des canons trois à quatre fois plus grands et plus lourds. J’aimerais, un jour, construire un 32 ou même un 48 livres de ce genre.
- Comment évides-tu le tube du canon ?
Pauwaert : Avant, on alésait ces tubes, à l’eau. Il fallait plusieurs jours pour obtenir un alésage propre et régulier. Or, pour obtenir ce résultat, il faut un tour qui soit deux fois plus long que le tube à aléser. Ça fait donc cinq mètres en tout. Moi, je fabrique une âme en sable. Je la fais ensuite reposer sur quelques morceaux de fer dans le moule à fondre. C’est un travail de très grande précision, sans quoi les deux boulets ne se rencontreraient jamais.
- Tu es en train de construire un tunnel en béton à la Verbeke Foundation, dans lequel les canons tireront l’un sur l’autre. (Voir ill. pp. 32-37.)
Pauwaert : J’ai déjà réussi une fois à se faire télescoper deux boulets de canon et de filmer l’expérience. (Voir pp. 74-75.) Cette fois-ci, j’aimerais photographier la trajectoire entière des deux boulets. Les boulets de canon se déplacent à une vitesse de 200 mètres par seconde. Ils sont invisibles, sauf s’ils viennent vers toi. Sur toute la longueur du tunnel, il y aura une meurtrière horizontale, derrière laquelle des appareils photo seront disposés. J’aurai besoin de flashs spéciaux, appelés air gap ou air spark flashes, qui produiront, au moment opportun, un éclair de lumière pendant un millionième de seconde. Et pour cela, il faudra prévoir du 15 000 volts. J’hésite à les construire moi-même, car c’est dangereux. Aux États-Unis, il existe des gens qui combinent leur passion des armes avec la photographie et qui possèdent de tels équipements, mais en Europe, je ne connais personne.
- Tu es également en train de construire une catapulte pour projeter des enclumes.
Pauwaert : J’aimerais lancer une enclume à travers la vitre de la galerie, mais je ne sais pas si j’aurai l’autorisation de le faire. Chez Verbeke, j’aimerais catapulter une enclume à travers la toiture d’une serre haute d’une dizaines de mètres. Je vois déjà le verre voler en éclats, scintillant dans la lumière, tandis que l’enclume s’élève dans les airs millimètre par millimètre.
- C’est comme si tu décrivais des photos.
Pauwaert : Oui, c’est bien possible. Je le vois clairement devant moi et j’aimerais le fixer. D’ailleurs, dans le tunnel, je voudrais également placer des appareils photo derrière chaque canon. Mais, ce ne sera pas possible, bien sûr. Je vais devoir construire des périscopes.
- Tu restes un photographe.
Pauwaert : Je trouve la photographie fantastique. Mais quand j’étais plus jeune, c’était un médium sans vie pour moi. J’en avais marre de cette profusion, de cet arbitraire, de cette infinité. Mais quand je réalise des photos de mon propre travail, alors le médium redevient précis, limité et passionnant. Je crée des images uniques.
- Napoléon a utilisé des canons douze livres.
Pauwaert : Entre autres. Grâce à Gribeauval, ils ont été standardisés à partir de 1765. Avant cela, les canons étaient toujours des pièces uniques. Mais quand une roue cassait, par exemple, il fallait attendre longtemps avant de pouvoir la remplacer. Napoléon, lui, prévoyait des pièces de rechange (rires). L’écrivain français Chateaubriand raconte qu’il se trouvait sur la chaussée de Bruxelles à Gand lorsque, soudain, il entendit un orage gronder au loin. C’était la bataille de Waterloo qui démarrait. J’espère que mes canons ne feront pas trop de bruit, que le rempart en terre du tunnel absorbera suffisamment le son. Mais, je n’en sait rien. Plus tard, quand je serai célèbre en Amérique, j’aimerais faire tirer deux canons en face à face sur un lac de sel.
- Que signifie l’expression douze livres ?
Pauwaert : C’est le poids du boulet. Toutes les autres mesures du canon sont proportionnées avec précision en fonction de ce poids. C’est en fabriquant soi-même un tel canon qu’on se rend compte du nombre d’heures de travail requises pour une seule bataille. C’est vertigineux.
- Tu me disais que tu hésitais pour la couleur.
Pauwaert : Quand on observe un canon dans un musée, il est toujours de couleur chêne. Or, c’est historiquement incorrect. Jusqu’en 1760, les canons étaient rouges. Puis, au cours des trente années qui suivirent, ils ont été bleu-gris, et à partir de 1790, ils sont devenus vert olive.
- Tu ne fabriques pas les roues toi-même ?
Pauwaert : Non, je les achète. La plupart des roues ont été fabriquées vers 1900. À cette époque-là, on construisit plus de charrettes qu’avant ou même après cette période. Cela semble étrange, car il y avait déjà des trains et des péniches. Mais, en réalité, c’est à la suite de ces nouveaux transports de masse que l’on a eu besoin de beaucoup plus de charrettes puisqu’il fallait acheminer les marchandises jusqu’à leur destination finale.
- D’où tiens-tu cette fascination pour les enclumes volantes ?
Pauwaert : Elles sont lourdes, jolies et difficiles à trouver. Après la Seconde Guerre mondiale, on en trouvait partout, on les entassait. Mais, de nos jours, elles sont devenues rares. Et dans les dessins animés Looney Tunes, elles tombent souvent sur la tête de quelqu’un, parce qu’il s’agit d’objets réputés lourds. Les enclumes sont des objets lourds archétypiques qui aspirent à s’envoler dans les airs.
Montagne de Miel, 14 décembre 2021